dimanche 21 septembre 2025

Une institution sociale

La concierge est dans…
« Pluralisme, diversité, subjectivisme, relativisme — concepts récurrents dans les discours sur l’art inspirés de la philosophie analytique — sont devenus, depuis une dizaine d’années, les maîtres mots du nouveau paradigme esthétique. Leur implantation en philosophie de l’art entraîne la disqualification de notions telles que le jugement, les critères, l’évaluation, le partage de l’expérience esthétique.
Tout se passe comme si l’esthétique, la philosophie, et la philosophie politique elle-même n’avaient plus pour vocation de s’interroger sur les formes, elles aussi diverses, de contraintes et de conditionnement qu’exercent, par exemple, l’industrie culturelle, le système marchand et consumériste. L’assimilation du pluralisme culturel à la démocratie libérale est acceptée tel un postulat.
Issue de secours
La part manquante de l’image
Ce nouveau paradigme fait ainsi l’impasse sur une dialectique élémentaire qui devrait être pourtant à la base de toute réflexion sur l’organisation et le fonctionnement de la société actuelle. On peut dire, en effet, que notre système politique, économique et culturel autorise une diversification extrême des comportements, des pratiques, des conduites, des modes de vie, des expériences esthétiques et artistiques. On peut aussi reconnaître qu’il favorise le projet d’émancipation d’un individu de moins en moins soumis à des normes de pensée et goûts autoritaires et à prétention universaliste. Il entraînerait même potentiellement un accroissement de l’autonomie, une plus grande liberté des forces créatrices, un approfondissement et un enrichissement de la réflexion.
Mais, simultanément, c’est ce même système qui transforme l’individu en un serviteur docile et un consommateur passif, soumis aux stratégies et aux contraintes institutionnelles, industrielles, économiques, communicationnelles et technologiques qui, elles, s’appliquent massivement sans que l’individu en question ait son mot à dire.
En définitive, le nouveau modèle d’interprétation de l’art actuel proposée sous le slogan de “pluralisme” reproduit les mêmes insuffisances qui caractérisent les théories anglo-saxonnes, et notamment nord-américaines, qui constituent à l’origine, sa principale référence.
Vue d’en haut
Richard Shusterman, philosophe américain, qui plaide pour une esthétique pragmatiste proche de la vie quotidienne, a fort bien défini ce qu’il appelle le “trait saillant” de l’esthétique analytique, en particulier le fait qu’“elle néglige le contexte social de l’art”. Selon Shusterman, exclure tout jugement de valeur et vouloir définir l’art uniquement de façon institutionnelle est paradoxal au regard des enjeux qui concernent le statut de l’art dans le contexte social et culturel. Ces enjeux se situent en effet bien au- delà du monde de l’art : “La cécité de la philosophie analytique par rapport au contexte social à la fois de l’art, de la critique et même de sa propre théorisation esthétique […] est paradoxalement très frappante précisément dans sa tentative pour définir l’art dans les termes d’une institution sociale”. »
Dé-composition
Taille originale : 24 x 32 cm & 59,5 x 40 cm

jeudi 18 septembre 2025

Une profession qualifiée ?

« Ces images suggèrent tout ce qu’elles doivent renoncer à montrer. Nous avons l’impression que certains traits caractéristiques, qui nous sont invisibles, sont néanmoins présents, et l’artiste pourra ainsi nous montrer une jeune fille qui nous tourne le dos en dansant — image qui, aux yeux de n’importe quel artiste d’une période antérieure à l’art grec aurait paru privée de sens. Imaginez Pygmalion créant un personnage qui n’aurait d’un bras ou qu’une tête sans regard ! »
« De la même façon, ce n’est pas ma sexualité, mon lesbianisme, que ma famille a trouvé le plus rebelle, durant la plus grande partie de ma vie personne excepté ma mère n’a pris mon orientation sexuelle très au sérieux. Non, c’était ce que je pensais au sujet du travail, de l’ambition et du respect de soi. Les femmes de ma famille étaient serveuses, filles de comptoir ou ouvrières dans des blanchisseries. J’étais la seule qui ait travaillé comme bonne, une chose que je n’ai dite à personne. Cela les aurait mis en colère si elles ou eux l’avaient appris. De leur point de vue, le travail c’était le travail, quelque chose de nécessaire. Tu faisais ce que tu avais à faire pour survivre. Elles et eux ne tiraient pas autant de fierté de leur travail que de leur capacité à endurer le dur labeur et les mauvaises passes. En même temps, elles et eux maintenaient qu’il y avait certaines formes de travail, dont celui de femme de ménage, qui étaient seulement pour les Noir•e•s, pas pour les Blanc•he•s, et, alors que je ne partageais pas cette opinion, je savais qu’elle faisait intrinsèquement partie de la façon dont ma famille voyait le monde. Parfois j’avais l’impression d’être à cheval sur deux cultures sans appartenir à l’une ou à l’autre. Je serrais les dents face au racisme indiscutable de ma famille et je continuais à respecter leur patience pleine de pragmatisme. Mais de plus en plus, en vieillissant, ce que j’ai ressenti était un profond trouble de mes sentiments affectifs en raison de leur vision du monde et, graduellement, une honte qui leur a été totalement incompréhensible.
Taille originale : 24 x 32 cm & 2 fois 29,7 x 21 cm
“Tant qu’il y a des restaurants pour manger, tu peux trouver du travail”, me disaient ma mère et mes tantes. Puis elles ajoutaient : “On peut faire un petit extra avec un sourire”. Il est évident qu’il n’y avait rien de honteux derrière cela, ce sourire attendu derrière le comptoir, ce sourire triste lorsque vous n’aviez pas le loyer, ou la façon mi-provocante mi-implorante de ma mère de couvrir d’amabilités le patron du magasin pour obtenir un petit crédit. Mais je détestais ça, je détestais quelle ait à le faire, tout comme ma honte chaque fois que je le faisais moi-même. Pour moi c’était de la mendicité, une quasi-prostitution que je méprisais, alors même que je continuais à compter dessus. Après tout, j’avais besoin de l’argent.
Tourner le dos…
“Fais juste un sourire”, plaisantaient mes cousines, et je n’aimais pas ce qu’elles voulaient dire. Après mes études supérieures, lorsque j’ai commencé à subvenir à mes besoins et à étudier les théories féministes, je suis devenue plus méprisante que compréhensive à l’égard des femmes de ma famille. Je me disais que la prostitution était une profession qualifiée et que mes cousines n’étaient jamais que des amateures. Cela contenait une certaine part de vérité bien que, comme tout jugement sévère rendu de l’extérieur, il faisait l’impasse sur les conditions dans lesquelles on en était arrivées là. Les femmes de ma famille, y compris ma mère, avaient des papas-gâteau, pas des jules, des hommes qui leur glissaient de l’argent parce qu’elles en avaient terriblement besoin. De leur point de vue elles étaient gentilles avec ces hommes parce qu’ils étaient gentils avec elles, et ce n’était jamais un arrangement direct et grossier au point de mettre un prix sur leurs faveurs. Elles n’auraient d’ailleurs jamais décrit ce qu’elles faisaient comme étant de la prostitution. Rien ne les mettait plus en colère que de suggérer que les hommes qui les aidaient le faisaient uniquement pour leurs faveurs. Elles travaillaient pour vivre, juraient-elles, mais ça, c’était différent. »
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

samedi 30 août 2025

Des principes ou de la philosophie ?

Reprise en main
Taille originale : 29,7 x 42 & 21 x 29,7 cm
« Sur tous mes terrains [d’observation sociologique], j’ai recueilli des discours critiques sur le couple et ses contraintes. Mais pour les filles des classes populaires, comme c’était le cas de Marjorie, il n’était pas facile de le dire explicitement ni de le vivre ouvertement. Les transgressions effectives de la norme conjugale étaient à l’œuvre partout, mais de façon limitée, et elles n’allaient pas de soi. En revanche, la critique de la norme conjugale pouvait être formulée plus facilement sur mon troisième terrain [celui de la bourgeoisie] et même y être revendiquée, à certaines conditions.
Analogie
[Et au palier inférieur…]
Alicia (16 ans, seconde) - À chaque fois que je suis avec quelqu’un, c’est comme si j’étais moins libre. [...] J’aime bien regarder les beaux garçons - même si je leur parle pas forcément. Ça m’amuse. [...] On est parties, y a pas longtemps, à Royan [avec le centre de loisirs] : y avait plein d’autres villes, d’autres centres ; y avait beaucoup de monde, c’était bien ! [Elle rit.] — Juillet 2002
Qui est là ?
Léa (16 ans, première L) - J’ai rarement eu des histoires longues et sérieuses, tout simplement parce que je pense que j’aime pas ça, en fait. Ça colle pas avec, entre guillemets, ma philosophie. […] Je tiens énormément à ma liberté, mon indépendance. Et je dis pas que le couple est une prison, mais je le ressens un peu comme ça. Pour moi, il y a des contraintes dans tous les cas. [...] En ce moment, y a une fille dans ma classe avec qui j’ai une touche et qui me plaît. Du coup, on joue un peu. Mais en tout cas, moi, je veux pas que ça débouche sur quelque chose de sérieux, non seulement parce que je me suis rendu compte, avec Maylis [une ex], que ça me faisait chier d’être en couple, pour le moment, et en plus, parce qu’on est dans la même classe et ce, pour deux ans, et donc ce serait relou [lourd, pénible] s’il y avait des conséquences. [...] Elle est amie avec les gens de la bande qui sont dans notre classe. Et moi je suis un peu amie avec ses potes. Mais je trouve que c’est bien parce qu’il y a quand même de la distance : quand elle parle de mes amis c’est les miens, et quand je parle de ses amis, c’est les siens. Il faut pas tout mélanger. — Octobre 2017
Ni sainte, ni martyre…
Sur mon troisième terrain, l’expérimentation sexuelle des filles était plus qu’ailleurs valorisée, en tout cas dans les discussions entre filles : parler de sexe sans gêne les grandissait, faisait d’elles des femmes (libres). Mais les récits d’expérimentation sexuelle concrète étaient rares et, lorsque celle-ci semblait être vécue sans culpabilité ni regret, elle avait généralement eu lieu dans des contextes spécifiques : dans le cadre de relations entre filles qui étaient souvent conjugalisées mais pouvaient, bien plus qu’avec des garçons, donner lieu à des échanges sexuels, ponctuels ou suivis, en dehors de toute mention de couple et même de sentiments amoureux ; ou bien lors de vacances en dehors du cadre de vie et de scolarité ordinaire ; ou encore dans des configurations (très rares) d’hétérogamie, avec des garçons dont elles redoutaient moins le jugement parce qu’ils se trouvaient moins hauts qu’elles dans la hiérarchie sociale. Dans tous les cas, il était question de liberté, et c’est ce même mot qui est revenu dans les propos d’Alicia qui, comme beaucoup d’autres, avait fait l’expérience de la diminution de liberté dans l’expérience conjugale. Pour cette raison, Alicia ne courait pas après. Elle, ce qu’elle aimait, c’était regarder les beaux garçons. Surveillée dans son quartier, par les garçons et par ses copines pour qui la morale amoureuse était cruciale et se parait parfois, en particulier pour Malika, cheffe de leur bande, de quelques atours de morale religieuse, elle s’en contentait - évitant ainsi les problèmes de réputation, les problèmes amicaux mais aussi les problèmes conjugaux. Car Alicia et ses copines ne manquaient pas de “principes” - elles en parlaient beaucoup. En revanche, elles avaient moins de “philosophie” que Léa et ses copines. Les “principes” avaient à voir avec une relecture des interdits religieux adaptée aux contraintes engendrées par l’obligation de ne pas concourir à diminuer des garçons déjà diminués par le manque de perspectives et par l’expérience du racisme.
Se suspendre aux branches
La “philosophie” de la plupart des filles de la bourgeoise que j’ai rencontrées avait à voir, elle, avec un affichage du primat de l’autonomie individuelle sur la préservation du groupe et un attrait pour l’indifférenciation des genres et des sexualités, qui marquaient profondément leurs subjectivités et se faisaient marqueurs de leur supériorité sociale. C’est pourquoi Léa avait un ton revendicatif : elle avait des choses à défendre et elle disposait d’un répertoire pour le faire.
Pas d’exclusive
Mais ce n’était pas la déconstruction du couple qu’elle prônait et, de cela, il a été rarement question, y compris sur mon troisième terrain. Judith/Jules y a été la seule personne à me raconter une expérience amoureuse qui subvertissait la norme conjugale - et ne se contentait pas de la transgresser, comme le font les expérimentations sexuelles en dehors du couple ou encore l’extraconjugalité cachée (qui n’est au fond qu’une déclinaison de la norme conjugale). L’histoire de son “trouple” (relation amoureuse à trois) s’est avérée unique sur mon terrain (qui compte moins de trente personnes et ne vise aucune représentativité), mais elle n’était pas un accident et participait d’un phénomène qui n’était pas isolé - j’ai eu vent d’autres histoires de trouple, mais de manière rapportée, de la part d’autres filles. Le “couple à trois” n’est pas une nouveauté historique, mais la catégorie de trouple, contemporaine, charrie avec elle quelques spécificités. Elle circule abondamment sur Twitter et semble s’inscrire dans le sillage, plus ancien, du polyamour, avec une coloration LGBTQ+. »
Plan américain / Plan rapproché

mardi 26 août 2025

Vanité de la beauté

Petite mise à jour d’un dessin ancien
Taille originale : 36 x 27 cm

« La beauté, quelle qu'elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières ; de même la difformité produit-elle du déplaisir, en quelque sujet qu'elle se trouve, qu'il s'agisse d'un être animé ou d'un être inanimé. Si cette beauté ou cette difformité est celle de notre propre visage, de notre silhouette ou de notre personne, le plaisir ou le malaise se convertit en orgueil ou en humilité.
Mise en situation (avec extincteur)
Il semblerait bien que l'essence de la beauté réside entièrement dans son pouvoir de produire du plaisir. Tous ses effets doivent donc procéder de cette composante ; et si la beauté est aussi universellement sujet de vanité, elle le doit seulement au fait qu'elle est cause de plaisir. »
En profondeur

lundi 25 août 2025

Ses jeunes nichons

Reprise (ou Regardez bien)
« Une autre griffe, mais plus grande, blanche et jaune avec des écailles et de longs ongles de corne. Garnement de dix ans, je l’avais utilisée pour flanquer la trouille à une petite voisine de deux ans plus âgée. Une patte de poulet que j’avais chipée dans notre boucherie. Je l’avais cachée à l’intérieur de ma manche repliée et je m’étais approché de la fille, le visage tordu, grognant, éructant dans un galimatias sans nom, bavant et sortant brusquement mon nouveau membre pour attaquer ses bras et jambes pleins de taches de rousseur.
À l’endroit où la patte avait été tranchée, on pouvait même, à l’aide d’une aiguille, attraper un tendon et faire le marionnettiste en tirant sur l’aiguille pour ouvrir et fermer la griffe. La petite voisine avait d’abord été affolée, mais quand, en plus, elle avait vu ma nouvelle main se mettre à remuer, elle avait poussé de vrais hurlements.
Un ou deux ans plus tard, elle est venue dans notre garage, une demi-rue plus loin, là où tous les possesseurs de voitures du quartier louaient un box, dans un labyrinthe de chemins en gravier avec des rangées et des rangées d’abris bas en béton, tous de même grandeur, avec le même toit en panneaux ondulés roses et la même double porte branlante. Ce complexe était en fait l’entrée, l’antichambre d’un grand commerce de bois, il y flottait toujours une odeur de gazole et de bois de pin.
Dans la pénombre de notre box, la petite voisine si vite effarouchée montra ses jeunes nichons sans que j’eusse rien demandé. En fait, ce n’étaient que deux mamelons tendus, de couleur très sombre déjà, soyeux et cependant rétifs et durs, la chair autour des mamelons légèrement gonflée et blanche comme le chapeau d’un champignon fraîchement cueilli, mais avec des taches de son. “Ils vont devenir très grands plus tard, chuchota- t-elle, comme ceux de ma sœur. Tu peux sentir.”
Et j’ai tâté, honoré et émerveillé. J’ai picoté et pincé, pas au moyen d’une patte de poule morte, mais de trois doigts prudents, les miens. Les coussinets des doigts joints et disjoints faisaient comme une bouche, une petite bouche de doigts qui suçotait ses douces et sombres attentes, à gauche puis à droite. Et plus je palpais et suçotais, plus les tendres petits chapeaux de champignons aux taches de son se dressaient rebelles, et plus elle soupirait droit dans mon visage, de plus en plus près.

Une odeur que je ne connaissais pas encore, entre lait et amandes, supplanta le gazole et le bois de pin tout autour de moi. »
Complément (ou Sous l'œil des caméras)
Taille originale : 21 x 29,7 cm

jeudi 21 août 2025

Ce que signifie l'érotisme anal

Cumshot féministe ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Est-ce que vous voulez avoir raison ou est-ce que vous voulez entrer en relation ? demandent tous les thérapeutes de couples. »
Résistance féministe
« Dans la culture contemporaine “grrrl”, j’ai remarqué la montée en popularité de la phrase : “J’ai besoin de X comme j’ai besoin d’une queue dans mon cul.” Dans le sens, bien sûr, où X est précisément ce dont vous n’avez pas besoin (queue dans mon cul = trou dans ma tête = un frigo pour un esquimau, et ainsi de suite). Je suis tout à fait pour que les filles sentent avoir le droit de rejeter les pratiques sexuelles qu’elles n’apprécient pas, et Dieu sait que beaucoup de gars hétéros sont trop contents de la rentrer dans n’importe quel trou, même quand ça fait mal. Mais je m’inquiète du fait que de telles expressions soulignent davantage “l’absence continuelle d’un discours sur l’érotisme anal féminin [...] le simple fait que, depuis l’époque classique, il n'y a pas eu de discours occidental important et soutenu pour lequel l’érotisme anal féminin signifie. Signifie quoi que ce soit”.
Sedgwick a fourni un travail considérable pour faire entendre l’érotisme anal féminin (même si elle s’en tenait elle-même davantage à la fessée, ce qui n’est pas tout à fait une activité anale). Mais alors que Sedgwick (et [Susan]Fraiman) veut aménager un espace où ce dernier signifie, reste inexplorée la question de comment on le ressent. Même l’ex-ballerine Toni Bentley, qui s’est démenée pour devenir la référence culturelle en matière de sexe anal dans son livre The Surrender, ne semble pas arriver à écrire une seule phrase sur le sujet sans l’obscurcir de métaphores, de mauvais jeux de mots ou de jargon spirituel. Et Fraiman exalte l’anus féminin principalement pour ce qu’il n’est pas : le vagin (présumé cause perdue pour le sodomite).
Je ne suis pas intéressée par une herméneutique, ni par une érotique ou une poétique de mon anus. Je suis intéressée par le sexe anal. Je suis intéressée par le fait que le clitoris, déguisé en bouton secret, couvre toute la zone comme une raie manta ; impossible de dire où ses huit mille nervures commencent et finissent. Je suis intéressée par le fait que l’anus humain est une des parties les plus innervées du corps, comme Mary Roach l’a expliqué à Terry Gross dans une émission de radio qui m’a laissée perplexe alors que je ramenais Iggy [fils de la narratrice] à la maison après ses vaccins des douze mois. Je vérifiais périodiquement dans le rétroviseur qu’il ne présentait pas de signes d’affaissement neuromusculaire dus aux vaccins, pendant que Roach expliquait que l’anus a “des tonnes de nervures. Et ça s’explique par la nécessité qu’il a de différencier, par contact, le solide, le liquide et le gazeux, et d’arriver à évacuer l’un ou l’autre, ou tous. Et gloire au Ciel pour l’anus parce que, oui, soyons très reconnaissants, mesdames et messieurs, envers l’anus humain.” Ce à quoi Gross a répondu : “Prenons maintenant une courte pause, et nous en parlerons encore un peu. Vous écoutez ‘Fresh Air’.” »
Le roi assujetti…
« À notre époque trop contente de confondre la mère sodomite* et la MILF**, comment une activité sexuelle foisonnante et “perverse” pourrait-elle demeurer le signe de la radicalité ? Pourquoi ferait-on rimer “queer” et “sexualité perverse” si le monde ostensiblement hétéro ne semble avoir aucun mal à suivre le rythme ? Qui, dans le monde hétéro, à part quelques conservateurs religieux extrémistes, considère vraiment le sexe comme inextricablement lié à la fonction reproductive ? Est-ce que quelqu’un a jeté dernièrement un coup d’œil à la liste sans fin des fétiches sur les sites Internet de porno hétéro ? Est-ce que vous avez lu, comme je l’ai fait ce matin, l’histoire du procès de l’officier Gilberto Valle ? Si le queer existe pour détourner les certitudes et les pratiques sexuelles normatives, est-ce qu’une de ces certitudes ne serait pas que le sexe est le tenant-lieu universel en même temps que la finalité universelle ? Et si Beatriz [Paul B.] Preciado avait raison ? Et si nous étions entrés dans une nouvelle ère du capitalisme postfordiste, que Preciado appelle “l’ère pharmacopornographique”, et dont la ressource économique primaire ne serait rien d’autre que “les corps insatiables de la multitude — leurs queues, leurs clitoris, leurs anus, leurs hormones, leurs synapses neurosexuelles [...], notre désir, notre excitation, notre sexualité, notre séduction et notre plaisir” ? »
* Personne queer devenue mère
** Mother I’d like to fuck
Maîtrise du sujet ?

samedi 16 août 2025

Phallus indécent

La question de l’exposition
Taille originale : 29,7 x 21 & 21 x 29,7 cm
« Les mythes rappellent que la conduite de Priape contredit les usages de la bienséance. Alors même qu’on lui réserve une place dans sa cité natale, sa figure est en désaccord avec les valeurs urbaines. Ne fut-il pas jadis chassé de Lampsaque avant de s’y retrouver confiné en dieu des jardins ? Quand il surveille “la sainte Lampsaque”, on lui ordonne de cacher son phallus indécent, rappelant qu’il ne se trouve pas dans un espace dépeuplé, dans une montagne déserte.
Un fait divers : lorsque Dionysos croise dans la cité de Lampsaque ce Priape à la virilité outrepassant toute convenance, il éprouve un sentiment de honte. Comme Priape lui fait la cour, l’invite chez lui pour y passer la nuit, Dionysos se met à rire. Dans ce face-à-face, où la gêne se mêle au grotesque, Dionysos prend Apollon à témoin5.
Avant de peupler les espaces urbanisés jusqu’aux confins de l’Empire romain, Priape fait partie du paysage alexandrin6. Piquet ithyphallique, son sort est scellé : gardien rustique, taillé en un médiocre bois de figuier, Priape est un épouvantail.
En dieu qui jacasse, se répétant inlassablement dans les priapées grecques et latines où il profère des paroles insanes avec une impudence effrontée, Priape menace les passants de son “arme” aussi terrifiante que dérisoire. Son phallus est cause d’effroi et de rire. Bien qu’il soit dieu (théos), il est vilain (aiskhrós). Sa laideur lui vient de ce qu’il est une injure aux usages communs : Priape n’est pas convenable, il le sait, il le dit (éprepe me). Or, ce qui est convenable (tò prépon), ce qui est dicté par des conventions sensibles qui lient entre eux, de manière visible et invisible, les membres d’une communauté, implique un rapport contraignant à soi et à autrui. Priape paraît impuissant dans l’un et l’autre cas. Solitaire à la parole enflée, au geste incongru, il est tendu comme un automate. Rien ne peut infléchir la conduite compulsive due à son mal phallique auquel il semble soumis au point de s’en plaindre.
Si dresser la statuette de Priape fait partie des usages, l’effigie de ce petit dieu mobilise l’envers des convenances. Par son manque de réserve, dans ses discours comme dans ses postures, Priape illustre les conduites de l’excès qui dégradent la vie en société.
Adoration d'une non-vierge
Taille originale
Alors même que les composantes de la cité se transforment à l’époque hellénistique, que les institutions se modifient — mais probablement plus lentement que les historiens ont voulu le supposer —, certaines prescriptions, édictant les vertus traditionnelles du citoyen, suivent leurs cours bien au-delà du règne de Ptolémée II Philadelphe où Priape fait son apparition “officielle”. “Suivent leurs cours” ne signifie pas, même pour des codes de conduites qui se réfèrent aux représentations d’une cité idéale, qu’elles soient immobiles, sans histoire. Relisant les tragiques grecs, Platon, Aristote, Démosthène ou Cicéron, il ne faut pas opérer de réductions hâtives, ni accorder un sens immuable aux divers textes qui enjoignent la maîtrise de soi et la pudeur — sans pour autant s’interdire de prendre la mesure de ce qui persiste, bousculant quelquefois les chronologies de l’historiographie classique. Ni se priver de faire observer que certaines valeurs, sociales et esthétiques, les notions sensibles de beauté, de laideur, de modération et d’excès, ont pu former un ensemble contraignant de références politiques face auxquelles les Anciens se sont longtemps définis : pour dire comment s’y conformer ou pour dénoncer ceux qui s’en écartent.
D’une génération à l’autre, les gestes du visible accompagnent les mots de l’audible qui forgent les représentations silencieuses. Le mémorable a pu ainsi associer le “goût du beau” avec cette mesure que supposent la modestie et la “simplicité” dans la célèbre sentence de Thucydide : “Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité.”
Les coutumes, les lois civiques qui dictent la bienséance, quelle que soit la mobilité qu’il faut leur reconnaître, forment une vulgate que l’effigie de Priape ne cesse d’illustrer par défaut. Il serait illusoire d’imaginer que cet ensemble de notions communes constitue un miroir des réalités pittoresques de la vie quotidienne dans la cité. Il s’agit plutôt d’un matériau imaginaire puisant sa légitimité dans des principes où le philosophique croise le médical, le religieux, le juridique et le politique.
Les Anciens ont pu ainsi théoriser un corps viril, répondant aux exigences de la cité, incarnant la dignité de l’homme libre face à l’esclave ou au bouffon. Ceux-ci représentent une forme de la laideur dont Priape est une figure possible. Outre sa laideur, son amorphia congénitale, il est rejeté aux limites du panthéon. Il est “le dernier des dieux”, classé divus minor face à ses aînés (majores). Qu’il soit, parmi les immortels, hors « chronologie mythique », absent de la Théogonie, n’accroît en rien la dignité de son statut.
Les catégories de la laideur qui définissent Priape — notamment la difformité, la vilenie honteuse, une voix qui braille lançant des propos effrénés, l’outrance de ses postures — n’appartiennent pas de manière exclusive au dieu ithyphallique. Témoignant de diverses formes de la laideur, les sources anciennes, qui “programment” les valeurs de la cité, se retrouvent, au fil des lieux et des siècles, dans des registres différents. Ils sont à lire et à entendre dans leurs textes et contextes spécifiques. »
Abandon bibliothécaire

mercredi 13 août 2025

Un dernier remède à nos maux…

Pointer du doigt
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm
« Les dieux sont seuls à ne connaître ni la vieillesse ni la mort. Tout le reste subit les bouleversements qu’inflige le Temps souverain. Ne voit-on pas dépérir la force de la terre comme dépérit la force d’un corps ? La loyauté se meurt, la félonie grandit, et ce n’est pas le même esprit qui toujours règne entre amis, pas plus que de ville à ville. Aujourd’hui pour tels, et pour tels demain, la douceur se change en aigreur, et puis redevient amitié. De même pour Thèbes : aujourd’hui, à ton égard, règne la paix la plus sereine. Mais le Temps infini enfante à l’infini et des nuits et des jours, au cours desquels, sous un léger prétexte, on verra soudain la guerre disperser à tous les vents les assurances qui vous unissent aujourd’hui. »
La fin de l'apartheid ?
« Quiconque veut prolonger la courte durée de sa vie me paraît bien insensé, car souvent les jours, en se multipliant, ne font qu'approcher de nous les chagrins. Appelez de vos vœux une longue vie, à peine y trouverez-vous quelque charme; et quand paraît la parque, qui ne connaît ni l'hyménée, ni les chants, ni les danses, alors enfin la mort apporte un dernier remède à nos maux, en nous conduisant tous également aux enfers. Le mieux pour l'homme serait de ne pas naître; le second degré du bonheur de rentrer au plus tôt dans le néant d'où il serait sorti. En effet, sitôt qu'arrive la jeunesse apportant avec elle l'imprudence et la folie, que de travaux, que de peines viennent fondre sur elle ! Les meurtres, la discorde, les querelles, les combats et l'envie ; la vieillesse arrive enfin, la vieillesse odieuse, débile, inabordable, sans amis, et qui rassemble en elle tous les maux. »

lundi 11 août 2025

Vendre du sexe au public

L’Eldorado (Berlin)
Taille originale : 29,7 x 21 cm
[En Allemagne, après la Première Guerre mondiale], « les films prétendant s’occuper d’éducation sexuelle [versèrent] dans la description copieuse de débauches sexuelles. [Dans cette production], deux films, significativement intitulés Aus eines Mannes Mädchenjahren (Les années de jeunes filles d’un homme) et Anders als die Andern (Différent des autres) jouaient sur des tendances homosexuelles ; ils exploitaient la résonance tapageuse de la campagne du Dr Magnus Hirschfeld contre le paragraphe 175 du code pénal qui définissait le châtiment de certaines pratiques sexuelles anormales. […]
Les films sexuels témoignent des besoins primitifs qui s’élèvent dans tous les pays belligérants après une guerre. La nature elle-même pousse ces gens qui, pendant une éternité, ont affronté la mort et la destruction, reconfirmant leurs instincts vitaux violés par des excès. C’était presque un processus automatique ; l’équilibre ne pouvait être rétabli sur-le-champ. Cependant, même si les Allemands ont survécu à la boucherie uniquement pour endurer ensuite les difficultés de la guerre civile, cette mode des films sexuels ne peut être entièrement expliquée en tant que symptôme d’un relâchement soudain de la pression, pas plus qu’elle n’implique une idée révolutionnaire. Quand bien même certains affectaient d’être scandalisés par l’intolérance du code pénal, ces films n’avaient rien de commun avec la révolte d’avant-guerre contre les conventions sexuelles passées de mode, pas plus d’ailleurs qu’ils ne reflétaient les sentiments érotiques révolutionnaires qui palpitaient dans la littérature contemporaine. C’était simplement des films vulgaires pour vendre du sexe au public. Que le public les demandât indiquait plutôt une répugnance à se laisser entraîner dans des activités révolutionnaires ; autrement, l’intérêt pour le sexe aurait été absorbé par le désir d’atteindre des buts politiques. La débauche est souvent une tentative inconsciente de noyer la conscience d’une profonde frustration intérieure. Ce mécanisme psychologique semble s’être imposé à de nombreux Allemands. C’étaient comme s’ils se sentaient paralysés devant la liberté qui leur était offerte et qu’ils se jetaient instinctivement dans les plaisirs sans problème de la chair. Une aura de sadisme entourait les films sexuels.
Gemeinschaft der Eigenen
Comme il fallait s’y attendre, au succès remporté par ces films se mélangeait une opposition rigide. À Dusseldorf, le public de Vœu de chasteté alla jusqu’à lacérer l’écran ; à Baden, le procureur public saisit les copies de Prostitution d’Oswald et recommanda que ce dernier soit traduit en justice. Partout la jeunesse se trouvait en tête. Dresde manifestait contre Fräulein Mutter (Fille-mère), tandis que les boy-scouts (Wandervögel) de Leipzig publiaient un tract désapprouvant toutes les fadaises de l’écran et leurs promoteurs, parmi lesquels les acteurs et les propriétaires des salles de cinéma.
Ces croisades étaient-elles le résultat de l’austérité révolutionnaire ? Le fait que les jeunes manifestants de Dresde distribuaient des tracts antisémites révèle que cette campagne locale était une manœuvre réactionnaire pour détourner les ressentiments de la petite bourgeoisie face à l’ancienne classe dirigeante. En rendant les Juifs responsables des films sexuels, ceux qui tiraient les ficelles à Dresde pouvaient être sûrs d’influencer les couches les plus basses de la classe moyenne comme ils l’entendaient. Ces orgies et ces extravagances furent condamnées avec une indignation morale qui était encore un poison plus violent puisqu’il marquait de l’envie envers ceux qui entraient dans la vie sans hésitation. Les socialistes eux aussi attaquèrent les films sexuels. À l’Assemblée nationale et dans la plupart des Diètes, ils déclarèrent que leur volonté de socialiser et de communaliser l’industrie cinématographique servirait à mieux venir à bout des fléaux de l’écran. Mais suggérer la socialisation pour des raisons de morale conventionnelle fut un argument qui discrédita la cause qu’ils soutenaient. La cause était un changement révolutionnaire ; l’argument procédait d’un esprit philistin. Cela donnait une idée du clivage entre les convictions de bon nombre de socialistes et leurs conceptions relevant des classes moyennes.
Libération des normes ?
Le fléau fit rage en 1919 et continua. En mai 1920, l’Assemblée nationale rejeta plusieurs motions demandant la socialisation et fit simultanément passer une loi supervisant toutes les affaires cinématographiques du Reich. La censure nationale recommençait. » (1947)
Beauté urbaine

vendredi 8 août 2025

Des pervers nihilistes

Marketing TDS
taille originale : 3 fois 29,7 x 21 cm
« Pourquoi est-ce que ç’a été si long avant que je trouve quelqu’un avec qui mes perversions étaient non seulement compatibles, mais aussi parfaitement appariées ? Dès nos débuts, et maintenant encore, tu écartes mes jambes avec tes jambes, tu pousses ton pénis à l’intérieur pendant que tes doigts remplissent ma bouche. Tu fais comme si tu m’utilisais, tu montes une pièce où on ne voit que ton plaisir, mais tu t’assures vraiment que je trouve le mien. Au fond, c’est plus encore qu’un match parfait, parce qu’un match parfait implique une sorte de stase. Tandis que nous sommes toujours en mouvement, toujours en transformation. Peu importe ce que nous faisons, ç’a toujours l’air sale sans avoir l’air paresseux. Parfois les mots font partie du jeu. C’était une de nos premières nuits, je me souviens, je me tenais à côté de toi dans le studio caverneux d’une amie au quatrième étage dans Williamsburg (elle était en voyage), flambant nue, il y avait encore des ouvriers en bâtiment à l’extérieur, ceux-là construisaient une sorte de gratte-ciel luxueux de l’autre côté de la rue, leurs phares plongeant le studio dans un jeu d’ombres et de rayons orange alors que tu me demandais ce que je voulais que tu me fasses. Tout mon corps se tendait pour trouver une phrase dicible. Je savais que tu étais un animal bienveillant, mais je me sentais au pied d’une énorme montagne : toute une vie d’incapacité à affirmer ce que je voulais, à le demander. Maintenant tu te tenais là, ton visage près du mien, en attente. Ce que j’ai fini par dire, c’était peut-être Argo, mais c’est ma propre bouche qui l’a dit, et je sais dorénavant que rien ne peut remplacer ça. »
« Image fréquente : celle du vaisseau Argo (lumineux et blanc), dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme. Ce vaisseau Argo est bien utile : il fournit l’allégorie d’un objet éminemment structural, créé, non par le génie, l’inspiration, la détermination, l’évolution, mais par deux actes modestes (qui ne peuvent être saisis dans aucune mystique de la création) : la substitution (une pièce chasse l’autre, comme dans un paradigme) et la nomination (le nom n’est nullement lié à la stabilité des pièces) : à force de combiner à l'intérieur d’un même nom, il ne reste plus rien de l’origine : Argo est un objet sans autre cause que son nom, sans autre identité que sa forme. » (Roland Barthes)
« Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles”. »
Slogan

« L’homonormativité me semble être une conséquence naturelle de la décriminalisation de l’homosexualité : une fois qu’un phénomène n’est plus illicite, punissable, considéré comme une pathologie, ou utilisé comme fondement légitime d’une discrimination brutale ou d’actes de violence, il ne sera plus en mesure de représenter de la même manière ou d’agir encore comme une subversion, une sous-culture, un underground, une marge. C’est pourquoi les pervers nihilistes comme le peintre Francis Bacon sont allés jusqu’à affirmer qu’ils souhaitaient qu’il y ait toujours la peine de mort pour punir l’homosexualité, ou pourquoi des fétichistes de l’illégalité comme Bruce Benderson cherchent à avoir des aventures homosexuelles dans des pays comme la Roumanie, où on risque encore la prison pour avoir simplement dragué une personne du même sexe. “Je considère toujours l’homosexualité comme un récit d’aventure urbaine, la chance de franchir non seulement des barrières sexuelles mais aussi des barrières de classe sociale et d’âge, tout en piétinant quelques lois au passage - et tout ça pour le plaisir. Sinon, j’aimerais mieux être hétéro”, dit Benderson.
Mot d’ordre
Le contraste a de quoi décourager quand, avec un tel récit en tête, on se trouve à patauger dans les déchets dangereux pour l’environnement d’une Gay Pride, ou à entendre Chaz Bono se marrer avec David Letterman parce que la T [testostérone] aurait fait de lui un trou du cul avec sa copine vraiment casse-couilles qui voudrait encore qu’ils passent des heures en préliminaires dans le genre lesbien-féminin tant redouté. Je respecte Chaz pour plusieurs raisons, dont la moindre n’est pas qu’il soit déterminé à dire le fond de sa pensée devant un public prêt à l’injurier. Mais son appropriation enthousiaste de certains des pires stéréotypes d’hommes hétéros concernant les lesbiennes est décevante (même si elle est stratégique). (“Mission accomplie”, a répondu Letterman de façon sardonique.)
Les gens sont différents les uns des autres. Malheureusement, c’est une vérité presque toujours gommée dans le processus qui fait d’une personne un porte-parole. Vous pouvez bien continuer de dire que vous ne parlez que pour vous-même, votre seule présence dans la sphère publique amorce la fusion de plusieurs différences en une seule figure, et la pression se met à peser fort sur elle. Vous n’avez qu’à penser à la façon dont certaines personnes ont paniqué en entendant l’actrice-activiste Cynthia Nixon décrire l’expérience de sa sexualité comme “un choix”. Mais alors que Je ne peux pas changer, même si j’essayais est peut-être une formule vraie et porteuse pour certains, elle est minable pour d’autres. À un moment, il faut peut-être sortir de son trou et explorer un peu le monde. »
Accroche

dimanche 3 août 2025

Après quatre ou cinq générations

La fausse servante…
… ou le pervers puni
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Je me surprends à songer : Savoir qui a bien pu s’y coucher, sur ce sommier ? Quand ce hameau était encore habité, quand il était encore posé sur un châssis de métal ou de bois, et qu’il soutenait un matelas de laine de plus en plus tassé qu’on cardait peut-être de temps en temps, ou peut-être pas, parce que le cardeur, avec sa machine garnie de pointes opposées qui griffaient les bourrelets de laine tassée, ne montait pas jusqu’ici, il y avait trop peu de gens pour que ça vaille le déplacement... Quelque personne seule qui se couchait chaque nuit sur l’épaisseur de plus en plus réduite du matelas, durant les mois froids de l’hiver, à l'étage d’une de ces maisons qui sont désormais des ruines envahies par la végétation et où hibernent les chauves-souris, accrochées aux poutres, où autrefois ils mettaient le foin pour les bêtes qui étaient au rez-de-chaussée, dans l’étable, avec ces trois marches de pierre fendues où les vaches montaient en glissant sur leurs sabots, incitées par les cris de quelqu’un qui était derrière et leur frappait la croupe de la main et les poussait avec force pour les faire entrer. Des maisons qui n’étaient pas chauffées parce que la cheminée était en bas, et éteinte, il n’y restait à présent que quelques braises froides et noires. Ou bien quelque vieille restée seule. Ou, bien avant encore, quelque couple plus jeune. Et l’homme se couchait sur la femme, sur ce sommier-là, il entrait dans son corps à moitié endormi et engourdi par le froid, même pas lavé parce que la nuit l’eau gelait, le châle de laine sur la chemise de nuit soulevée à la hauteur des hanches, lui avec un pull de travail troué qu’il gardait même la nuit, de plus en plus rapidement dans le corps de la femme qui continuait à dormir, dont la respiration devenait parfois plus lourde, plus rauque, et on ne comprenait pas si c’était à cause du poids de l’homme sur son corps ou bien parce qu’elle ronflait, et alors le lit grinçait un peu plus fort. À la fin, tous les deux avec les couvertures tirées jusque sous le menton pour ne pas attraper froid. Et c’était comme ça toutes les nuits, toutes les nuits, tandis que quelque chose grandissait dans le noir à l’intérieur du ventre de cette femme à moitié endormie et engourdie, sur ces sommiers qui sont là désormais et servent de porte aux potagers abandonnés, quelque petit être désespéré avec sa petite queue remontait le canal vaginal pour être le premier à briser la membrane d’un des ovules qui pullulaient aveugles dans la matière aveugle de sa chair, pour donner vie à de nouveaux corps et à de nouveaux petits êtres dotés d’une queue et à de nouveaux ovules au milieu de tout ce désespoir végétal et de ce froid. Pour quelle raison ? Pourquoi ? Comme ces surgeons qu’il y a partout et qui s’élèvent le long des arbres presque à les étouffer, toujours plus haut, plus haut, qui arrivent presque avec leurs feuilles à la cime de l’arbre autour duquel ils ont poussé jusqu’à l’emprisonner. Il se passe la même chose avec les êtres de notre espèce. Toutes ces vies qui s’emprisonnent les unes dans les autres, cette création continue de colonies pour occuper des portions de plus en plus grandes de territoire en les soustrayant à d’autres. Pourquoi ? Pourquoi ? Pour perpétuer son propre ADN ? Alors que, de toute façon, après seulement quatre ou cinq générations, un battement de cils dans le temps, il ne reste plus rien du patrimoine chromosomique ni de l’ADN originel dans les nouveaux êtres qui ont pris vie, lesquels à leur tour, après quatre ou cinq générations, ne transmettront rien de leur ADN dans les nouveaux êtres à qui ils auront donné vie ! »
Qui tire la ficelle ?
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm

mardi 29 juillet 2025

Une prolifération des genres

Lutter contre les contenus « préjudiciables » ?
« La bourgeoisie culturelle est, aujourd’hui, un environnement privilégié pour la formation de pratiques corporelles et de discours sur le changement d’identification genrée, soutenue par des collectifs militants structurés depuis quelques années autour de la critique queer (dont le refus de la binarité du genre au profit d’une prolifération des genres constitue un axe central), par des pratiques culturelles subversives et festives compatibles avec d’autres pratiques propres à ce milieu social. Leurs référents ne sont pas d’abord français mais tournés vers les États-Unis et sont relayés sur les réseaux sociaux et dans des lieux de sociabilité parisiens, comme il n’en existe (à ma connaissance) ni en milieu rural ni dans les cités d’habitat social périurbaines. Le répertoire de la fille non binaire procure une échappatoire à l’alternative étroite, asphyxiante, du genre, en raison de l’émergence d’une mobilisation collective internationalisée qui, de ce fait, a tous les atours d’une avant-garde et se trouve dès lors particulièrement appropriable par ce segment de la bourgeoisie, dont une part de la reproduction sociale s’appuie sur la légitimation culturelle de nouvelles avant-gardes1. Le fait que j’ai enquêté dans ce segment de l’espace social en dernier ne permet pas de mesurer la diffusion des formes de subversion ou de contestation queer au sein des populations vivant aujourd’hui sur les lieux de mes deux premiers terrains [rural et populaire] - dont il est difficile de penser qu’ils y soient totalement étanches (à cause notamment de la puissance de diffusion, en particulier sur ce type de sujet, des réseaux sociaux dont on sait qu’ils ne sont pas utilisés seulement dans les classes dominantes) sans que l’on en sache vraiment plus pour l’instant, faute d’enquête spécifique sur ce sujet.
La fille non binaire vient compléter la galerie des filles bonshommes et autres garçons manqués, comme une possibilité d’échapper au stigmate de la pute [particulièrement répandu à l'adolescence] par le refus du grime de la-féminité mais, contrairement au garçon manqué et à la fille bonhomme, la fille non binaire n’est pas prisonnière de l’enfance : en faisant de ses traits masculins une revendication, un acte volontariste, culturel et politique, elle permettait, sur mon troisième terrain [la bourgeoisie], de mettre à distance le stigmate sans interférer avec le passage à l’âge adulte. »
1. Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979.
Un nouvel imprimatur
Reprise ancienne
Taille originale : 21 x 29,7 cm

jeudi 24 juillet 2025

célestement suavement

Homme-objet ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm ;
32 x 24 cm et 24 x 32 cm

À une petite catin qui s’était endormie
Tu es calme
Tu t’immerges au lisse
sommeil des enfants
comme dans un bain onctueux.
Et ton souffle bouge si peu
qu’on te croirait
célestement
suavement,
morte.
Pourquoi serais-tu inquiète ?
Pas plus qu’une plante
tu n’éprouves ta vie.
Pourquoi serais-tu souillée ?
tu fais ton inconscient baiser
par un prêt dédaigneux.
Pourquoi serais-tu pensante ?
Tu existes.
Et ton ventre sent bon comme un pommier d’avril.
Perspective post-coloniale ?

 

lundi 14 juillet 2025

Les préliminaires étaient lancés

Gros plan
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Au dessert, l’ambiance se détendit et Béatrice mit de la musique. Ritualités, spiritualités : on s’offrit d’abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s’adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d’heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves qu’on ne faisait qu’à condition de rester éveillés. Dans l’appartement, de moins en moins de mots se dirent. Il n’y eut bientôt plus même - entre les tintements de verres tardifs ou de vaporeux rires hissés de la rue, et dans les quelques secondes de prose impeccable qui séparaient deux chansons -, il n’y eut bientôt plus même que l’archaïque parole : souffles et lenteur, regards et frôlements, incitations suspendues, appels, contre-feux, signes celés, langages en attente du Langage ; il n’y eut bientôt plus même que les lucidités de l’ivresse. J’entendis peut-être le bris d’un verre qu’un corps - le mien ? - avait fait chuter en dansant. Ensuite, il n’y eut plus d’heures ; ce fut cela, la vraie nuit.
Ce qui devait arriver arriva alors : la maîtresse des lieux a proposé ou suggéré (à moins qu’elle n’ait exigé, je ne suis plus sûr) qu’on baise. Mais pas ici, dit-elle. Ici il y a le Christ. Venez. Et elle a tourné les talons et s’est dirigée vers la chambre. Musimbwa a fait quelques pas à sa suite, comme un chien somnambule. Je ne bougeai pas. Il s’arrêta, se retourna vers moi et devina mes intentions.
— Déconne pas, camarade. Pas maintenant. Viens. On va enfin voir la gueule de l’ange cubiste. On va lui refaire le portrait. On va enfin savoir s’il s’appelle Michel ou Djibril ou Lucifer. Un three-some fabuleux nous attend. Viens.
Je fis non de la tête, et m’assis pour signifier que c’était un refus irrévocable. Musimbwa a paru hésiter une demi-seconde, puis il m’a dit, sur un ton qui tenait à la fois du conseil et de la menace : Faye, les femmes pardonnent parfois à celui qui brusque l’occasion, jamais à celui qui la manque.
— Rocco Siffredi ?
— Non.
— Robert Mugabe.
— Non.
— Je sais : DSK !
— Bien tenté. Mais non. Talleyrand.
Interpellation
Taille originale : 29,7 x 21 cm
Il est ensuite allé vers son destin dans la chambre de Béatrice et je suis resté seul dans le salon, mollement enfoncé dans le fauteuil, ivre et légèrement triste, en pensant que je ne savais rien de Talleyrand hormis qu’il boitait comme le diable et qu’on lui prêtait beaucoup d’esprit ; quelques minutes ont ainsi passé et j’ai voulu changer d’avis et les rejoindre, mais mon orgueil me retint : c’eût été ridicule, voire honteux, de revenir sur une telle décision, une décision qui engageait mon honneur et ma parole, or celle-ci était déjà posée ; je n’ai donc pas bougé et, un instant plus tard, j’ai commencé à entendre, à intervalles réguliers, mais jamais au même moment, Béatrice soupirer et Musimbwa feuler, et j’en déduisis que les préliminaires étaient lancés, puis je n'ai plus entendu que Béatrice geindre, et ses chairs (ses puissantes cuisses, en l’occurrence) étouffer Musimbwa, qui réussissait toutefois, de temps en temps, à sortir la tête de l’étau pour remplir ses poumons d’air avant de replonger dans l’inconnu, vers les réserves liquides de Béatrice qu’il gamahuchait gourmandement, et tout cela était bien clair dans mes oreilles, sous mes yeux : leurs deux corps qui s’échauffaient, leurs respirations de plus en plus courtes et brutales, la fine sueur et les cristaux de sel sur leur peau, oui, je voyais tout cela sans le vouloir, alors j’ai dit qu’il fallait lutter, que je devais me ressaisir et penser à des choses qui m’absorberaient tellement que j’échapperais aux bruits en provenance de la chambre, résolution qui sembla avoir provoqué mes amis, car à peine avais-je commencé à chercher un sujet où j’aurais pu enfouir mon esprit que Béatrice commença à gémir et Musimbwa à haleter et le lit à grincer et les chairs à s’entrechoquer en faisant le bruit de deux babouches qu’on frappe l’une contre l'autre, et merde j’ai dit, ça commence, et à compter de cet instant j’ai essayé de me concentrer pour trouver une question qui m’aurait diverti ou fait réfléchir, mais rien ne marchait, tous les voiles dont je tentais de couvrir mon esprit se déchiraient comme du papier à cigarette par la présence bruyante de Béatrice (qui hululait désormais) et Musimbwa (qui gueulait en lingala de poétiques obscénités auxquelles je comprenais quelques mots qu’il m’avait appris : Nkolo, pambola bord oyo. Yango ne mutu eko sunga mokili...) ; en tout cas ils sont bien lancés, me disais-je, ils ont un bon rythme, pas monotone du tout, varié tout en restant accessible, mais il faut que tu te reprennes, Diégane, il faut que t’arraches ton esprit à tout ça, essaie de lire par exemple, rentre dans un livre, tiens, et là j’ai eu la tentation d’ouvrir Le Labyrinthe de l’inhumain pour m’y perdre, c’est-à-dire m’y abriter, mais je me suis ravisé car je savais que c’était peine perdue : je n’arriverais pas à lire avec ce bruit, d’autant plus qu’il ne s’amenuisait pas, il gagnait au contraire en intensité : le bruit de l’amour physique, la cantilène des corps jeunes et vigoureux, la vrombissante salle des machines de la baise radicale, et je l’entendais, ce bruit, je l’entendais pour sûr, Béatrice qui barrissait et Musimbwa qui glapissait, Bomanga, Béa, Bomanga, et moi qui regrettais d’être ainsi, toujours trop timide, trop compliqué, trop retenu, trop détaché, trop cérébral, trop Edmond Teste, trop enfoncé dans une fière et bête solitude,
Projection
j’ai donc fermé les yeux, décidé à subir ma souffrance, résigné à attendre que ça passe et finisse, car tout finit par passer, tout fuit, tout s’en va, tout s’écoule, 𝝅𝜶𝝊𝝉𝜶 𝝆𝜺𝜾, a dit le sage Héraclite, alors soit, me dis-je, fermons les yeux et attendons que panta rhei, mais aussitôt m’étais-je retiré sous mes paupières comme un enfant sous sa couette qu’une idée, ou plutôt une envie, puissante, me vint : il fallait que je les tue, il fallait que j’entre dans la chambre armé d’un couteau et que j’enfonce la lame dans ce corps, car il n’y avait de toute évidence plus qu’un seul corps dans la chambre, réunifié par le grand désir dont j’étais exclu et qu’il fallait donc que je crève, avec méthode et patience et précision, comme un assassin professionnel, là dans le cœur, là dans le ventre, là dans l’aorte, et de nouveau dans le cœur pour être bien sûr que cette saloperie tenace qui fait tant de mal aux hommes cesse de puiser, puis dans le sexe, et au flanc aussi ; bien sûr j’éviterais de toucher au visage car le visage est un territoire sacré, un temple qu’aucune violence ne doit profaner, le Visage est le signe de l’Autre, l’image de son interpellation souffrante lancée, à travers moi, à toute l’Humanité, j’ai un peu lu Levinas à une époque, mais je frapperais ce corps partout ailleurs jusqu’à ce qu’il arrête de jouir ou jouisse vers la mort, dans les transports suprêmes de l’épectase ; voilà l’envie que j’avais pour me délivrer du bruit qui me torturait — Béatrice mugissait et Musimbwa mugissait aussi — et, justement, voyez comment la providence divine pourvoyait à mes lugubres desseins, il y avait un gros couteau qui traînait sur la crédence de la cuisine, il me suffisait de m’en emparer pour reprendre le contrôle des choses, et je commençai à sourire à l’idée de ce qui allait se passer, j’élaborai de complexes scénarios macabres dignes du meilleur fait divers, mais alors, au moment même où je m’apprêtais à me lever pour aller prendre mon arme, j’ai senti une présence proche, vivante ; je rouvris les yeux et vis devant moi Jésus-Christ qui bougeait sur la grande croix fixée au mur et, par réflexe, même si je ne suis pas chrétien, même si je suis un pur animiste sérère qui croit d’abord aux Pangols et à Roog Sèn (Yirmi inn Roog u Yàl !), je me suis signé et j’ai attendu, je n’avais étrangement pas peur, j’étais simplement un peu surpris, mais je croyais aux apparitions et à la manifestation physique de la transcendance, alors j’ai attendu que Jésus finisse de se déclouer et de descendre de sa croix, ce qu’il fit avec beaucoup d’élégance et d’agilité vu les circonstances, après quoi il s’assit sur le canapé qui me faisait face, releva le diadème d’épines ensanglantées qui lui tombait sur les paupières, et jeta sur moi son regard doux et bleu, havre où je me suis aussitôt réfugié ; cependant la tête du lit cognait avec fureur contre un mur, To liama ti nzala ésila, Nzoto na yo na yanga, etutana moto epela, maman, mais je n’y accordais plus d’importance, car seul comptait celui qui était là, et sans ouvrir la bouche il m’a parlé, il m’a parlé par la vox cordis et cela me consolait de toute la misère de l’âme, renvoyait au néant mes pulsions de meurtre, ma détresse, ma minable petite jalousie, ma solitude ; c’étaient des phrases simples mais profondes dont lui seul avait le secret, et je les ai écoutées malgré les cris que cadençaient les claques d’une fessée, j’ai écouté le Christ et profité de son enseignement, de ses paraboles que tout écrivain eût aimé écrire ; il a parlé longtemps puis il s’est tu et on a tous deux pris des nouvelles de la chambre, le point d’orgue semblait proche et on n’arrivait plus à distinguer qui faisait quoi dans le concert aigu des hurlements, j’ai regardé Jésus et, une demi-seconde, j’ai cru voir dans son regard l’envie d’aller lui aussi dans la chambre, mais j’ai dû rêver ou être possédé par le diable pendant cette demi-seconde, d’autant que le Fils de l’Homme a dit dans la tierce suivante qu’il devait partir, que d’autres âmes égarées requéraient sa présence ; il s’est donc levé, sa lumière divine m’a ébloui, je lui ai demandé s’il avait besoin d’aide pour retourner sur la croix qu’il occupe depuis deux mille ans, je proposai de lui faire la courte échelle par exemple, mais il a ri (que le rire du Christ est balsamique et bon) et il a dit : Je crois que je peux y arriver, et en effet il y arriva, il parvint à se recrucifier seul, qu’on ne me demande pas comment mais il a fait ça, je l’ignore, après tout il est capable d’étonnantes choses, en tout cas il s’est recloué sous mes yeux et, au moment même où Béatrice et Musimbwa atteignaient le sommet dans un tonnerre déchaîné, le Christ, avant que son visage ne retourne à son expression douloureuse, passionnée et doublement millénaire, m’a regardé et m’a dit (cette fois il a ouvert la bouche) : Je l’aurais refait.
«Le masochiste partage la jouissance de la fureur exercée contre sa personne…»
Sur ces mots sublimes, sans même me laisser le temps de lui poser d’autres questions (j’aurais bien aimé qu’il me donne des précisions sur l’art de la transsubstantiation, par exemple, ou qu’il me décrive la vue au sommet du Golgotha), il est reparti, et l’appartement fut plongé dans un horrible vide, l’angoissant vide du monde que venait de quitter Dieu. Combien de temps s’est-il écoulé pendant sa visite ? Il m’est impossible de le dire, comme j’étais incapable de savoir la durée de ma silencieuse immobilité dans le fauteuil après son départ. Plus aucun bruit n’arrivait de la chambre. Le corps était peut-être déjà endormi. Ou mort. On verra, j’ai dit. Puis je me suis levé, j’ai pris Le Labyrinthe de l’inhumain et je suis rentré chez moi. »
Plan d’ensemble
Taille originale : 24 x 32 cm