jeudi 6 novembre 2025

L'expérience intime du sexe

Dissident languages that challenge the eroticization to which the non-binary body is subjected by the binary gaze and desire
« En résumé, depuis l’affaire Le Marcis jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, on voit se développer, à propos du sexe mal décidé, une analyse qui n’est plus celle du mélange monstrueux. La question de l’un et l’autre sexe se subordonne à la question de l’un ou l’autre : quel est finalement le sexe de l’individu, sexe premier et dernier par rapport auquel les éléments de l’autre, ou les ressemblances avec l’autre seront autant de malformations ? Sans doute l’indécision peut demeurer, soit qu’on n’arrive pas à découvrir le secret, soit qu’il faille attendre l’épreuve décisive de la puberté, soit peut-être encore que la nature se soit arrêtée dans les chemins de la formation. Mais ce que la théorie rejette — et que l’expérience écarte avec une certaine prudence — c’est la coexistence des deux sexes, leur “accolement” qui répercuterait dans la descendance d’abominables conjonctions. Il n’y a pas de dyarchie des sexes. Un sexe et un seul, au plus, peut régner — quitte même à n’avoir même pas réussi à établir sa domination. Ou encore : la loi naturelle et fondamentale “du” sexe (entendu en général au sens de principe de reproduction sexuée), c’est qu’il y ait deux sexes, mais un seul à la fois en chaque individu. “Le” sexe veut qu’il y ait “un” sexe; et que l’existence individuelle soit corrélative de l’appartenance à l’un des deux sexes.
Milieu inhospitalier ?
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm
Mais ce principe, que la médecine du XVIIIe siècle reconnaît avec les naturalistes, a pour corrélatif la mise en place d’une “sexualité” : ensemble organique d’éléments, de formes et de fonctions ; mais ensemble également de sensibilités, d’impressions, de penchants, de mouvements du corps et d’affections de l’âme. Dans son organisation, cette sexualité relève toujours d’un sexe ou de l’autre. Elle en est la manifestation, l’instrumentation physique, la poussée dans l’âme et le corps, l’expérience intime. Ce qu’on “sait” du sexe — ce qu’en sait le sujet lui-même et ce que peuvent en savoir les autres. Et c’est dans cette sexualité que peut se produire le trouble. Trouble qui a toujours deux aspects : l’un, c’est la “non-conformité” de la sexualité au sexe caché ou à venir qu’elle aurait dû manifester et servir, — une sorte de désobéissance, qui peut prendre l’allure d’organes inadéquats, d’éléments supplémentaires ou en défaut, d’expressions paradoxales, d’appétits mal ajustés ; l’autre, c’est “l’erreur”, car toutes ces malformations et déformations ont l’aspect de l’autre sexe ou de l’indécision entre les deux sexes, comme si la nature s’était “trompée” en donnant à un sexe une partie de la sexualité de l’autre. Et cette “erreur” a ceci qu’elle trompe en effet les observateurs et jusqu’à l’individu lui-même dont la “sexualité” réelle peut lui faire illusion quant à son sexe vrai. Et si on ajoute à cela les “tromperies” supplémentaires auxquelles peuvent donner lieu soit l’ignorance des médecins soit les ruses du libertinage, on voit dans quel labyrinthe de vérités et d’erreurs peuvent introduire les jeux d’une sexualité complexe, fragile et rétive au sexe qui devrait la dominer.
Telle est, en effet, dans ce cas, la difficulté singulière qu’on ne trouve pas à propos des autres défauts physiques. L’écart y prend la forme du passage à l’autre ; en déviant, la nature se déguise ; il y a, dans ces déformations du sexe, quelque chose de la supercherie. Et si, pendant longtemps, la sodomie a hanté la condamnation de l’hermaphrodisme, les équivoques du travesti, au XVIIIe siècle, relaient cette vieille peur, et, sans l’effacer, lui donnent une forme plus diffuse et plus trouble. À la couture de l’imaginaire et du réel, on cherchait l’hermaphrodite du côté du magicien qui mêlait les deux sexes comme on supposait qu’il mêlait le ciel et la terre, Satan et l’Ange, la toute-puissance et la malfaisance, ou qu’il faisait avec du métal de l’or. On le verra plutôt sous les traits ambigus du personnage secret, du voyageur déguisé, diplomate et espion, soldat et courtisan, échangeant selon les besoins ou les envies les habits d’un abbé contre les robes de la femme galante. Il n’est plus nécessaire d’invoquer la transgression majeure des lois fondamentales de la nature ; il suffit d’une inattention de celle-ci, d’un relâchement de ses mécanismes, pour que s’ouvre la possibilité de formes qui abusent, d’illusions naturelles, d’erreurs presque inévitables, d’ignorances qu’il faudrait dissiper, de complaisances aussi et d’immoralité. L’analyse qui était autrefois centrée sur deux questions (quel sexe ? et quel acte ?) s’ouvre sur toute une dimension intermédiaire en quelque sorte entre le sexe identificateur et l’acte de conjonction ; celle d’une sexualité où les éléments du masculin et du féminin se combinent et interfèrent avec une tout autre complexité.
Prolongement
À noter : cette dimension de la sexualité, ce n’est pas à propos des hommes qu’elle a été dégagée du XVIIe au XVIIIe siècle et mise en place à la fois comme domaine de connaissance, et lieu d’intervention ; car pour l’homme, justement, son sexe est le sexe par excellence ; et il trouve dans l’acte de conjonction légitime sa fonction, son but et son accomplissement. Et la sexualité, comme dimension intermédiaire et relativement autonome, ne pourra apparaître que chez ceux en qui ne joue pas de façon exhaustive la détermination du sexe. Soit que leur sexe ne constitue pas le sexe — et ce sont les femmes. Soit que leur sexe ne soit pas encore capable du seul acte légitime qui l’accomplit — et ce sont les enfants. Soit que leur sexe soit indécis et que leur corps, leurs manières d’être, leurs sensations et leurs penchants échappent à l’identité de leur sexe — et ce sont les hermaphrodites. Les hommes ont essentiellement un sexe (le sexe), femmes, enfants, hermaphrodites ont une sexualité qui a à être recherchée ; à attendre, à retrouver le sexe par rapport auquel ils sont en insuffisance, en défaut, en incertitude. L’homme est sujet de droit dans l’ordre impératif du sexe ; les femmes, les enfants, les hermaphrodites sont porteurs d’une sexualité dans l’ordre fragile de la nature. »
Mettre à l’ombre ?

samedi 4 octobre 2025

Les contours corporels

La traversée des genres
Taille originale : 42 x 29,7 cm
« Si le corps est une synecdoque pour le système social en tant que tel, ou un lieu où convergent des systèmes ouverts, alors tout ce qui est perméable sans être régulé devient un lieu de pollution et de danger. Puisque le sexe anal et oral entre hommes instaure clairement certaines formes de perméabilités corporelles non admises par l’ordre hégémonique, l’homosexualité masculine constituerait un lieu de danger et de pollution avant que le sida n’entre dans la culture et indépendamment de lui. De la même manière, le statut “pollué” des lesbiennes, indépendamment de leur moindre chance de contracter le virus, fait ressortir les dangers de leurs échanges corporels. De manière significative, être “hors” de l’ordre hégémonique ne signifie pas être “dans” un état de nature, sale et désordonné. Paradoxalement, dans l’économie homophobe de la signification, l’homosexualité n’est le plus souvent ni civilisée ni naturelle.
« Une frontière variable, une surface perméable »
La construction de contours corporels stables dépend de points fixes de perméabilité et d’imperméabilité corporelles. Les pratiques sexuelles qui, dans des contextes tant homosexuels qu’hétérosexuels, ouvrent des surfaces et des orifices à la signification érotique ou en ferment d’autres, réinscrivent les frontières du corps le long de nouvelles lignes culturelles. Le sexe anal entre hommes en est un exemple, comme le remembrement du corps dans Le Corps lesbien de Wittig. Douglas fait allusion “à un type de pollution sexuelle qui traduit le désir de conserver le corps (physique et social) intact”, suggérant que “le” corps est une idée naturalisée, découlant elle-même des tabous qui rendent ce corps fini en vertu de ses frontières stables. De plus, les rites de passage gouvernant les différents orifices corporels présupposent une construction hétérosexuelle d’échanges, de positions et de possibilités érotiques genrées. Lorsque de tels échanges sont déréglés, les frontières déterminant précisément ce qu’est un corps s’en trouvent déstabilisées. En réalité, l’analyse critique retraçant les pratiques régulatrices par lesquelles les contours corporels sont construits constitue précisément la généalogie du “corps” dans sa finitude, ce qui donnerait un tour encore plus radical à la théorie de Foucault. »

jeudi 2 octobre 2025

La proximité du membre de l'inconnu

Tre studi della testa di una donna e uno studio della mano
« Dans la première année de leur liaison, Tereza criait pendant l’amour, et ce cri, comme je l’ai dit, cherchait à aveugler et assourdir les sens. Ensuite, elle criait moins, mais son âme était toujours aveuglée par l’amour et ne voyait rien. Quand elle avait couché avec l’ingénieur, l’absence d’amour avait enfin rendu la vue à son âme. Elle était retournée au sauna et elle était de nouveau devant le miroir. Elle se regardait et revoyait en pensée la scène d’amour chez l’ingénieur. Ce qu’elle se rappelait, ce n’était pas l’amant. À vrai dire, elle n’aurait même pas pu le décrire, peut-être n’avait-elle même pas remarqué de quoi il avait l’air tout nu.
Après l'incendie
Ce dont elle se souvenait (et ce qu’elle regardait maintenant avec excitation devant le miroir) c’était de son propre corps ; sa toison et la tache ronde juste au-dessus. Cette tache, qui n’avait été jusqu’ici pour elle qu’un simple défaut cutané, s’était gravée dans sa mémoire. Elle voulait la voir et la revoir dans l’incroyable proximité du membre de l’inconnu.
Taille originale : carton 29,7 x 21 cm
sur une feuille 29,7 x 40 cm
& 21 x 29,7 cm
Je ne peux que le souligner encore une fois : elle n’avait pas envie de voir le sexe de l’inconnu. Elle voulait voir, à proximité de ce sexe, son propre pubis.
Elle ne désirait pas le corps de l’autre. Elle désirait son propre corps, soudain révélé, d’autant plus excitant qu’il était plus proche et plus étranger.
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm
Elle regarde son corps couvert des fines gouttelettes de la douche et songe que l’ingénieur va passer au bar d’un jour à l’autre. Elle a envie qu’il vienne, qu’il l’invite ! Elle en a immensément envie ! »
Tableau invisible

lundi 29 septembre 2025

Dire des trucs cochons

Three Studies of Cumshots
« Écrire là-dessus, ai-je pensé, comment puis-je écrire là-dessus ? Cunnilingus. Soixante-neuf. Descendre à la cave. Broute-minou. Tous les mots que je connaissais concernant cet acte résonnaient dans ma tête. Je me rappelais une discussion passionnée, il y a un peu plus d’un an de cela, avec ma copine lorsque j’avais glissé le long de son ventre doux de façon à enfouir mon visage entre ses cuisses.
“Donne-toi, lui avais-je murmuré, mais j’avais glapi lorsqu’elle m’avait remonté par les cheveux.
— Je déteste ça, avait-elle sifflé. C’est ce qu’ils croient qu’on fait.” Son ils était perçant et méprisant, évoquant chaque homme qui s’était branlé en pensant à des images de gouines léchant goulûment des clitos durcis. Blessée et frustrée, j’avais rétorqué que je n’étais pas un homme et que je désirais le faire. C’était devenu une vraie question, débattue dans notre groupe de conscience. Le tribadisme, le sexe buccal, le doigter. Nulle n’admettait utiliser des godemichés, ou vouloir être attachée, être pénétrée, dire des trucs cochons — tous ces trucs de mecs. Le sexe était important, sérieux, c’était un terrain de lutte. Ma copine voulait que l’on pratique le tribadisme, que l’on se regarde bien dans les yeux et jouisse simultanément. Égalitaire, de sexe féminin, féministe, révolutionnaire. Étaient-ce des euphémismes ? Des euphémismes pour dire Je ne peux pas jouir comme ça.
Différence et répétition
« Un concept de la répétition implique une répétition qui n’est pas seulement celle d’une même chose ou d’un même élément. Les choses ou les éléments supposent une répétition plus profonde, rythmique. L’art n’est-il pas à la recherche de cette répétition paradoxale, mais aussi la pensée (Kierkegaard, Nietzsche, Péguy) ? »
Taille originale : 3 fois 21 x 29,7 cm
J’ai repensé à toute la pornographie que j’avais lue. Un langage de mâle. La baise. J’aimais le sexe bucco-génital comme un don de soi, après avoir baisé énergiquement, après avoir joui et l’avoir fait jouir. Après ça, titiller un clito si gonflé que mon toucher est presque déchirant, écouter ses gémissements et ses pleurs au-dessus de moi, ou réaliser cet acte d’abandon alors que son poing s’emmêle dans mes cheveux, me tenant douloureusement, me demandant de continuer à travailler cette chose, tous les muscles de mon corps tendus jusqu’à ce que ma nuque et mon dos me fassent mal et que je puisse à peine continuer, la suivant dans tous ses instants, dans toutes ses demandes avides, jouissant moi-même au moment où elle jouit, libérée du tourment, orgasmant sur le supplice et sa réalisation.
Je ne pouvais pas écrire ça ! »
Rappel écologique

dimanche 21 septembre 2025

Une institution sociale

La concierge est dans…
« Pluralisme, diversité, subjectivisme, relativisme — concepts récurrents dans les discours sur l’art inspirés de la philosophie analytique — sont devenus, depuis une dizaine d’années, les maîtres mots du nouveau paradigme esthétique. Leur implantation en philosophie de l’art entraîne la disqualification de notions telles que le jugement, les critères, l’évaluation, le partage de l’expérience esthétique.
Tout se passe comme si l’esthétique, la philosophie, et la philosophie politique elle-même n’avaient plus pour vocation de s’interroger sur les formes, elles aussi diverses, de contraintes et de conditionnement qu’exercent, par exemple, l’industrie culturelle, le système marchand et consumériste. L’assimilation du pluralisme culturel à la démocratie libérale est acceptée tel un postulat.
Issue de secours
La part manquante de l’image
Ce nouveau paradigme fait ainsi l’impasse sur une dialectique élémentaire qui devrait être pourtant à la base de toute réflexion sur l’organisation et le fonctionnement de la société actuelle. On peut dire, en effet, que notre système politique, économique et culturel autorise une diversification extrême des comportements, des pratiques, des conduites, des modes de vie, des expériences esthétiques et artistiques. On peut aussi reconnaître qu’il favorise le projet d’émancipation d’un individu de moins en moins soumis à des normes de pensée et goûts autoritaires et à prétention universaliste. Il entraînerait même potentiellement un accroissement de l’autonomie, une plus grande liberté des forces créatrices, un approfondissement et un enrichissement de la réflexion.
Mais, simultanément, c’est ce même système qui transforme l’individu en un serviteur docile et un consommateur passif, soumis aux stratégies et aux contraintes institutionnelles, industrielles, économiques, communicationnelles et technologiques qui, elles, s’appliquent massivement sans que l’individu en question ait son mot à dire.
En définitive, le nouveau modèle d’interprétation de l’art actuel proposée sous le slogan de “pluralisme” reproduit les mêmes insuffisances qui caractérisent les théories anglo-saxonnes, et notamment nord-américaines, qui constituent à l’origine, sa principale référence.
Vue d’en haut
Richard Shusterman, philosophe américain, qui plaide pour une esthétique pragmatiste proche de la vie quotidienne, a fort bien défini ce qu’il appelle le “trait saillant” de l’esthétique analytique, en particulier le fait qu’“elle néglige le contexte social de l’art”. Selon Shusterman, exclure tout jugement de valeur et vouloir définir l’art uniquement de façon institutionnelle est paradoxal au regard des enjeux qui concernent le statut de l’art dans le contexte social et culturel. Ces enjeux se situent en effet bien au- delà du monde de l’art : “La cécité de la philosophie analytique par rapport au contexte social à la fois de l’art, de la critique et même de sa propre théorisation esthétique […] est paradoxalement très frappante précisément dans sa tentative pour définir l’art dans les termes d’une institution sociale”. »
Dé-composition
Taille originale : 24 x 32 cm & 59,5 x 40 cm

jeudi 18 septembre 2025

Une profession qualifiée ?

« Ces images suggèrent tout ce qu’elles doivent renoncer à montrer. Nous avons l’impression que certains traits caractéristiques, qui nous sont invisibles, sont néanmoins présents, et l’artiste pourra ainsi nous montrer une jeune fille qui nous tourne le dos en dansant — image qui, aux yeux de n’importe quel artiste d’une période antérieure à l’art grec aurait paru privée de sens. Imaginez Pygmalion créant un personnage qui n’aurait qu’un bras ou qu’une tête sans regard ! »
« De la même façon, ce n’est pas ma sexualité, mon lesbianisme, que ma famille a trouvé le plus rebelle, durant la plus grande partie de ma vie personne excepté ma mère n’a pris mon orientation sexuelle très au sérieux. Non, c’était ce que je pensais au sujet du travail, de l’ambition et du respect de soi. Les femmes de ma famille étaient serveuses, filles de comptoir ou ouvrières dans des blanchisseries. J’étais la seule qui ait travaillé comme bonne, une chose que je n’ai dite à personne. Cela les aurait mis en colère si elles ou eux l’avaient appris. De leur point de vue, le travail c’était le travail, quelque chose de nécessaire. Tu faisais ce que tu avais à faire pour survivre. Elles et eux ne tiraient pas autant de fierté de leur travail que de leur capacité à endurer le dur labeur et les mauvaises passes. En même temps, elles et eux maintenaient qu’il y avait certaines formes de travail, dont celui de femme de ménage, qui étaient seulement pour les Noir•e•s, pas pour les Blanc•he•s, et, alors que je ne partageais pas cette opinion, je savais qu’elle faisait intrinsèquement partie de la façon dont ma famille voyait le monde. Parfois j’avais l’impression d’être à cheval sur deux cultures sans appartenir à l’une ou à l’autre. Je serrais les dents face au racisme indiscutable de ma famille et je continuais à respecter leur patience pleine de pragmatisme. Mais de plus en plus, en vieillissant, ce que j’ai ressenti était un profond trouble de mes sentiments affectifs en raison de leur vision du monde et, graduellement, une honte qui leur a été totalement incompréhensible.
Taille originale : 24 x 32 cm & 2 fois 29,7 x 21 cm
“Tant qu’il y a des restaurants pour manger, tu peux trouver du travail”, me disaient ma mère et mes tantes. Puis elles ajoutaient : “On peut faire un petit extra avec un sourire”. Il est évident qu’il n’y avait rien de honteux derrière cela, ce sourire attendu derrière le comptoir, ce sourire triste lorsque vous n’aviez pas le loyer, ou la façon mi-provocante mi-implorante de ma mère de couvrir d’amabilités le patron du magasin pour obtenir un petit crédit. Mais je détestais ça, je détestais quelle ait à le faire, tout comme ma honte chaque fois que je le faisais moi-même. Pour moi c’était de la mendicité, une quasi-prostitution que je méprisais, alors même que je continuais à compter dessus. Après tout, j’avais besoin de l’argent.
Tourner le dos…
“Fais juste un sourire”, plaisantaient mes cousines, et je n’aimais pas ce qu’elles voulaient dire. Après mes études supérieures, lorsque j’ai commencé à subvenir à mes besoins et à étudier les théories féministes, je suis devenue plus méprisante que compréhensive à l’égard des femmes de ma famille. Je me disais que la prostitution était une profession qualifiée et que mes cousines n’étaient jamais que des amateures. Cela contenait une certaine part de vérité bien que, comme tout jugement sévère rendu de l’extérieur, il faisait l’impasse sur les conditions dans lesquelles on en était arrivées là. Les femmes de ma famille, y compris ma mère, avaient des papas-gâteau, pas des jules, des hommes qui leur glissaient de l’argent parce qu’elles en avaient terriblement besoin. De leur point de vue elles étaient gentilles avec ces hommes parce qu’ils étaient gentils avec elles, et ce n’était jamais un arrangement direct et grossier au point de mettre un prix sur leurs faveurs. Elles n’auraient d’ailleurs jamais décrit ce qu’elles faisaient comme étant de la prostitution. Rien ne les mettait plus en colère que de suggérer que les hommes qui les aidaient le faisaient uniquement pour leurs faveurs. Elles travaillaient pour vivre, juraient-elles, mais ça, c’était différent. »
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
De l’huile de coco, du musc et du goudron.

Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde
Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?

samedi 30 août 2025

Des principes ou de la philosophie ?

Reprise en main
Taille originale : 29,7 x 42 & 21 x 29,7 cm
« Sur tous mes terrains [d’observation sociologique], j’ai recueilli des discours critiques sur le couple et ses contraintes. Mais pour les filles des classes populaires, comme c’était le cas de Marjorie, il n’était pas facile de le dire explicitement ni de le vivre ouvertement. Les transgressions effectives de la norme conjugale étaient à l’œuvre partout, mais de façon limitée, et elles n’allaient pas de soi. En revanche, la critique de la norme conjugale pouvait être formulée plus facilement sur mon troisième terrain [celui de la bourgeoisie] et même y être revendiquée, à certaines conditions.
Analogie
[Et au palier inférieur…]
Alicia (16 ans, seconde) - À chaque fois que je suis avec quelqu’un, c’est comme si j’étais moins libre. [...] J’aime bien regarder les beaux garçons - même si je leur parle pas forcément. Ça m’amuse. [...] On est parties, y a pas longtemps, à Royan [avec le centre de loisirs] : y avait plein d’autres villes, d’autres centres ; y avait beaucoup de monde, c’était bien ! [Elle rit.] — Juillet 2002
Qui est là ?
Léa (16 ans, première L) - J’ai rarement eu des histoires longues et sérieuses, tout simplement parce que je pense que j’aime pas ça, en fait. Ça colle pas avec, entre guillemets, ma philosophie. […] Je tiens énormément à ma liberté, mon indépendance. Et je dis pas que le couple est une prison, mais je le ressens un peu comme ça. Pour moi, il y a des contraintes dans tous les cas. [...] En ce moment, y a une fille dans ma classe avec qui j’ai une touche et qui me plaît. Du coup, on joue un peu. Mais en tout cas, moi, je veux pas que ça débouche sur quelque chose de sérieux, non seulement parce que je me suis rendu compte, avec Maylis [une ex], que ça me faisait chier d’être en couple, pour le moment, et en plus, parce qu’on est dans la même classe et ce, pour deux ans, et donc ce serait relou [lourd, pénible] s’il y avait des conséquences. [...] Elle est amie avec les gens de la bande qui sont dans notre classe. Et moi je suis un peu amie avec ses potes. Mais je trouve que c’est bien parce qu’il y a quand même de la distance : quand elle parle de mes amis c’est les miens, et quand je parle de ses amis, c’est les siens. Il faut pas tout mélanger. — Octobre 2017
Ni sainte, ni martyre…
Sur mon troisième terrain, l’expérimentation sexuelle des filles était plus qu’ailleurs valorisée, en tout cas dans les discussions entre filles : parler de sexe sans gêne les grandissait, faisait d’elles des femmes (libres). Mais les récits d’expérimentation sexuelle concrète étaient rares et, lorsque celle-ci semblait être vécue sans culpabilité ni regret, elle avait généralement eu lieu dans des contextes spécifiques : dans le cadre de relations entre filles qui étaient souvent conjugalisées mais pouvaient, bien plus qu’avec des garçons, donner lieu à des échanges sexuels, ponctuels ou suivis, en dehors de toute mention de couple et même de sentiments amoureux ; ou bien lors de vacances en dehors du cadre de vie et de scolarité ordinaire ; ou encore dans des configurations (très rares) d’hétérogamie, avec des garçons dont elles redoutaient moins le jugement parce qu’ils se trouvaient moins hauts qu’elles dans la hiérarchie sociale. Dans tous les cas, il était question de liberté, et c’est ce même mot qui est revenu dans les propos d’Alicia qui, comme beaucoup d’autres, avait fait l’expérience de la diminution de liberté dans l’expérience conjugale. Pour cette raison, Alicia ne courait pas après. Elle, ce qu’elle aimait, c’était regarder les beaux garçons. Surveillée dans son quartier, par les garçons et par ses copines pour qui la morale amoureuse était cruciale et se parait parfois, en particulier pour Malika, cheffe de leur bande, de quelques atours de morale religieuse, elle s’en contentait - évitant ainsi les problèmes de réputation, les problèmes amicaux mais aussi les problèmes conjugaux. Car Alicia et ses copines ne manquaient pas de “principes” - elles en parlaient beaucoup. En revanche, elles avaient moins de “philosophie” que Léa et ses copines. Les “principes” avaient à voir avec une relecture des interdits religieux adaptée aux contraintes engendrées par l’obligation de ne pas concourir à diminuer des garçons déjà diminués par le manque de perspectives et par l’expérience du racisme.
Se suspendre aux branches
La “philosophie” de la plupart des filles de la bourgeoise que j’ai rencontrées avait à voir, elle, avec un affichage du primat de l’autonomie individuelle sur la préservation du groupe et un attrait pour l’indifférenciation des genres et des sexualités, qui marquaient profondément leurs subjectivités et se faisaient marqueurs de leur supériorité sociale. C’est pourquoi Léa avait un ton revendicatif : elle avait des choses à défendre et elle disposait d’un répertoire pour le faire.
Pas d’exclusive
Mais ce n’était pas la déconstruction du couple qu’elle prônait et, de cela, il a été rarement question, y compris sur mon troisième terrain. Judith/Jules y a été la seule personne à me raconter une expérience amoureuse qui subvertissait la norme conjugale - et ne se contentait pas de la transgresser, comme le font les expérimentations sexuelles en dehors du couple ou encore l’extraconjugalité cachée (qui n’est au fond qu’une déclinaison de la norme conjugale). L’histoire de son “trouple” (relation amoureuse à trois) s’est avérée unique sur mon terrain (qui compte moins de trente personnes et ne vise aucune représentativité), mais elle n’était pas un accident et participait d’un phénomène qui n’était pas isolé - j’ai eu vent d’autres histoires de trouple, mais de manière rapportée, de la part d’autres filles. Le “couple à trois” n’est pas une nouveauté historique, mais la catégorie de trouple, contemporaine, charrie avec elle quelques spécificités. Elle circule abondamment sur Twitter et semble s’inscrire dans le sillage, plus ancien, du polyamour, avec une coloration LGBTQ+. »
Plan américain / Plan rapproché

mardi 26 août 2025

Vanité de la beauté

Petite mise à jour d’un dessin ancien
Taille originale : 36 x 27 cm

« La beauté, quelle qu'elle soit, nous donne une jouissance et une satisfaction particulières ; de même la difformité produit-elle du déplaisir, en quelque sujet qu'elle se trouve, qu'il s'agisse d'un être animé ou d'un être inanimé. Si cette beauté ou cette difformité est celle de notre propre visage, de notre silhouette ou de notre personne, le plaisir ou le malaise se convertit en orgueil ou en humilité.
Mise en situation (avec extincteur)
Il semblerait bien que l'essence de la beauté réside entièrement dans son pouvoir de produire du plaisir. Tous ses effets doivent donc procéder de cette composante ; et si la beauté est aussi universellement sujet de vanité, elle le doit seulement au fait qu'elle est cause de plaisir. »
En profondeur

lundi 25 août 2025

Ses jeunes nichons

Reprise (ou Regardez bien)
« Une autre griffe, mais plus grande, blanche et jaune avec des écailles et de longs ongles de corne. Garnement de dix ans, je l’avais utilisée pour flanquer la trouille à une petite voisine de deux ans plus âgée. Une patte de poulet que j’avais chipée dans notre boucherie. Je l’avais cachée à l’intérieur de ma manche repliée et je m’étais approché de la fille, le visage tordu, grognant, éructant dans un galimatias sans nom, bavant et sortant brusquement mon nouveau membre pour attaquer ses bras et jambes pleins de taches de rousseur.
À l’endroit où la patte avait été tranchée, on pouvait même, à l’aide d’une aiguille, attraper un tendon et faire le marionnettiste en tirant sur l’aiguille pour ouvrir et fermer la griffe. La petite voisine avait d’abord été affolée, mais quand, en plus, elle avait vu ma nouvelle main se mettre à remuer, elle avait poussé de vrais hurlements.
Un ou deux ans plus tard, elle est venue dans notre garage, une demi-rue plus loin, là où tous les possesseurs de voitures du quartier louaient un box, dans un labyrinthe de chemins en gravier avec des rangées et des rangées d’abris bas en béton, tous de même grandeur, avec le même toit en panneaux ondulés roses et la même double porte branlante. Ce complexe était en fait l’entrée, l’antichambre d’un grand commerce de bois, il y flottait toujours une odeur de gazole et de bois de pin.
Dans la pénombre de notre box, la petite voisine si vite effarouchée montra ses jeunes nichons sans que j’eusse rien demandé. En fait, ce n’étaient que deux mamelons tendus, de couleur très sombre déjà, soyeux et cependant rétifs et durs, la chair autour des mamelons légèrement gonflée et blanche comme le chapeau d’un champignon fraîchement cueilli, mais avec des taches de son. “Ils vont devenir très grands plus tard, chuchota- t-elle, comme ceux de ma sœur. Tu peux sentir.”
Et j’ai tâté, honoré et émerveillé. J’ai picoté et pincé, pas au moyen d’une patte de poule morte, mais de trois doigts prudents, les miens. Les coussinets des doigts joints et disjoints faisaient comme une bouche, une petite bouche de doigts qui suçotait ses douces et sombres attentes, à gauche puis à droite. Et plus je palpais et suçotais, plus les tendres petits chapeaux de champignons aux taches de son se dressaient rebelles, et plus elle soupirait droit dans mon visage, de plus en plus près.

Une odeur que je ne connaissais pas encore, entre lait et amandes, supplanta le gazole et le bois de pin tout autour de moi. »
Complément (ou Sous l'œil des caméras)
Taille originale : 21 x 29,7 cm

jeudi 21 août 2025

Ce que signifie l'érotisme anal

Cumshot féministe ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Est-ce que vous voulez avoir raison ou est-ce que vous voulez entrer en relation ? demandent tous les thérapeutes de couples. »
Résistance féministe
« Dans la culture contemporaine “grrrl”, j’ai remarqué la montée en popularité de la phrase : “J’ai besoin de X comme j’ai besoin d’une queue dans mon cul.” Dans le sens, bien sûr, où X est précisément ce dont vous n’avez pas besoin (queue dans mon cul = trou dans ma tête = un frigo pour un esquimau, et ainsi de suite). Je suis tout à fait pour que les filles sentent avoir le droit de rejeter les pratiques sexuelles qu’elles n’apprécient pas, et Dieu sait que beaucoup de gars hétéros sont trop contents de la rentrer dans n’importe quel trou, même quand ça fait mal. Mais je m’inquiète du fait que de telles expressions soulignent davantage “l’absence continuelle d’un discours sur l’érotisme anal féminin [...] le simple fait que, depuis l’époque classique, il n'y a pas eu de discours occidental important et soutenu pour lequel l’érotisme anal féminin signifie. Signifie quoi que ce soit”.
Sedgwick a fourni un travail considérable pour faire entendre l’érotisme anal féminin (même si elle s’en tenait elle-même davantage à la fessée, ce qui n’est pas tout à fait une activité anale). Mais alors que Sedgwick (et [Susan]Fraiman) veut aménager un espace où ce dernier signifie, reste inexplorée la question de comment on le ressent. Même l’ex-ballerine Toni Bentley, qui s’est démenée pour devenir la référence culturelle en matière de sexe anal dans son livre The Surrender, ne semble pas arriver à écrire une seule phrase sur le sujet sans l’obscurcir de métaphores, de mauvais jeux de mots ou de jargon spirituel. Et Fraiman exalte l’anus féminin principalement pour ce qu’il n’est pas : le vagin (présumé cause perdue pour le sodomite).
Je ne suis pas intéressée par une herméneutique, ni par une érotique ou une poétique de mon anus. Je suis intéressée par le sexe anal. Je suis intéressée par le fait que le clitoris, déguisé en bouton secret, couvre toute la zone comme une raie manta ; impossible de dire où ses huit mille nervures commencent et finissent. Je suis intéressée par le fait que l’anus humain est une des parties les plus innervées du corps, comme Mary Roach l’a expliqué à Terry Gross dans une émission de radio qui m’a laissée perplexe alors que je ramenais Iggy [fils de la narratrice] à la maison après ses vaccins des douze mois. Je vérifiais périodiquement dans le rétroviseur qu’il ne présentait pas de signes d’affaissement neuromusculaire dus aux vaccins, pendant que Roach expliquait que l’anus a “des tonnes de nervures. Et ça s’explique par la nécessité qu’il a de différencier, par contact, le solide, le liquide et le gazeux, et d’arriver à évacuer l’un ou l’autre, ou tous. Et gloire au Ciel pour l’anus parce que, oui, soyons très reconnaissants, mesdames et messieurs, envers l’anus humain.” Ce à quoi Gross a répondu : “Prenons maintenant une courte pause, et nous en parlerons encore un peu. Vous écoutez ‘Fresh Air’.” »
Le roi assujetti…
« À notre époque trop contente de confondre la mère sodomite* et la MILF**, comment une activité sexuelle foisonnante et “perverse” pourrait-elle demeurer le signe de la radicalité ? Pourquoi ferait-on rimer “queer” et “sexualité perverse” si le monde ostensiblement hétéro ne semble avoir aucun mal à suivre le rythme ? Qui, dans le monde hétéro, à part quelques conservateurs religieux extrémistes, considère vraiment le sexe comme inextricablement lié à la fonction reproductive ? Est-ce que quelqu’un a jeté dernièrement un coup d’œil à la liste sans fin des fétiches sur les sites Internet de porno hétéro ? Est-ce que vous avez lu, comme je l’ai fait ce matin, l’histoire du procès de l’officier Gilberto Valle ? Si le queer existe pour détourner les certitudes et les pratiques sexuelles normatives, est-ce qu’une de ces certitudes ne serait pas que le sexe est le tenant-lieu universel en même temps que la finalité universelle ? Et si Beatriz [Paul B.] Preciado avait raison ? Et si nous étions entrés dans une nouvelle ère du capitalisme postfordiste, que Preciado appelle “l’ère pharmacopornographique”, et dont la ressource économique primaire ne serait rien d’autre que “les corps insatiables de la multitude — leurs queues, leurs clitoris, leurs anus, leurs hormones, leurs synapses neurosexuelles [...], notre désir, notre excitation, notre sexualité, notre séduction et notre plaisir” ? »
* Personne queer devenue mère
** Mother I’d like to fuck
Maîtrise du sujet ?

samedi 16 août 2025

Phallus indécent

La question de l’exposition
Taille originale : 29,7 x 21 & 21 x 29,7 cm
« Les mythes rappellent que la conduite de Priape contredit les usages de la bienséance. Alors même qu’on lui réserve une place dans sa cité natale, sa figure est en désaccord avec les valeurs urbaines. Ne fut-il pas jadis chassé de Lampsaque avant de s’y retrouver confiné en dieu des jardins ? Quand il surveille “la sainte Lampsaque”, on lui ordonne de cacher son phallus indécent, rappelant qu’il ne se trouve pas dans un espace dépeuplé, dans une montagne déserte.
Un fait divers : lorsque Dionysos croise dans la cité de Lampsaque ce Priape à la virilité outrepassant toute convenance, il éprouve un sentiment de honte. Comme Priape lui fait la cour, l’invite chez lui pour y passer la nuit, Dionysos se met à rire. Dans ce face-à-face, où la gêne se mêle au grotesque, Dionysos prend Apollon à témoin5.
Avant de peupler les espaces urbanisés jusqu’aux confins de l’Empire romain, Priape fait partie du paysage alexandrin6. Piquet ithyphallique, son sort est scellé : gardien rustique, taillé en un médiocre bois de figuier, Priape est un épouvantail.
En dieu qui jacasse, se répétant inlassablement dans les priapées grecques et latines où il profère des paroles insanes avec une impudence effrontée, Priape menace les passants de son “arme” aussi terrifiante que dérisoire. Son phallus est cause d’effroi et de rire. Bien qu’il soit dieu (théos), il est vilain (aiskhrós). Sa laideur lui vient de ce qu’il est une injure aux usages communs : Priape n’est pas convenable, il le sait, il le dit (éprepe me). Or, ce qui est convenable (tò prépon), ce qui est dicté par des conventions sensibles qui lient entre eux, de manière visible et invisible, les membres d’une communauté, implique un rapport contraignant à soi et à autrui. Priape paraît impuissant dans l’un et l’autre cas. Solitaire à la parole enflée, au geste incongru, il est tendu comme un automate. Rien ne peut infléchir la conduite compulsive due à son mal phallique auquel il semble soumis au point de s’en plaindre.
Si dresser la statuette de Priape fait partie des usages, l’effigie de ce petit dieu mobilise l’envers des convenances. Par son manque de réserve, dans ses discours comme dans ses postures, Priape illustre les conduites de l’excès qui dégradent la vie en société.
Adoration d'une non-vierge
Taille originale
Alors même que les composantes de la cité se transforment à l’époque hellénistique, que les institutions se modifient — mais probablement plus lentement que les historiens ont voulu le supposer —, certaines prescriptions, édictant les vertus traditionnelles du citoyen, suivent leurs cours bien au-delà du règne de Ptolémée II Philadelphe où Priape fait son apparition “officielle”. “Suivent leurs cours” ne signifie pas, même pour des codes de conduites qui se réfèrent aux représentations d’une cité idéale, qu’elles soient immobiles, sans histoire. Relisant les tragiques grecs, Platon, Aristote, Démosthène ou Cicéron, il ne faut pas opérer de réductions hâtives, ni accorder un sens immuable aux divers textes qui enjoignent la maîtrise de soi et la pudeur — sans pour autant s’interdire de prendre la mesure de ce qui persiste, bousculant quelquefois les chronologies de l’historiographie classique. Ni se priver de faire observer que certaines valeurs, sociales et esthétiques, les notions sensibles de beauté, de laideur, de modération et d’excès, ont pu former un ensemble contraignant de références politiques face auxquelles les Anciens se sont longtemps définis : pour dire comment s’y conformer ou pour dénoncer ceux qui s’en écartent.
D’une génération à l’autre, les gestes du visible accompagnent les mots de l’audible qui forgent les représentations silencieuses. Le mémorable a pu ainsi associer le “goût du beau” avec cette mesure que supposent la modestie et la “simplicité” dans la célèbre sentence de Thucydide : “Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité.”
Les coutumes, les lois civiques qui dictent la bienséance, quelle que soit la mobilité qu’il faut leur reconnaître, forment une vulgate que l’effigie de Priape ne cesse d’illustrer par défaut. Il serait illusoire d’imaginer que cet ensemble de notions communes constitue un miroir des réalités pittoresques de la vie quotidienne dans la cité. Il s’agit plutôt d’un matériau imaginaire puisant sa légitimité dans des principes où le philosophique croise le médical, le religieux, le juridique et le politique.
Les Anciens ont pu ainsi théoriser un corps viril, répondant aux exigences de la cité, incarnant la dignité de l’homme libre face à l’esclave ou au bouffon. Ceux-ci représentent une forme de la laideur dont Priape est une figure possible. Outre sa laideur, son amorphia congénitale, il est rejeté aux limites du panthéon. Il est “le dernier des dieux”, classé divus minor face à ses aînés (majores). Qu’il soit, parmi les immortels, hors « chronologie mythique », absent de la Théogonie, n’accroît en rien la dignité de son statut.
Les catégories de la laideur qui définissent Priape — notamment la difformité, la vilenie honteuse, une voix qui braille lançant des propos effrénés, l’outrance de ses postures — n’appartiennent pas de manière exclusive au dieu ithyphallique. Témoignant de diverses formes de la laideur, les sources anciennes, qui “programment” les valeurs de la cité, se retrouvent, au fil des lieux et des siècles, dans des registres différents. Ils sont à lire et à entendre dans leurs textes et contextes spécifiques. »
Abandon bibliothécaire

mercredi 13 août 2025

Un dernier remède à nos maux…

Pointer du doigt
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm
« Les dieux sont seuls à ne connaître ni la vieillesse ni la mort. Tout le reste subit les bouleversements qu’inflige le Temps souverain. Ne voit-on pas dépérir la force de la terre comme dépérit la force d’un corps ? La loyauté se meurt, la félonie grandit, et ce n’est pas le même esprit qui toujours règne entre amis, pas plus que de ville à ville. Aujourd’hui pour tels, et pour tels demain, la douceur se change en aigreur, et puis redevient amitié. De même pour Thèbes : aujourd’hui, à ton égard, règne la paix la plus sereine. Mais le Temps infini enfante à l’infini et des nuits et des jours, au cours desquels, sous un léger prétexte, on verra soudain la guerre disperser à tous les vents les assurances qui vous unissent aujourd’hui. »
La fin de l'apartheid ?
« Quiconque veut prolonger la courte durée de sa vie me paraît bien insensé, car souvent les jours, en se multipliant, ne font qu'approcher de nous les chagrins. Appelez de vos vœux une longue vie, à peine y trouverez-vous quelque charme; et quand paraît la parque, qui ne connaît ni l'hyménée, ni les chants, ni les danses, alors enfin la mort apporte un dernier remède à nos maux, en nous conduisant tous également aux enfers. Le mieux pour l'homme serait de ne pas naître; le second degré du bonheur de rentrer au plus tôt dans le néant d'où il serait sorti. En effet, sitôt qu'arrive la jeunesse apportant avec elle l'imprudence et la folie, que de travaux, que de peines viennent fondre sur elle ! Les meurtres, la discorde, les querelles, les combats et l'envie ; la vieillesse arrive enfin, la vieillesse odieuse, débile, inabordable, sans amis, et qui rassemble en elle tous les maux. »