lundi 28 novembre 2022

Méditations pornographiques [6]

dessin sodomie
Taille originale : deux dessins 29,7 x 21 cm

 

On peut estimer que la transgression, sans être le moteur essentiel de la sexualité, en est une composante importante, la sexualité étant prise chez les humains dans les rets du symbolique (comme d’ailleurs tous nos autres comportements aussi « naturels » soient-ils comme l’alimentation) : cela s’explique assez facilement dans la mesure où la sexualité est en principe exclue de la vie publique, cachée dans une sphère « intime », et qu’elle implique un rapport à l’autre qui enfreint les normes de la bienséance (au sens le plus large du terme). Socialement, symboliquement, la sexualité implique la transgression de certaines normes — disons, celles de la « décence » —, transgression qui s’étend alors à d’autres normes par un effet de contagion symbolique[1]. Cela apparaît facilement dans l’usage des injures à l’égard d’un ou d’une partenaire (« salope, chienne, putain… ») qui agissent comme des « moteurs » d’excitation mais dont l’effet est très variable selon les individus et les moments.

Il faut en effet reconnaître l’existence d’une double limite, extrêmement fluctuante : d’une part, la transgression d’une première frontière suscite ou accentue effectivement l’excitation, mais celle d’une seconde entraîne rejet, dégoût, colère ou simple indifférence comme on le voit facilement quand on considère des pratiques « perverses » qui nous sont personnellement étrangères comme le fétichisme des chaussures ou de la petite culotte, la scatophilie, la zoophilie, etc. qui peuvent nous paraître répugnantes ou bêtement ridicules. La distance entre ces deux limites est très floue et sujette à un forte tension : en sexualité, il est souvent question d’expérimenter ses propres limites, c’est-à-dire d’approcher cette frontière où l’excitation pétrie d’imaginaire se transforme soudainement en son contraire, en une retombée dans l’insignifiance du réel (comme après l’orgasme, où les partenaires peuvent déclarer ironiquement : « c’était un peu exagéré ! »).

Cette dialectique entre deux limites s’observe également en pornographie. Il y a d’une part une transgression renouvelée notamment dans les pratiques mises en scène qui deviennent de plus en plus extrêmes — la pénétration devient double puis triple, l’éjaculation faciale se transforme en bukkake, le fist fucking déjà exceptionnel se métamorphose en foot fucking, la fellation conduit à la gorge profonde qui débouche enfin sur un énorme vomissement, etc. — ; mais de l’autre, chaque transgression peut susciter non pas le tremblement de l’excitation devant l’audace du geste mais l’indifférence, l’effroi, le dégoût, le rejet ou même le sarcasme. On remarquera en outre que cette dialectique concerne la monstration même en pornographie, c’est-à-dire la manière de mettre en scène la transgression : que convient-il de montrer et comment le montrer pour susciter l’excitation et non le rejet ? Reviennent ici les discussions sans fin sur la différence entre érotisme, qui serait seulement suggestion (mais il faut quand même en montrer un peu…), et pornographie qui serait étalage de chair sans âme ; mais ce sont là des discussions un peu vaines car croyant porter sur une limite objective alors qu’il s’agit d’une mesure profondément subjective. Et ce jeu entre deux limites se retrouve à l’intérieur même de ce qui est très généralement considéré comme pornographique : ainsi, la représentation sexuelle y est évidemment explicite, et le gros plan un cadrage privilégié, mais le très gros plan — par exemple sur l’anus étoilé — risque de faire disparaître toute « charge » érotique. Semblablement, l’obsession de la visibilité qui conduit à l’utilisation de speculums ou de godes transparents sera certainement ressentie par d’aucuns et d’aucunes comme un regard plus « médical » que sexuel. Encore une fois, la perception de cette double limite (entre le plan général et le très gros plan, entre l’image à basse définition et la très haute définition…) sera très variable, et la multiplication des images pornographiques de toutes sortes ne doit pas laisser croire que ces images suscitent une semblable excitation chez toutes et tous. Au contraire.

La honte pornographique

Plus intéressant à ce propos est sans doute le rôle de l’esthétisation pornographique. On évitera toute tentative de définition du beau — de plus grands philosophes que moi s’y sont essayés — et l’on se contentera en toute approximation de définir cette esthétisation comme une distanciation à l’égard du réel « brut », prosaïque, quotidien : cette distanciation est perçue positivement comme une amélioration de l’apparence des choses qu’on estime alors plus « belles ». Si l’on juge en effet que certains êtres, humains, animaux ou objets, sont « naturellement » beaux, parler d’esthétisation met en revanche l’accent sur le processus sinon le travail qui améliore éventuellement leur apparence : l’on pense à des gestes aussi banals que le maquillage, le rasage, la coupe de cheveux, l’épilation, les tatouages aussi, mais ce travail sur les corps peut prendre des formes beaucoup plus extrêmes : scarifications, élongation de certaines parties comme le cou ou le crâne, plateaux labiaux, pieds bandés et comprimés en Chine ancienne, chirurgie esthétique plus ou moins importante, culturisme plus ou moins intense… L’on remarque à ce propos que notre perception du beau semble jouer comme l’obscène pornographique entre deux limites, dans ce cas entre un corps jugé quelconque et un corps transformé jusqu’à la difformité.

Ce processus d’esthétisation s’applique évidemment aux corps pornographiques — seins siliconés, épilation complète, corps musclés ou au contraire culs rebondis, visages parfaits ou fortement maquillés— mais également aux multiples techniques de mise en scène photographique et cinématographique qui portent sur des aspects aussi différents que les cadrages, la mise en lumière, les harmonies colorées, la gestuelle des acteurs, les décors, les accessoires ou habillements, etc. De façon sommaire, on peut ainsi opposer les grands studios (essentiellement américains), qui donnent une image plus ou moins esthétisée des pratiques sexuelles, aux tournages dits « amateurs » montrant une réalité supposée « brute », sans artifices, sans grande technique, sans aucune idéalisation.

On comprend alors que cette esthétisation plus ou moins accentuée « embellit » des gestes ou des corps qui, sans cela, risqueraient de choquer le regard de beaucoup de personnes. C’est le cas en particulier des pratiques SM qui sont généralement mises en scène par les grands studios de façon esthétisante comme des cérémoniels raffinés. Le luxe, l’élégance, la préciosité, la solennité, l’artifice créent une distance par rapport au monde ordinaire et fonctionnent ainsi comme des « signes » d’une volupté presque irréelle. La domination plus ou moins extrême, la soumission plus ou moins brutale, l’humiliation plus ou moins intense deviennent alors acceptables sinon excitantes dans un tel cadre. On remarquera que cette esthétisation se retrouve également dans toute la peinture classique, notamment religieuse, qui a abondamment illustré différentes formes de martyres, cruels et sanglants comme celui du Christ. La mise en scène picturale créait une distance par rapport à l’événement dont la vue, bien qu’impressionnante, restait supportable. Certains peintres comme le Caravage ou Jusepe de Ribera ont néanmoins recouru à une forme inédite de réalisme pour redonner à la représentation du martyre un impact émotionnel renouvelé.

L’esthétisation pornographique peut bien entendu prendre des formes très différentes : l’utilisation du noir et blanc (plutôt que la couleur) rend ainsi « glamour » des photographies de sexe en gros plans ; un flou dit artistique peut jouer le même rôle aux yeux de certains alors que d’autres seront sensibles à des couleurs plus saturées et aux effets des filtres numériques de toutes sortes ; de façon générale, l’effacement des imperfections corporelles, l’élimination des détails prosaïques (comme des intérieurs en désordre…), l’utilisation de décors luxueux et bien sûr la mise en scène de performeurs et de performeuses au physique « avantageux » et au visage « agréable »[2] favorisent à leur manière la mise en fantasme d’une réalité sexuelle qui autrement apparaîtrait brute et triviale. Mais il subsiste toujours là une « dialectique » entre les deux limites déjà évoquées. L’esthétisation risque bientôt d’être perçue comme artificielle, et le « naturel » reviendra alors au galop comme un transgression source d’excitation : le « sale », le « laid », « l’immonde », le « dégoûtant », le « vulgaire » susciteront un nouvel attrait, une excitation renouvelée chez certains spectateurs ou spectatrices. Autrement dit, l’esthétisation éloigne la frontière de l’insoutenable, de l’irregardable, mais elle atténue également celle de la transgression nécessaire à l’érection du gland ou du clitoris. Les deux frontières fluctuent, s’éloignant et se rapprochant selon la sensibilité individuelle, selon le moment, selon les images rencontrées.

dessin sodomie
La transgression pornographique

Pour terminer, on relèvera que la seconde limite, celle qui est susceptible de mettre fin à l’excitation, peut être caractérisée, comme on l’a fait, de multiples façons : dégoût, répugnance, indifférence, colère, scandale… À cet endroit cependant, la pornographie est plus particulièrement confrontée au risque du grotesque : grotesque des poses, grotesque des gestes, grotesque des attitudes, grotesque des expressions, des gémissements, des paroles élémentaires… En cela, elle s’oppose à l’élégance du nu « classique » qui apparaît dès l’antiquité avec les poses déhanchées de la statuaire grecque (le contrapposto) : Vénus et Adonis, qu’ils soient représentés en sculpture ou en peinture, debout ou allongés, se caractérisent par la même élégance qui a rendu acceptable la représentation du nu dans l’art européen depuis la Renaissance. Mais la pornographie met les corps en grand écartement (notamment pour exposer les sexes) tout en les combinant de manière complexe, peu lisible, incohérente, ce qu’exprime bien l’expression de la « bête à deux dos », une espèce d’animal grotesque, plus ou moins ridicule. Les plans larges risquent en particulier de donner une telle impression lorsqu’ils obligent certains performeurs à d’étranges contorsions (notamment pour laisser voir les sexes) ou qu’ils mettent en scène trois ou quatre personnages s’emboîtant de façon artificielle sinon inefficace. C’est sans doute une des raisons pourquoi les vues d’ensemble cèdent rapidement la place à des plans rapprochés ou à des gros plans (avec néanmoins les déformations de perspective que provoquent l’emploi des très courtes focales).

Cette tension suscitée par le grotesque n’est pas propre à la pornographie et se retrouve notamment dans la peinture baroque de Rubens ou Jordaens avec ses corps multiples, contorsionnés, torturés, se chevauchant les uns les autres dans un espace réduit, ou encore ses visages déformés par le rire, les larmes, la peur, la haine ou la sainteté. Elle explique pour une part que l’une et l’autre puissent faire l’objet d’appréciations aussi contradictoires.


1. On parle ici de « contagion » de façon métaphorique. Il s’agit plutôt de la capacité du langage à étendre plus ou moins largement l’extension des mots (ou plus exactement des sémèmes) notamment par un usage rhétorique : par exemple, la « décence » qui concerne d’abord les corps peut facilement s’étendre à des gestes évocateurs (le majeur levé) ou au « langage » dont certains mots seront jugés inconvenants ou même orduriers.
2. Si la perception de la beauté est fondamentalement subjective, il se dégage néanmoins de la multitude des choix individuels des préférences plus ou moins marquées qui font par exemple la célébrité des pornstars (même si l’apparence physique n’est certainement pas le seul déterminant de leur succès).
L’adoration du roi

vendredi 18 novembre 2022

Intelligence robotique

L’utilisation du libellé « f… f… » dans un précédent billet a suscité la réaction immédiate d’un robot de Google qui a jugé que ce billet avait un « contenu sensible », et qui l’a rendu aussitôt inaccessible. Un message d’avertissement demandait alors le consentement préalable du lecteur pour accéder au message original.

J’ai donc remplacé le libellé « f… f… » par « mise au poing ».

Je ne suis pas opposé à un message d’avertissement, mais un tel message est déjà présent à toute entrée de ce blog : cela a été prévu dès sa création grâce aux options proposées par Blogger. Il me paraît donc inutile de répéter une telle mise en garde pour un message en particulier. En outre, l’intelligence artificielle d’un robot est limitée, et d’autres libellés sont sans doute aussi « sensibles » : ces libellés entraîneront-ils à l’avenir les mêmes avertissements ? (Jusqu’à présent, l’étiquette « f… f… » n’irritait la sensibilité d’aucun robot.)

Pour rassurer les âmes sensibles, rappelons que le « f… f… » est une pratique dite extrême qui nécessite prudence et consentement. Et si vous étiez mal informé, Wikipedia vous en dira plus à ce propos.

jeudi 17 novembre 2022

Une si atroce licence

 

Regard expert

Au XVIe siècle européen…

« Toutes ces opinions passaient pour offenser Dieu ; en fait, on leur reprochait surtout d’ébranler l’importance de l’homme. Il était donc naturel qu’elles menassent en prison ou plus loin leurs propagateurs.
Qu’on redescendit des pures idées aux chemins tortueux de la conduite humaine, et la peur, encore plus que l’orgueil, devenait le premier moteur des exécrations. La hardiesse du philosophe qui préconise le libre jeu des sens et traite sans mépris des plaisirs charnels enrageait la multitude, sujette dans ce domaine à beaucoup de superstitions et à plus d’hypocrisie. Peu importait que l’homme qui s’y risquât fût ou non plus austère et parfois même plus chaste que ses acharnés détracteurs : il était convenu qu’aucun feu ni supplice au monde n’était capable d’expier une si atroce licence, précisément parce que l’audace de l’esprit semblait aggraver celle du simple corps. L’indifférence du sage pour qui tout pays est patrie et toute religion un culte valable à sa manière exaspérait mêmement cette foule de prisonniers ; si ce philosophique renégat, qui ne reniait pourtant aucune de ses croyances véritables, était pour eux tous un bouc émissaire, c’est que chacun, un jour, secrètement ou parfois même à son insu, avait souhaité sortir du cercle où il mourrait enfermé. Le rebelle qui se levait contre son prince provoquait chez les gens d’ordre quelque chose de la même envieuse furie : son Non dépitait leur incessant Oui. Mais les pires de ces monstres qui pensaient singulièrement étaient ceux qui pratiquaient quelque vertu : ils faisaient bien plus peur quand on ne pouvait les mépriser tout entiers. »
De main de maître
Taille originale : 21 x 29,7 cm & 29,7 x 21 cm

dimanche 13 novembre 2022

Les juges les plus dures

Titre au choix :

  • Vu de haut
  • Style ancien ou moderne
  • "Just do it"
  • Humble servante ?
  • « Être traitée en créature… »
« Elle a commencé le porno au début des années 2000. Elle a eu de la chance. Elle a connu les dernières heures de gloire de la profession. Elle gagnait bien sa vie mieux qu’elle n’avait jamais rêvé de le faire. Il y avait des connards, il y en a partout — mais c’était une bonne ambiance. On parlait encore de pornstars. Il y avait une compétition entre les filles, même si elles s’entendaient bien, elles étaient là pour être la meilleure. Pam voulait se faire un nom. Ce n’était pas donné à n’importe qui, mais ce n’était pas non plus trop compliqué. Éliminer les concurrents, capter la plus grande part de marché, chercher à valoriser ses avantages compétitifs — elle avait eu, au lycée, un prof d’économie qui l’avait marquée, elle gardait une idée très claire de ce qu’elle devait mettre en œuvre pour être la meilleure. Ça n’avait pas mal marché.
Arrêter avait été le plus difficile, pour elle comme pour les autres filles du X. Les gens continuaient de la reconnaître, dans la rue, mais l’ambiance du plateau, des sessions photo, cette ivresse d’être au centre de l’attention et d’être en mesure de donner ce qu’on attend de vous lui ont cruellement manqué. Elle adorait être traitée en créature. En star de cinéma.
Ensuite, le plus terrible, c’est de comprendre qu’on n’arrête jamais. On est coupé de son milieu, on perd ses amis, on perd l’argent facile - mais on est marqué à vie. Pendant qu’elle faisait du X, elle ne fréquentait que des gens qui faisaient le même travail, la désapprobation était un concept assez lointain. Mais porter l’étoile du X parmi les gens normaux, jour après jour, c’est une autre affaire. Elle préférerait crever que de l’admettre à voix haute, niais les braves gens finissent toujours par gagner : ils vous rendent la vie si difficile que même une fille comme elle, un jour ou l’autre, le reconnaît — elle aurait mieux fait de rester dans son coin. Dix ans plus tard, elle ne peut toujours pas faire ses courses au supermarché sans qu’une connasse la reconnaisse et la dévisage durement — les femmes sont les juges les plus dures. Celles qui se contentent de ce qu’on les laisse faire haïssent les amazones. Si elles pouvaient, elles brûleraient les idoles de leurs époux. Elles savent que leurs mecs bandent tous pour Pamela Kant, et ça les rend malades. Le porno est devenu cette industrie glauque, conforme à leurs vœux morbides. »
Ombre et lumière / clair-obscur
Taille originale : 29,7 x 21 cm
& 42 x 29,7 cm

vendredi 11 novembre 2022

Un sexe immense

Hier et aujourd’hui
« Elle se laissait aller souvent, elle oubliait le langage de Nous Deux, Brigitte, sa surface de petite fille comme il faut fichait le camp. Ensemble, on parlait de “ça”. Et de “ça”, les filles, je le savais, ne doivent pas parler. Intarissable, informée, Brigitte, avec ses propos rigolards et crus me libérait tous les dimanches. Avec elle, le monde était un sexe immense, une formidable envie, un écoulement de sang et de sperme. Elle savait tout, que des hommes vont avec des hommes et des femmes avec des femmes, comment il fallait faire pour ne pas avoir de môme. Incrédule, je fourrage dans la table de nuit. Rien. De dessous le matelas je tire une serviette froissée, empesée de taches par endroits. Objet terrible. Un vrai sacrilège. Quel mot a-t-elle employé, celui des hommes, le jus, la jute, on ne connaissait pas, le savant peut-être, qu’elle avait lu quelque part, sperme, qu’est-ce que l’écrire à côté de l’entendre résonner dans la chambre de mes parents à treize ans. On se racontait des histoires à horrifier les adultes, n’importe quel objet devenait obscène. Jambes en l’air, sexes ouverts ou dressés, banalité des revues pornos, on faisait mieux en paroles et plus gai. Pas de discrimination, le masculin et le féminin se partageaient nos conversations techniques ou blagueuses. Impossible avec Brigitte de sombrer dans la honte le jour où la première secousse m’a saisie sous les draps, elle rit, moi aussi ça m’arrive, mais ne va pas le raconter au curé, ça ne le regarde pas. »
Un voile pudique…
Déambulation matinale…
Taille originale : deux fois 29,7 x 21 cm

mercredi 9 novembre 2022

La petite étoile de mer

Ce que les hommes font aux hommes
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm
« Elle ordonne : “Viens.” Quand je me redresse, elle empoigne ma quéquette, elle tire dessus comme si c’était le levier du changement de vitesse et elle la guide entre ses fesses.
“Personne n’a le droit de me faire ça, dit Julia d’une voix rauque. Seulement toi, mon Noël.”
Elle enfonce sa figure dans sa robe, le front contre son bras. Une main glisse le long de ses fesses et les écarte.
“Ici”, dit la voix de Julia enveloppée dans sa robe. “Ici et pas ailleurs.”
Il ne faut pas obéir, qu’elle a dit. J’attends. La main droite de Julia presse ma queue dressée et la pousse contre la fente.
“Ne te trompe pas de petit trou”, elle dit. Je pousse contre la petite étoile de mer chiffonnée. Je n’arrive pas à me mettre entre, à me mettre dedans. Julia soupire. Parce qu’elle soupire comme si j’avais de nouveau fait quelque chose de travers, parce que le pêcheur continue à regarder dans notre direction, parce que je suis furieux d’être si con et si lourdaud, parce que la chair blanche et tendre des cuisses montre un peu de cette cellulite dont ces dames parlent tout le temps au salon de coiffure et parce que je veux dire à Julia que j’ai appris que ça peut très bien s’éliminer, cette peau d’orange, parce que tout ça, je cogne et je fonce avec un triomphe bestial dans la pente douce entre les deux moitiés blanches, dans lesquelles les mains de Julia se sont plantées comme des griffes. Elle dit : “Oui”, et elle pousse de toutes ses forces son derrière contre mon bas-ventre, je compte les oui et puis je ne les compte plus et je mords dans sa nuque, dans le nid de cheveux, et je retombe contre son dos. Elle dit : “Reste couché”, le ton de commandement est celui de sa mère, et je reste couché les yeux fermés. Elle chante : Petit Papa Noël tout près de mon oreille, puis elle redit : “Reste couché. C’est la dernière fois. Ne dis rien !” J’obéis. Je suis heureux et je le sais. »
Dans l’escalier ?

mardi 8 novembre 2022

Méditations pornographiques [5]

L’industrie du porno a pour seul but de gagner un maximum d’argent. C’est un reproche fréquemment répété. Mais c’est là une caractéristique de tout le système capitaliste, qu’il s’agisse du spectacle sportif, du cinéma conventionnel (même réputé d’art et essai), du monde culturel, des productions médiatiques, des jeux vidéos, du monde de l’édition ou de toute autre activité, sauf bénévole. L’argent est le nerf de la guerre, et personne ne refuse de gagner plus ! Et l’on ne reproche pas aux syndicats de se battre pour obtenir des augmentations salariales.… La naïveté des consommateurs serait-elle alors la victime de cette industrie malfaisante ? Évidemment non. Ils paient pour ce qu’ils veulent voir, que ce soit de façon directe ou indirecte via les publicités sur les sites supposés gratuits. L’accusation repose en fait sur l’association implicite entre l’argent fondamentalement sale et le sexe « vénal » tout aussi sale. Autrement dit, la dénonciation de l’argent vise en fait à stigmatiser la pornographie, ceux et celles qui la produisent (au sens large), ceux et celles qui la consomment. Et l’énormité des sommes supposément en jeu discrédite non pas une économie trop rentable mais une consommation jugée non seulement excessive mais surtout illégitime.

Les yeux enfin ouverts
Taille originale : 29,7 x 42 cm & 29,7 x 21 cm

À rebours de cette interprétation bassement économique et trop facile (et en suivant quelque peu Georges Bataille), on pourrait comprendre la pornographie — celle qui aujourd’hui remplit les sites du grand réseau électronique et ses disques durs énergivores — comme une espèce de potlatch. Pour rappel, le potlatch est une cérémonie observée avec curiosité par les ethnologues chez les Amérindiens de la côte nord-ouest du Pacifique aux États-Unis et au Canada : elle consistait (et consiste encore), dans ces sociétés fortement hiérarchisées, en une distribution ou même une destruction de « cadeaux » — nourriture, couvertures, peaux d’animaux, huile de poisson, écussons de cuivre (coppers) particulièrement onéreux… — afin d’affirmer la puissance et la santé d’un chef face à un rival. Celui-ci était contraint, pour ne pas perdre la face (et le pouvoir), à un contre-don de même nature[1].

Le potlatch et plus généralement le don (que nous pratiquons largement, qu’il s’agisse de cadeaux de mariage, d’anniversaire ou autre…) créent du lien social, que ce soit sous forme de reconnaissance ou d’un pouvoir plus ou moins prestigieux (qui doit évidemment être « reconnu » par les inférieurs qui deviennent les « obligés » de leur maître ou de leur chef). Le don ne repose pas sur un strict principe d’équivalence (comme dans l’échange économique), car ce que « reçoit » ou doit recevoir l’auteur du don reste largement indéterminé. C’est particulièrement clair dans le sacrifice qui est une forme de don adressé à des divinités, à des ancêtres, à des démons ou à une puissance supérieure dont la « réponse » sera nécessairement future, indéfinie et aléatoire. Et, dans certains cas, le sacrifice peut aller jusqu’au don de soi : comment ne pas se souvenir du Christ qui meurt pour Dieu et pour le salut des hommes (et des femmes) ? Et il y a bien d’autres exemples de sacrifices sanglants, mises à mort rituelles chez les Aztèques et le Mayas, crémation des veuves en Inde (rituel dit de la sati), sacrifice d’Isaac par Abraham, miraculeusement interrompu par l’ange… Aujourd’hui que nos mœurs se sont, paraît-il, adoucies, nos sacrifices les plus habituels sont ceux des pauvres diables mourant pour la patrie, ou encore ceux d’un prépuce dont l’ablation est censée fonder une alliance privilégiée avec la divinité.

En quoi la pornographie de l’ère électronique s’apparente-t-elle à un potlatch ? Il y a évidemment cette « débauche » de corps offerts en multitude aux regards voyeurs. Mais il ne s’agit là que d’une offre commerciale surabondante. Le potlatch n’intervient que lorsque le don de soi dépasse ce qui d’une certaine manière est attendu. À ce moment, la performeuse, le performeur (gay) bascule dans une forme d’offrande totale du corps, des gestes, des orifices entièrement disponibles. On peut penser au bukkake, où le visage se couvre d’éjaculations répétées et toujours plus abondantes. Il s’agit désormais d’une figure presque banale, mais le rituel ne vaut potlatch que s’il traduit non pas le simple consentement mais l’abandon de soi jusqu’à l’extase. À ce moment seulement, les voyeurs et voyeuses doivent reconnaître la supériorité morale, spirituelle, humaine, de celle, de celui qui est capable d’un tel don de soi, d’une telle offrande entière et inconditionnelle au démon de la lubricité. Le bukkake n’est retenu ici que comme exemple à cause du caractère répétitif de son rituel où s’efface progressivement toute honte, toute pudeur jusqu’au sommet cérémoniel de l’orgasme. Mais n’importe quelle scène pornographique peut devenir potlatch si elle laisse s’y exprimer cette dépense somptuaire des corps totalement offerts, livrés, sacrifiés même au désir voyeur. Cela se voit bien sûr dans les doubles ou triples pénétrations, dans les longues cérémonies de bondage, dans l’échange et la multiplication des partenaires réduits à n’être que de simples instruments au service de l’être supérieur qui s’abandonne à un plaisir sans limites. Une banale masturbation se révèle acte de foi quand l’enthousiasme se traduit en abnégation, en pure dépense, en munificence d’une jouissance qui éclate en pleine gloire.

Les choses bien sûr n’ont pas cette clarté et sont bien plus impures, et d’aucuns dénonceront facilement les illusions du voyeur face à une mise en scène artificielle sinon mensongère où il serait bien improbable de deviner cet amour supposé inconditionnel que d’aucuns nomment agapè. Rares sans doute parmi les innombrables acteurs et actrices sont celles et ceux capables de transformer l’exhibition de leur corps en un véritable cérémonial où le don de soi dépasse visiblement les attendus de l’un ou l’autre genre pornographique. La beauté, l’innocence supposée y ont leur part quand elles paraissent abandonnées, livrées à des désirs impurs, souillées même dans une gestuelle quelque peu sacrificielle. D’autres signes manifestent cependant aux yeux des adorateurs l’engagement total, corps et âme, dans l’action pornographique : le regard qui plonge dans l’œil de la caméra, le geste décidé, le sourire soudain triomphant, l’énergie renouvelée, la détermination sans faille, la répétition jamais découragée des postures et des actions obscènes… Tout cela nous révèle celle ou celui qui s’offre sans compter, qui se dépense sans retenue, qui se donne et s’abandonne au désir triomphant. Celle-là, celui-là s’avancera alors dans une gloire inégalée, au-delà de toute rétribution matérielle, révélant une nature quelque peu divine, descendue pourtant ici-bas pour permettre à ses adorateurs de se branler sans retenue.


1. Le potlatch, d’abord considéré comme une cérémonie étrange car contrevenant aux principes de l’échange économique, a été compris notamment par Marcel Mauss dans le contexte général d’un échange social fondé sur le don suivi d’un contre-don plus ou moins équivalent (Marcel Mauss, « Essai sur le don » (1925), repris notamment dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 2013).
Révélation

samedi 5 novembre 2022

Méditations pornographiques [4]

Ici et ailleurs…

La pornographie, comme la sexualité dont elle relève, suppose un acte de foi semblable à une conversion religieuse. Il faut croire en la pornographie pour tirer un plaisir sinon une excitation de ce spectacle, comme le croyant admet que les gestes qu’il effectue ou que le prêtre effectue complaisent à la volonté divine. Sans la foi, et d’aucuns ne l’ont pas, spectacle ou cérémonie apparaissent dans tout leur fragile arbitraire sinon dans leurs grotesques rituels. Mais quel contenu a la croyance de l’amateur ou amatrice de pornographies ? Ce que nous voyons, ce sont des corps en action, mais ce qui nous émeut, c’est l’excitation sexuelle qui s’y manifeste, le désir qui s’y révèle. Sans cette excitation, la chair n’est que matière organique, triste comme le dit le poète hautain qui vient sans doute d’éjaculer. Il faut y croire, à cette excitation, pour pouvoir la partager en retour.

Cette croyance touche au sacré comme la ferveur mystique qui abolit le monde profane aux alentours. C’est la communion des âmes, aussi illusoire soit-elle, qui nous emporte progressivement et nous plonge enfin dans l’extase. Sans la croyance, la cérémonie se réduit à des gestes prosaïques sinon grotesques, à des mises en scène dérisoires d’un désir non partagé. Cela est manifeste lorsque nous sommes confrontés à des pratiques perverses qui nous sont étrangères : le fétichisme des pieds m’indiffère, le ligotage compliqué du bondage japonais, le shibari, m’ennuie, la double ou triple pénétration anale ne vaut à mes yeux que comme exploit physique sans que transparaisse l’excitation déclencheur de la mienne propre… Et l’on comprend aussi pourquoi le rire, qui est désacralisant, est très généralement évité en pornographie : il faut prendre la chose au sérieux si l’on veut y croire.

Dans cette perspective, on voit facilement les analogies entre la pornographie et notamment la peinture baroque. Celle-ci montre des corps tout autant martyrisés qu’extatiques, mais, sous peine de ridicule, ce double excès dans la douleur physique comme dans l’élévation spirituelle nécessite que l’on partage — même si c’est de façon minimale pour un athée comme moi — la foi des personnages mis en scène.

Y a-t-il alors entrée progressive dans la croyance pornographique ou bien révélation semblable à la conversion claudélienne derrière son pilier notredamesque ? En effet, nous sommes imprégnés d’une culture religieuse qui nous fait accepter une crucifixion comme symbole divin, et une telle habituation nous rend facilement sensibles aux excès baroques. Il se peut qu’un phénomène similaire intervienne dans le passage d’un érotisme soft (celui des pin-up, des top modèles, des actrices, de toutes ces femmes jeunes et belles — et maintenant de jeunes éphèbes — dont les corps à peine dénudés s’affichent dans l’espace public) à une pornographie explicite qui peut alors être reçue comme une révélation alors que les voies qui y mènent restent inaperçues. On ne tranchera pas ici cette question à laquelle chaque pornographe répondra selon son expérience propre. On soulignera seulement que la foi peut également se perdre, souvent progressivement, et le spectacle pornographique perdre sa magie devant des corps qui semblent répéter jusqu’à l’absurde les mêmes rituels sans âme.

Enfin, si la pornographie est manifestement polythéiste, certains, certaines peuvent croire qu’il s’agit d’un culte maléfique et que c’est bien le diable, le malin, le démon qui s’agite en ces lieux. Ainsi fleurit ça et là l’iconoclasme antipornographique, la croyance au mal absolu qu’incarnerait la pornographie.

Taille originale : 29,7 x 21 cm

jeudi 3 novembre 2022

Méditations pornographiques [3]

Lever les yeux

La pornographie ne serait pas « réaliste », nous disent notamment les éducateurs et éducatrices à la santé : elle montrerait des comportements artificiels et extrêmes, ainsi que des personnes hors normes comme des « hardeurs » au sexe surdimensionné… En négatif se dessine alors une « normalité » sexuelle qui serait l’inverse du porno : la douceur du couple monogame qui prend son temps avec un minimum de fantaisie…

Mais si la pornographie est fiction, mythe ou mensonge, quelle en est néanmoins la part de vérité ? Après tout, les meilleurs analystes reconnaissent à la littérature romanesque (qui est également fiction) une forme de vérité médiate. Dans Les Misérables, « Victor Hugo nous conte avec justesse le destin tragique de ces enfants du bas peuple entre injustice, maltraitance et infortune ». Cosette n’a pas « réellement » existé mais elle représenterait tous ces enfants du bas peuple, etc. Que représente alors la pornographie ? Un pur mensonge ? À ce propos, il faut remarquer qu’entre vérité et fausseté, entre réalité et fiction, il n’y a sans doute pas de rupture franche (si du moins l’on considère les choses humaines et non le domaine des sciences pures), mais des continuités et des nuances qui vont du vrai au faux en passant par le vraisemblable, le général, l’habituel, le fréquent, le rare, l’exceptionnel, le subjectif, l’artificiel, l’invraisemblable (qui pourtant arrive parfois), le mensonge derrière lequel peut se deviner une vérité…

Taille originale : 21 x 29,7 cm
& 29,7 x 21 cm

Dans le désordre, examinons.

De scénario, il y en a très peu, et ces faibles récits sont orientés vers leur issue prévisible : l’accouplement, la baise, la pénétration multiple des orifices… Et cela sans trop attendre. On connaît la blague : la pornographie donne une image irréaliste de la vitesse à laquelle un plombier peut arriver chez vous… Mais de quelle réalité s’agit-il ? Celle des conventions sociales : la pornographie est bien évidemment une infraction aux normes de la décence, de la pudeur, de la retenue qui régissent la sexualité dans la vie publique. En principe — je dis bien en principe —, les femmes ne baisent pas immédiatement avec des inconnus au hasard des rencontres… Et les groupes de gays ne violent pas des hétéros obtus dans les toilettes publiques pour leur faire découvrir les plaisirs sodomites et autres. L’infraction peut être plus ou moins grave, passer même inaperçue. Mais elle est au cœur de la pornographie : ce qui n’est pas permis, pas possible dans la vie sociale ou plus exactement publique, s’y réalise comme par enchantement. En cela, la pornographie est porteuse d’une utopie plus ou moins heureuse, celle d’une sexualité qui ne serait plus régie par des normes sociales mais pas le seul désir qui s’exprimerait sans contraintes ni limites. Mais désir de l’individu voyeur, entièrement soumis à sa perversion à laquelle se soumet magiquement la « réalité ». Fiction utopique et pleinement égoïste donc, masturbatoire sans doute, ce qui choque celles et ceux qui croient nécessaire une morale en tout lieu, même le plus intime, même le plus imaginaire.

Du réel, il y en a bien pourtant, essentiel : les bites dressées, les chattes ouvertes, les culs exposés et les actes commis, exécutés, accomplis. C’est bien cette réalité-là que veut voir le voyeur, la spectatrice. Ce réel-là, habituellement caché, enfin se dévoile dans toutes ses formes, dans toutes ses expressions, même s’il y a artifice, mise en scène, technique préparatoire : la bite passe du trou du cul à la bouche avide, mais l’on sait ou l’on devine qu’il y a eu moult lavements préalables pour permettre l’acte obscène. Et la papavérine est injectée de façon répétée.

Mais le réel est ici singulier, extrême. La pornographie ne prétend pas représenter une sexualité « normale » (celle d’une supposée majorité) puisque cette « normalité » sexuelle est insatisfaisante, ce qui justifie le recours à la pornographie. Celle-ci m’offre ce que ma « vie » sexuelle ne m’accorde pas, qu’il s’agisse seulement de la « pimenter » ou de m’en donner un « substitut » plus ou moins total. La pornographie est un de ces « dangereux suppléments » qui prennent la place du « réel » (relisez, si vous en avez envie, Derrida[1]) ; la pornographie supplée la réalité sous une forme dérivée, nécessairement transgressive des normes sexuelles aussi diverses, multiples et variables selon les individus soient-elles. La première et la plus essentielle de ces transgressions est la représentation elle-même, le filmage, l’acte photographique auxquels se soumettent les performeuses et performeurs : les personnes « ordinaires » ne filment pas leurs ébats (sous peine de « revanche pornographique » des amants désappointés). Mais de façon générale, la pornographie se doit de montrer une réalité hors normes, celle d’un désir multiple surgissant et s’accomplissant sans contrainte, sans retenue.

Pas étonnant dès lors que beaucoup de situations représentées relèvent de la performance, performance semblable à celle des gymnastes livrant leurs corps à des tensions et des contorsions extrêmes. Mais, encore une fois, ces performances sont réelles, même si bien peu d’entre nous sommes capables d’effectuer un double salto arrière aux barres asymétriques ou de prendre part à une double pénétration anale suivie d’une triple éjaculation faciale…

Tout cela est évidemment mis en scène, organisé, dirigé pour le regard de la caméra. C’est un spectacle, et l’artifice comme celui du théâtre ou de l’opéra s’impose immédiatement au public mais s’efface progressivement jusqu’à l’acmé de la représentation dans l’illusion d’une excitation ou même d’une jouissance partagée. Le comble de l’artifice se transcende au moment du chant lyrique — la cavatine de Barberina, E lucevan le stelle dans la Tosca, l’aria du Cold Genius… — en une émotion pleine, authentique, et l’excitation surgit pareillement devant l’acte obscène, gonflant lentement verges et clitoris avant enfin de les libérer de leur excitation longtemps contenue.

Démolition/disparition

C’est là sans doute que se joue l’essentielle vérité de la pornographie car l’émotion trouble, l’excitation incontrôlée ne surgit pas devant n’importe quelle image et varie grandement selon les individus. Autrement dit, ce n’est pas l’image qui crée l’excitation mais la rencontre entre une image et un désir singulier, un désir singulièrement enfoui d’ailleurs. Et l’image agit comme révélateur de ce désir. Il est donc absurde de prétendre, comme le font les contempteurs de la pornographie, que celle-ci modèle les désirs comme l’empreinte d’un sceau sur de la cire molle. Car, si c’était le cas, n’importe quelle image — pornographique mais également autre : accident de voiture, violence corporelle, portrait masculin ou féminin, photo d’animal… — serait susceptible de provoquer l’excitation érotique, ce qui n’est évidemment pas le cas. Souvenons-nous de Crash de David Cronenberg : l’excitation des personnages naît notamment d’images de corps mutilés, accidentés ; si cela est évidemment possible, comment ne pas constater que ce désir singulier — que la plupart d’entre nous ne partageons sans doute pas — résulte de la rencontre entre une psyché singulière et des images qui révèlent quelque chose qui y est profondément enfoui. Alors, la pornographie peut être fiction, mise en scène, imagerie fantasmatique, le désir qui s’y manifeste est quant à lui incontestablement vrai car c’est lui détermine le regard pornographique. D’où la diversité des pornographies, toutes plus ou moins perverses au sens freudien, mais aussi leur « incommunicabilité » : l’hétérosexuel (masculin) appréciera généralement peu la pornographie homosexuelle, et la plupart des amateurs et amatrices de sodomies ne goûteront sans doute pas l’objet de la passion des scatophiles.

Il y a une vérité statistique dans la pornographie, car, si les désirs sont singuliers, souvent irréductibles les uns aux autres, ils sont néanmoins partagés par un nombre plus ou moins grand d’individus : l’éjaculation faciale par exemple a été à une époque largement populaire, sans doute moins aujourd’hui (car, en pornographie, il y a des modes aussi). Vient alors la grande accusation à l’encontre de la pornographie hétérosexuelle, qui serait seulement illustration et défense de la domination masculine. Et, comme tout est politique, même l’inconscient, cette imagerie est condamnable car faisant partie du continuum allant de la violence psychologique à l’assassinat bestial. Sauf que. L’imagerie est fantasmatique et illustre non pas ce qui est, ni ce qui devrait être (le supposé patriarcat), mais un désir qui, on l’a dit, lui préexiste, même s’il est plus vague, plus indécis que l’image qui apparaîtra alors comme une révélation (« c’est cette actrice-là qui me fait bander ! »). La question est donc bien celle du désir et non celle d’une supposée influence de la pornographie sur les comportements. Ce désir-là est d’abord fantasmatique, car la pornographie est bien évidemment un substitut, un « supplément » à une réalité qui est insatisfaisante (partiellement ou totalement) : elle m’offre ce dont la réalité me prive présentement. La domination en pornographie est une domination rêvée, imaginaire, comme le révèle son envers supposé, le masochisme masculin. Que celui-ci soit apparemment moins fréquent que le désir de domination ne signifie pas que l’un soit plus vrai que l’autre : tous les deux sont vrais, authentiques, et c’est cette vérité que révèle la pornographie. La manière dont se gère alors ce désir au-delà de la pornographie est affaire d’individus et relève d’une autre réalité, nécessairement diverse (encore une fois, pensez à la manière dont vit le masochiste dans la vie courante)..

Cette vérité mérite d’être interrogée, non pas de façon naïvement politique, ce qui ne conduirait qu’à la tentation du refoulement, de la répression, de la normalisation, c’est-à-dire au déni de la réalité (comme c’est le cas pour la consommation des dites « drogues »), mais de façon humaine (psychologiquement, sociologiquement…) de façon à en éclairer même de façon partielle les « mécanismes ». Pour reprendre l’exemple de l’éjaculation faciale, qu’en est-il de ce désir-là ? chez les hommes mais aussi chez les femmes qui paraissent s’en réjouir ? À qui d’ailleurs s’identifie le spectateur ou la spectatrice ? à l’éjaculateur ou à celle dont le visage s’offre au foutre jaillissant ? Et quelle rôle la beauté joue-t-elle dans ce spectacle ? Quel sens, quelles émotions entrent ici en jeu ? De quelle domination, de quelle soumission s’agit-il vraiment quand notamment le visage féminin offert à la supposée offense est souriant sinon même rieur ? Aucune de ces questions n’a de réponse évidente ni immédiate, car cette vérité de la pornographie doit nécessairement être interprétée, et cela d’une façon qui ne soit ni sommaire ni unilatérale.


1. Jacques Derrida, De la grammatologie. Paris, Minuit, 1967, p. 203-234.
Sous l'œil des caméras