dimanche 9 août 2020

Sourdes aux tentations perverses


« Quelque temps plus tard, C invita Van Dijk chez elle. Cette femme était de quinze ans son aînée. Avant le rendez-vous, il répéta devant son ami M toutes les sublimes obscénités (non, plus de métaphores !) qu’il se proposait de dire à la dame C pendant le coït. Ce fut un étrange ratage : avant qu’il n’eût trouvé le courage nécessaire, c’est elle qui les proféra. De nouveau, il fut stupéfait. Non seulement l’audace de sa partenaire avait devancé la sienne mais, chose plus étrange encore, elle avait employé littéralement les même tournures qu’il avait passé plusieurs jours à mettre au point. Cette coïncidence l’enthousiasma. Il la porta au compte d’une sorte de télépathie érotique, ou de mystérieuse parenté d’âmes. C’est ainsi qu’il entra progressivement dans sa troisième période : la période de la vérité obscène. »
« Son plus grand rival, N, un garçon du même âge, originaire de la même ville et ancien élève du même lycée, fut admis à l’École des Beaux-Arts et connut bientôt, de surcroît, un remarquable succès. Au temps de leurs études secondaires, tout le monde croyait Van Dijk beaucoup plus doué que N. Cela veut-il dire que tout le monde se trompait ? Ou bien que le talent est quelque chose que l’on peut perdre chemin faisant ? Comme on s’en doute, il n’y a pas de réponse à ces questions. D’ailleurs, l’important n’est pas là : à l’époque où ses échecs l’incitaient à renoncer définitivement à la peinture (époque des premiers succès de N), Van Dijk avait une liaison avec une fille très jeune et très belle, tandis que N épousait une riche demoiselle, si laide qu’en sa présence Van Dijk en avait le souffle coupé. Il lui semblait que cette coïncidence était comme le signe du destin, lui indiquant où se situe le centre de gravité de sa vie : non pas dans la vie publique mais dans la vie privée, non pas dans la poursuite d’une carrière mais dans le succès auprès des femmes. Et soudain, ce qui la veille encore paraissait une défaite se révéla une surprenante victoire : oui, il renonçait à la gloire, à la lutte pour la reconnaissance (lutte vaine et triste), afin de se consacrer à la vie même. Il ne se demanda même pas pourquoi, au juste, les femmes seraient la “vie même”. Cela lui semblait évident et indubitable. Il était certain d’avoir choisi une meilleure voie que son condisciple flanqué d’un laideron. Dans ces conditions, sa jeune et belle amie n’incarnait pas seulement pour lui une promesse de bonheur, mais surtout son triomphe et son orgueil. Pour confirmer cette victoire inattendue, pour la marquer du sceau de l’irrévocable, il épousa la belle, persuadé de susciter l’envie générale. »
Taille originale : 21 x 29,7 cm

Fadaises

Diptyque
Taille originale : 14,2 x 10,2 cm

« Pendant les années passées chez les F., j’ai appris que le sexe occupe au moins quatre-vingts pour cent de la tête et des yeux de l’homme. S’il a été trop longtemps privé de femmes par un séjour en mer ou en prison, ou par des années de fidélité à une épouse pimbêche, il se met à avoir la tête pleine de rêves à laisser baba un jeune sultan. Chez la plupart des hommes, le sexe se passe dans la tête. Lisez les “livres cochons”, comme on dit, les classiques et les ouvrages qu’on va vous chercher sous le comptoir. Tous écrits par des hommes. Rien que des idées de branleur solitaire, impossibles à réaliser, des jeux et des situations ridicules. Quand un homme se rend chez une putain, il s’est monté le bourrichon, il s’attend à voir ses rêves satisfaits. Ça n’arrive jamais. Et ce n’est pas possible. On peut exciter un homme, le sucer, le baiser, faire des tas de choses, mais ce qu’il y a dans la tête y restera, comme un pays de cocagne. Dans un bordel, une putain sérieuse a le devoir, c’est son travail, de lui faire vraiment apprécier le contact de deux corps, de l’amener par des jeux variés à avoir tous ses nerfs excités jusqu’au moment où il finira par éjaculer. Cela peut sembler bien peu romantique, mais la vérité du sexe n’a rien de romantique. C'est une chose réelle, qui se joue avec des corps réels. Un besoin absolu de détente, comme le ressort d’un mouvement de montre. Un plaisir animal extrêmement vif. Ceux qui parlent de romantisme dans le sexe confondent avec l’amour. Le moment venu, j’essaierai de montrer la différence, et de faire comprendre comment les deux, sexe et amour peuvent aller ensemble, sous le même collier. Les fadaises que tartinent les poètes, c'est simplement une manière chic de se branler et rien d’autre. »
Taille originale : 10,2 (ou un peu plus…) x 14,2 cm
« À mesure que notre entrée en guerre [1917] paraissait devenir inévitable, les filles devenaient de plus en plus difficiles à tenir. Je les recrutais où je les trouvais, et j’eus même une véritable femme de la bonne société, ce qui avait toujours été contre mes principes. Elle habitait près de Lake Charles, avec un mari et des enfants, mais elle avait toujours été attirée par les grosses brutes à grosse queue, et plus la queue était grosse, plus elle se faisait rudoyer, et plus elle était aux anges. Elle sortait d’une famille de gens très riches et très en vue. Elle se faisait appeler Alice et se délectait à venir passer une semaine chez nous dans les moments où il y avait vraiment du pain sur la planche, avec les ouvriers des arsenaux au portefeuille rembourré, les camionneurs qui s’enrichissaient tant et plus et tous ces individus bas et vulgaires pour qui la guerre était une providence. Ils n’auraient jamais pu, avant, se payer une maison de qualité comme la mienne, et à présent ils se rattrapaient, voulant essayer tout ce qu’ils avaient vu sur des cartes postales françaises, cassant tout, noyant les filles sous les bas de soie, les bouteilles de parfum et les liqueurs de marque. Quand ils étaient passés, la chambre ressemblait à un champ de bataille, mais ils payaient. C’était ce genre d’hommes qui plaisaient à Alice, elle les recherchait avec une vraie fureur, et plus ils étaient crasseux et mal embouchés, mieux ça valait. Elle n’en avait jamais assez de se faire enfiler, sucer, fouetter, défoncer - c’était à elle seule un sacré répertoire de tous les excès sexuels – et, avec ces butors en guêtres et chemise de soie toute neuve, elle trouvait à qui parler. Elle avait eu des extases et des orgasmes à une cadence de mitrailleuse, me disait-elle le lundi à midi en repartant pour Lake Charles, les yeux creux, tenant à peine sur ses jambes, pâle comme un poisson mort, mais heureuse. C’est ce genre de femmes, avides de faire ça pour le plaisir, qui devait finir par pousser les maisons à la faillite, mais à l’époque on ne s’en rendait pas compte. Ce n’est pas que je devenais prude, mais je commençais à sentir la fatigue. »

La disparition
« En un sens, la nature a joué un vilain tour à l’homme en lui collant en même temps sur le dos un besoin et une angoisse. Les enfants grandissent ou sont déjà grands, et le voilà qui se retrouve comme un vieux taureau mis à paître, le corps empâté et les articulations qui commencent à grincer. Mais, ils me le répétaient, ils avaient toujours dans la tête le souvenir des anciens plaisirs. Et ça les prenait aux couilles et aux reins, l’envie d’en retâter avec une fille vraiment à la hauteur, de trouver quelque chose de spécial dans la maison de Z. F. C’est comme ça que ça se passe pour beaucoup d’hommes.
À la différence des célibataires convaincus ou des noceurs de la haute, ces hommes-là, ces épaves poussées par une nécessité, se transformaient d’un seul coup en hédonistes - c’est un mot qui a une belle sonorité, même si je l’ai trouvé dans un livre. Et ils étaient mortellement sérieux, sans la moindre trace d’humour, sauf pour sortir une vieille plaisanterie éculée. Tellement concentrés sur ce qu’ils faisaient qu’ils lâchaient tout leur paquet au bout de quelques câlins, sans même obtenir ce qu’ils étaient venus chercher, et qu’on était tout disposées à leur donner. » 
Taille originale : 10,2 x 14,2
« Les gens qui ratent leur vie sexuelle ratent en général tout le reste, sauf quand ils remplacent le sexe par la course au pouvoir. Prenez n’importe quel grand manitou de la politique, du pétrole ou des chemins de fer, vous trouverez un être lamentable au lit. J’en ai connu un bon nombre dans ma carrière. Le pouvoir leur tient lieu de pine, l’argent de baisage. Quand ils ont besoin de sexe, c’est pour se détendre les nerfs. Il suffit qu’ils aient mis la main sur une grosse affaire, absorbé une compagnie de chemin de fer, saisi une grosse hypothèque ou écarté de leur route un rival politique pour qu’ils aient envie de sauter sur une femme en piaffant comme un canasson fraîchement libéré de son harnais. Mais on ne fait pas l’amour comme on avale un médicament. C’est gaspiller de la marchandise. »