lundi 27 juin 2022

Sujet au même vice…

Taille originale : 29,7 x 21 cm
& 21 x 29,7 cm
« Il me semble de voir assez clairement la suite de tout ce que j’ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeller dans le même intervalle un autre voyage de Lyon dont je ne puis marquer la place et où je me trouvai déja fort à l'étroit. Une petite anecdote assez difficile à dire ne me permettra jamais de l’oublier. J’étois un soir assis en Bellecour après un très mince souper rêvant aux moyens de me tirer d’affaire quand un homme en bonnet vint s’asseoir à côté de moi; cet homme avoit l’air d'un de ces ouvriers en soye qu’on appelle à Lyon des taffetatiers. Il m’adresse la parole, je lui réponds : voila la conversation liée. A peine avions-nous causé un quart d’heure que, toujours avec le même sang froid et sans changer de ton il me propose de nous amuser de compagnie. J’attendois qu'il m’expliquât quel étoit cet amusement ; mais sans rien ajoûter il se mit en devoir de m’en donner l'exemple. Nous nous touchions presque, et la nuit n’étoit pas assez obscure pour m’empêcher de voir à quel éxercice il se préparoit. Il n’en vouloit point à ma personne, du moins rien n’annonçoit cette intention, et le lieu ne l’eut pas favorisée. Il ne vouloit exactement comme il me l’avoit dit, que s’amuser, et que je m’amusasse, chacun pour son compte, et cela lui paroissoit si simple, qu'il n’avoit pas même supposé qu’il ne me le parut pas comme à lui. Je fus si effrayé de cette impudence que sans lui répondre, je me levai précipitamment et me mis à fuir à toutes jambes croyant avoir ce miserable à mes trousses. J’étois si troublé qu’au lieu de gagner mon logis par la rue St. Dominique, je courus du côté du quai, et ne m’arrêtai qu’au delà du pont de bois, aussi tremblant que si je venois de commettre un crime. J’étois sujet au même vice ; ce souvenir m’en guérit pour longtemps. » (en orthographe ancienne)
Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) a considéré l’homosexualité comme un trouble mental jusqu’à sa troisième édition en 1980. Dès 1973 cependant, sous pression notamment des activistes homosexuels, le Conseil d’administration de l’APA (American Psychiatric Association) a voté à l’unanimité le retrait du diagnostic d’homosexualité du DSM.

dimanche 26 juin 2022

Rappel

Taille originale : 30,8 x 21 cm
« Il est peu de sujets sur lesquels la société bourgeoise déploie plus d’hypocrisie : l’avortement est un crime répugnant auquel il est indécent de faire allusion. Qu’un écrivain décrive les joies et les souffrances d’une accouchée, c’est parfait ; qu’il parle d’une avortée, on l’accuse de se vautrer dans l’ordure et de décrire l’humanité sous un jour abject : or, il y a en France chaque année autant d’avortements que de naissances. C’est un phénomène si répandu qu’il faut le considérer comme un des risques normalement impliqués par la condition féminine. Le code s’obstine cependant à en faire un délit : il exige que cette opération délicate soit exécutée clandestinement. Rien de plus absurde que les arguments invoqués contre la législation de l’avortement.
[…]
Le livre que le docteur R* dédia en 1943 à Pétain en est un exemple éclatant ; c’est un monument de mauvaise foi. Il déclare que le fœtus n’appartient pas à la mère, c’est un être autonome. Cependant, quand ces mêmes médecins “bien-pensants” exaltent la maternité, ils affirment que le fœtus fait partie du corps maternel, qu’il n’est pas un parasite se nourrissant à ses dépens. On voit combien l’antiféminisme est encore vivace par cet acharnement que mettent certains hommes à refuser tout ce qui pourrait affranchir la femme.
[…]
Un point sur lequel s’accordent partisans et ennemis de l’avortement légal, c’est le radical échec de la répression. D’après les professeurs D*, B*, L*, il y aurait eu en France 500 000 avortements par an aux environs de 1933 ; une statistique (citée par le docteur R*) dressée en 1938 en estimait le nombre à un million. En 1941, le docteur A* hésitait entre 800 000 et un million. C’est ce dernier chiffre qui semble le plus proche de la vérité.
[…]
Du fait que l’opération se pratique dans des conditions souvent désastreuses, beaucoup d’avortements se terminent par la mort de l’avortée.
[…]
Deux cadavres de femmes avortées arrivent par semaine à l’institut médico-légal de Paris ; beaucoup provoquent des maladies définitives.
[…]
Parfois, elle ne refuse pas l’enfant sans regret ; soit parce qu’elle ne se décide pas tout de suite à le supprimer, soit parce qu’elle ne connaît aucune adresse, ou parce qu’elle n’a pas d’argent disponible et qu’elle a perdu son temps à essayer des drogues inefficaces, elle est arrivée au troisième, quatrième, cinquième mois de sa grossesse, quand elle entreprend de s’en débarrasser ; la fausse couche sera alors infiniment plus dangereuse, plus douloureuse, plus compromettante qu’au cours des premières semaines. La femme le sait ; c’est dans l’angoisse et le désespoir qu’elle tente de se délivrer.
[…]
Mais il n’est pas toujours facile de mettre la main sur une “faiseuse d’ange”, et encore moins de réunir la somme exigée ; la femme enceinte demande du secours à une amie ou elle s’opère elle-même ; ces chirurgiennes d’occasion sont souvent peu compétentes ; elles ont vite fait de se perforer avec la tringle et l’épingle à tricoter. Brutalement déclenchée et mal soignée, la fausse couche souvent plus pénible qu’un accouchement normal, s’accompagne de troubles nerveux pouvant aller jusqu’au bord de la crise épileptique, provoque parfois de graves maladies internes et peut déclencher une hémorragie mortelle. Colette a raconté, dans Gribiche, la dure agonie d’une petite danseuse de music-hall abandonnée aux mains ignorantes de sa mère ; un remède habituel, dit-elle, c’était de boire une solution de savon concentrée et ensuite de courir pendant un quart d’heure : par de tels traitements, c’est souvent en tuant la mère qu’on supprime l’enfant. »

lundi 20 juin 2022

Ravissement enfantin…

Journée du patrimoine
« Elle hocha la tête, me regarda avec sérieux, se rendit compte que j’étais réellement triste. “Don’t worry...” dit-elle ; puis elle s’agenouilla pour me faire une pipe. Elle avait une technique très au point, certainement inspirée par les films pornos — ça se voyait tout de suite car elle avait ce geste, qu’on apprend si vite dans les films, de rejeter ses cheveux en arrière pour permettre au garçon, à défaut de caméra, de vous regarder en pleine action. La fellation est depuis toujours la figure reine des films pornos, la seule qui puisse servir de modèle utile aux jeunes filles ; c’est aussi la seule où l’on retrouve parfois quelque chose de l’émotion réelle de l’acte, parce que c’est la seule où le gros plan soit, également, un gros plan du visage de la femme, où l’on puisse lire sur ses traits cette fierté joyeuse, ce ravissement enfantin qu’elle éprouve à donner du plaisir.
Taille originale : deux fois 29,7 x 21 cm
De fait, Elle me raconta par la suite qu’elle s’était refusée à cette caresse lors de sa première relation sexuelle, et qu’elle ne s’était décidée à se lancer qu’après avoir vu pas mal de films. Elle s’y prenait à présent remarquablement bien, jouissait de sa propre maîtrise, et jamais plus tard je n’hésitai, même lorsqu’elle me semblait trop fatiguée ou trop indisposée pour baiser, à lui demander une pipe. Immédiatement avant l’éjaculation elle se reculait légèrement pour recevoir le jet de sperme sur le visage ou dans la bouche, mais elle revenait ensuite à la charge pour lécher minutieusement, jusqu’à la dernière goutte. Comme beaucoup de très jolies jeunes filles elle était facilement indisposée, délicate sur le plan nutritionnel, et avait d’abord avalé avec réticence ; mais l’expérience lui avait démontré de la manière la plus claire qu’il lui faudrait en prendre son parti, que la dégustation de leur sperme n’était pas pour les hommes un acte indifférent ni optionnel, mais constituait un témoignage personnel irremplaçable ; elle s’y prêtait maintenant avec joie, et j’éprouvai un immense bonheur à jouir dans sa petite bouche. »
"We just want a nuanced discussion…"

jeudi 16 juin 2022

Rien de bon ne pouvait sortir de cet accouplement…

En diagonale
« Une espèce d'inconfort, que j'espérais psychologique, ne me lâchait pas, même lorsque dressé au-dessus de moi tu m'as rempli les oreilles d'exhortations sulfureuses.
— Chérie, regarde toujours les hommes qui mettent leur queue dans ton cul. Regarde-moi, maintenant.
Lorsque je les ai levés vers toi, mes yeux ne pouvaient soutenir la force vive, le désir cru dans ton visage planant au-dessus du mien. Te regarder, c’était une activité qui éclipsait toutes les autres. Puis il y a eu ce monologue dont je ne me souviens jamais sans une contraction mouillée, durant lequel tu n’as eu de cesse de manipuler mes petits poignets, murmurant :
— Caresse-toi. Tu as le droit. Je comprendrais, tu sais ; avec une queue dans ton cul, ce serait normal que tu te branles.
Tu étais si convaincant, en vérité, et le plaisir si annihilant, que j’ai amorcé un semblant de caresse d’une main lourde comme du plomb, oubliant un peu ma pudeur pour me rouler dans l’ordure de tes mots. Entraînée par ma propre audace, j’ai même fini par enfoncer mes doigts pour sentir ta bite si dure comprimée entre les muqueuses stratifiées de mon cul. Une vidéo à grand succès sur Youporn. La suite nous fait passer à un niveau encore supérieur.
Taille originale : 28,1 x 21 cm
& 21 x 28,1 cm
Il t’a soudain pris la fantaisie de me retourner à quatre pattes, et c’est à ce moment que j’ai eu mon premier mauvais pressentiment : quelque chose n’allait pas. Pas comme je le voulais, du moins. Comment t’expliquer ? (Même aussi loin de toi que je puisse l’être, la seule pensée de ton sourire quelque part en France me crispe dans un spasme d’embarras et d’excitation mêlés.) Ça sentait quelque chose. Peut-être pas une odeur réelle ; peut-être n’était-ce encore que celle du doute.
J’étais à présent persuadée que rien de bon ne pourrait ressortir de cet accouplement, s’il durait encore. Et déjà j’imaginais l’immonde mortification, la scène se répétant inlassablement dans ma tête des mois et des mois plus tard, et toi, à jamais incapable de me regarder comme avant. Je voulais te dire d’arrêter. C’était ma seule urgence. Te tirer de là et — je ne sais pas, moi — d’une manière ou d’une autre te garder dans l’ignorance complète de ce possible incident diplomatique. Te sucer, même. Tout, mais pas que tu voies ça.
Heureusement, je n’ai pas été amenée à de telles extrémités. Semblant totalement innocent du drame qui se tramait seconde après seconde, tu as joui plutôt rapidement, me prévenant d’une voix à damner une religieuse que j’allais me retrouver « remplie de foutre » (sic). Nombre de répliques très drôles me sont venues à l’esprit, alors même que je priais de toutes mes forces.
Le doute est devenu palpable juste après. Tu t’es retiré très rapidement, me laissant béante à un moment où j’aurais sans conteste préféré ne pas l’être. J’ai passé le plus clair de ces quinze minutes à épier ta queue, manœuvre que tu compliquais considérablement en me retenant contre ton cœur. Puis le temps, notre temps, a filé, et il a fallu que tu prennes ta douche.
— Pourquoi ? t’ai-je demandé, un peu trop fébrilement.
Il faisait trente-cinq degrés dehors, cent de plus dans mon cul, nous ruisselions de sueur et je portais Shalimar, le moyen le plus sûr de te faire pincer par ta femme. Mais il fallait que je l’entende de ta bouche. Tu as juste souri.
— Je vais être à la clinique toute la journée, tu sais.
Alors je t’ai suivi comme ton ombre jusqu’à ma salle de bains, m’asseyant sur le rebord de la baignoire, t’étourdissant par des discours d’une flamboyante légèreté. Sous ma frange, cette mécanique de surveillance et d’analyse que déploient les filles après des pratiques risquées était en branle. Mais il n’y avait rien. C’était un malentendu. De retour dans ma chambre, où nos vêtements jonchaient le sol comme un Rorschach de l’urgence, tu m’as longuement couvée du regard, souriant de toutes tes dents pour souffler, presque incrédule :
— Tu me plais tellement..
Et pour moi, ça a été la fin des tourments. Puisque je te plaisais tellement, je ne pouvais pas t’avoir chié dessus. Tu m’as embrassée une dernière fois sur le pas de la porte, je t’ai regardé t’éloigner et me faire un baiser de la main au volant de ta voiture noire, un sourire de femme heureuse et gavée d’amour aux lèvres. Il y avait la trace rouge de tes ongles dans mes cuisses. J’étais bien. J’ai couru faire pipi, cigarette au bec. Et même si je sais tous les Sade que tu as pu lire, toutes les scènes ignobles des Onze Mille Verges et des Mandiargues que tu connais sur le bout des ongles, même si je ne suis jamais qu’une gamine de vingt ans, je ne peux m’empêcher de te prévenir — c’est là que l’histoire devient atroce.
C’est au moment où j’ai voulu m’essuyer que j’ai compris que mes doutes n’étaient pas vains. Du tout. Ma tête a commencé à tourner. J’ai jeté ma clope dans les toilettes, couru avec la culotte sur les chevilles jusqu’à ma chambre, sachant déjà comme dans un film quel cauchemar m’attendait au fond du lit encore chaud.
— Deux énormes traces de merde, ai-je soufflé à Babette par téléphone, au bord d’un fou rire nerveux (et solitaire).
Deux énormes traces de merde qui, comme elle a pu le constater une heure plus tard, avaient la forme exacte de doigts que l’on aurait essuyés en vitesse sur les draps. »

mercredi 15 juin 2022

Exercice de lucidité

Taille originale : deux fois 21 x 29,7 cm

On se souvient sans doute de ces propos de Karl Marx qui stigmatise cette « foule de travailleurs prétendument supérieurs — les fonctionnaires, artistes, médecins, curés, juges, avocats, etc. — qui non seulement ne sont pas productifs, mais essentiellement destructifs ». Ailleurs, il précise : « Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu’il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. (...) Dans une organisation communiste de la société, l’assujettissement de l’artiste à l’esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d’esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l’assujettissement de l’individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l’appellation reflète parfaitement l’étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. ». Et il ajoute encore : « Dans la société communiste, [...] personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la société qui [...] me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »

Quelques réflexions sommaires à ce propos.

D’abord, les artistes qui, nombreux au 20e siècle, se sont sentis solidaires — ou du moins se sont affirmés comme tels — de la classe ouvrière ont singulièrement oublié ces propos virulents de Marx les accusant d’être des parasites « destructifs » dans la mesure où ils bénéficient (ou bénéficieraient) d’une part de la plus-value extorquée aux ouvriers et aux autres travailleurs. Les artistes (du moins quand ils sont rétribués) participent effectivement d’une industrie du luxe dont profitent essentiellement les membres des classes supérieures.

Ils ont également oublié la dénonciation de la division du travail dont les artistes sont les bénéficiaires puisqu’en se consacrant à des tâches « nobles », « prétendument supérieur[e]s », ils s’épargnent des travaux beaucoup plus rudes et pourtant nécessaires comme ceux de l’agriculture ou de l’industrie. De ce point de vue, l’hypocrisie des artistes « progressistes » ou « révolutionnaires » (ou leur cécité) est sans doute largement partagée aujourd’hui par cette foule de travailleurs qui n’a cessé de croître avec le développement du secteur des services mais qui, du point de vue de Marx, serait considéré comme essentiellement « destructive »

L’utopie marxienne d’une société sans division du travail est également tombée dans les oubliettes de l’Histoire tant elle semble naïve et éloignée des réalités de la société industrielle que Marx connaissait pourtant bien. Personne n’a envie « de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de s’occuper d'élevage le soir et de s’adonner à la critique après le repas » ! À ce propos, c’est plutôt l’hypocrisie de Karl Marx lui-même qu’il faut relever ici alors qu’il s’est entièrement consacré à la rédaction de son grand œuvre de critique politique et économique, et qu’il lui paraissait manifestement plus important de rédiger le Capital que de pêcher un quelconque poisson pour se nourrir. S’il n’avait pas la sensibilité artiste manifestement, il appréciait néanmoins, comme ces « travailleurs prétendument supérieurs », la gloire qui est attachée à la production de ce que Bourdieu appellera plus tard les « biens symboliques ».

Pourtant, les peintres du dimanche se sont multipliés avec l’augmentation du temps de loisir, et, d’une certaine manière, chacun a l’occasion de « faire de la peinture » s’il en a envie (du moins dans les sociétés riches et développées). À l’autre extrême cependant, l’on trouve des artistes célèbres, sinon hyper-célébrés, dont les œuvres se vendent à des prix records. Et il ne faut pas oublier les milliers sinon les millions d’artistes (au niveau mondial) qui prétendent à un statut professionnel — ils ne veulent pas pêcher le matin ni cultiver les champs l’après-midi… — mais qui vivent en réalité dans des conditions difficiles, obligés souvent de recourir à un second métier (notamment dans l’enseignement ou dans l’animation culturelle). Le marché de l’art présente ainsi une forme particulière, en forme d’entonnoir renversé, pourrait-on dire : il y a une foule d’artistes à la base peu visibles, peu célébrés, peu rémunérés, puis des artistes de moins en moins nombreux dans les niveaux supérieurs de l’entonnoir qui ont l’occasion d’exposer dans des lieux plus ou moins prestigieux, qui bénéficient de l’attention des médias spécialisés et des instances de consécration selon l’expression de Bourdieu, qui tirent enfin des revenus plus ou moins conséquents de leur activité. S’il y a des conflits de légitimité notamment entre les nouveaux « entrants » et les artistes reconnus (souvent dénoncés comme académiques ou profiteurs du « système »), s’il y a une logique de la distinction qui pousse continuellement à remettre en cause les hiérarchies actuelles, personne — sauf le sociologue extérieur — ne conteste la logique de ce marché singulier où par ailleurs l’offre dépasse largement la demande. Le choix des acheteurs (qui ne représentent qu’une fraction de la population) se porte sur les biens « rares », c’est-à-dire qui sont déjà reconnus (ne serait-ce que par leur présence dans une galerie) et célébrés. La logique de la distinction joue également du côté de la demande et implique d’exclure les productions jugées « « sans intérêt », « médiocres », « inabouties », « quelconques »… Le marché de l’art repose donc sur une masse de « travailleurs » dont le travail pourtant est « sans valeur », ni artistique, ni financière.

Mais l’on comprend sans doute facilement pourquoi aucun artiste ne remet réellement en cause ce marché. C’est la logique de la loterie où énormément de participants acceptent d’acheter un billet même si leur chance de gagner est individuellement minime. Le prix à payer pour les artistes est certainement plus élevé (du point de vue de l’investissement humain), et c’est sans doute moins l’argent qu’ils visent d’abord que la reconnaissance des pairs ou la « gloire » auprès du public. Pour un marxiste conséquent, un tel marché est en définitive une illusion, un miroir aux alouettes, mais il n’y a sans doute pas d’artistes foncièrement marxistes… sauf peut-être les peintres du dimanche qui ont renoncé à jouer le jeu de ce supposé marché de dupes.

« Le maniérisme joue avec toutes les difficultés de la représentation picturale et cultive le raccourci. »

Pour terminer, il faut cependant relever une dernière illusion dans les propos de Karl Marx ou plutôt une tache aveugle. Il savait bien que pour écrire le Capital, il lui fallait plus que quelques heures d’après-diner. Et il savait aussi que sa Critique, loin d’être l’œuvre d’un amateur, était meilleure, plus riche, plus consistante, plus importante, plus juste que maints ouvrages de philosophie ou d’économie politique qui encombraient les étagères des bibliothèques de son temps. Mais il n’avait pas la fibre artistique, et il n’était sans doute pas capable d’apprécier ce genre de productions ni de comprendre que le chef d’œuvre est « rare » et qu’il implique un « travail » de création aussi intense que spécialisé. Comme tous les esprits « critiques », plus ou moins sociologues, il ne voyait sans doute dans les hiérarchies artistiques que des choix arbitraires, des « coups de force » symboliques destinés à masquer des intérêts beaucoup plus matériels et surtout financiers (comme le rappelle encore lourdement Bernard Lahire dans un ouvrage de près de six cents pages…).

Bien entendu, l’art moderne et surtout contemporain a fait éclater les critères d’évaluation, donnant une apparence d’arbitraire à l’ensemble du champ où se mêleraient inextricablement le snobisme, la provocation, la futilité, l’hermétisme, l’esbroufe, le subjectivisme et le n’importe quoi… Il ne s’agit pas de défendre toutes les formes de l’art actuel (ni de son marché soumis, comme on le sait bien, aux spéculations financières) mais seulement d’affirmer deux choses. L’art est aujourd’hui et depuis fort longtemps sinon depuis sa naissance un métier spécialisé qui demande du temps, du travail, de la recherche, de la réflexion, de l’habileté, des savoirs diversifiés, ces différentes compétences s’équilibrant de manière différente selon les domaines et les personnalités : la Fontaine de Duchamp ne demandait que peu de compétence technique (sinon aucune) mais une bonne connaissance de l’histoire de l’art, une intelligence subtile et pas mal d’ironie.

Par ailleurs, il existe des critères multiples et divers qui permettent l’exercice du jugement dans le domaine artistique et qui expliquent la forme même de ce marché : ce sont ces jugements multiples qui s’exercent aux différents niveaux de ce que l’on a décrit comme un entonnoir inversé (qu’on pourrait sans doute comparer à celui dont la caricature affuble traditionnellement la folie…). Ces critères sont difficilement objectivables, variables historiquement et régionalement, comportant une part irréductible de subjectivité (laquelle est elle-même soumise à toutes sortes d’influences difficilement mesurables), et les querelles seront interminables et surtout indécidables. Mais les hiérarchies existent, construites par consensus plus ou moins larges, plus ou moins éphémères, plus ou moins fragiles. Galeristes, critiques, « théoriciens », amateurs d’art, simples spectateurs d’expositions ou de musées prennent du temps pour apprécier certaines œuvres (ou réalisations ou installations ou toute autre expression artistique), ou pas, et, à moins de prétendre à une folie générale (comme s’y exerce la satire1), ces jugements ne sont pas rien, et il n’y a pas de raison de douter de leur validité, même si elle n’est évidemment pas universelle, même si l’on peut lui opposer d’autres critères d’appréciation et estimer par exemple que la Fontaine de Duchamp se résume à une provocation sans grand intérêt.

Or c’est cela qui est refusé dans l’utopie marxienne qui repose sur un idéal d’égalité radicale en toutes choses. Et il est à peu près certain que, dans cette société de peintres du dimanche ou de fin de soirée, on ne rencontrerait jamais d’artistes comparables à Giotto, au Caravage, à Claude Lorrain, à Breughel, à Manet, à Picasso, à Anish Kapoor, à Pollock ou Yan Pei-Ming. Et d’histoire de l’art, il ne serait pas question devant l’accumulation d’œuvres hétéroclites et insignifiantes.

 


1. L’on peut penser au film de Ruben Östlund, The Square, qui est une satire féroce du milieu de l’art mais qui, en tant que film, se présente lui aussi comme une œuvre d’art soumise au jugement de ses pairs et du public comme en témoigne la palme d’or obtenue en 2017 au festival de Cannes…

lundi 13 juin 2022

Union avec un troupeau de vaches ?

D'époques différentes
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Si, dans la réalité de la vie intime des couples dans toutes les sociétés, l’usage sexuel, la recherche du plaisir et l’usage procréatif ne sont pas nécessairement dissociés, nombre de cultures ont cependant cherché à réaliser cette dissociation, en chassant la recherche du plaisir sexuel du rapport conjugal procréatif et en refusant aux rapports illicites extraconjugaux le droit de porter des fruits légitimes. En Grèce, trois types de femmes différentes s’occupaient du maître de maison citoyen : l’épouse née dans la Cité, pourvoyeuse de fils dans la chasteté et la fidélité, la concubine qui s’occupait du bien-être quotidien du corps, et l’hétaïre ou la prostituée, de haut vol ou non, qui prenait en charge le plaisir sexuel. C’est vrai de l’Inde, où la société “admet le recours aux courtisanes pour préserver la pudeur des épouses”. À l’extérieur du domaine familial, la liberté est grande et “l’union simultanée avec plusieurs femmes s’appelle l’union avec un troupeau de vaches”. Les devadâsi, danseuses sacrées et servantes du dieu, “sont à la fois tentatrices des ascètes et récompenses des dévots”. C’est vrai aussi d’Israël qui, au temps du Déluge, permettait le mariage d’un homme avec deux femmes, l’une pour lui donner des enfants, l’autre pour lui donner du plaisir, laquelle utilisait des potions d’herbes pour rester stérile. À Byzance, la découverte dans les égouts des bains d’Asqelon des ossements d’une centaine de bébés morts immédiatement après leur naissance, presque tous de sexe masculin, montre que l’infanticide était de règle quand la contraception n’était pas efficace dans le milieu des hétaïres et prostituées. Mais on gardait les fillettes, ressource utile et surtout gratuite pour renouveler les stocks futurs. Car pour alimenter les bordels, les hétaïres achetaient de jeunes esclaves ou élevaient des fillettes qui avaient été exposées. Ainsi, dans une société close de prostituées, la fillette née d’une hétaïre et épargnée à sa naissance (rare exemple d’une situation où ce n’est pas l’inverse qui s’accomplit) avait sa voie non seulement tracée d’avance, mais par sa présence elle assurait sa mère d’être entourée de soins dans sa vieillesse. Ce fut le sort de celle qui devint l’impératrice Théodora, née dans un bordel et réputée avoir connu les mêmes jeux sexuels que ses compagnes pour l’amusement des hommes, où des oies sont invitées à venir picorer le grain dont les sexes des femmes sont emplis. »
Lèche m’encor, relèche-moi et lèche
Taille originale: 21 x 28,1 cm

jeudi 9 juin 2022

Le traitement des corps

Taille originale : 29,7 x 42 cm
et 21 x 29,7 cm
« Cette “fantaisie” que revendique Véronèse est une qualité que, d'une certaine manière, on peut dire caractéristique des peintres de la seconde moitié du XVIe siècle. Alors qu'à d'autres époques les artistes feignent de s'effacer derrière l'imitation du modèle, c'est-à-dire de la nature, ou qu'ils bornent leur ambition à respecter les conventions stylistiques du moment, qu'elles soient gothiques, classiques, baroques, etc., les peintres, entre les années 1520 et 1600 environ, revendiquent le droit à une maniera qui soit propre à chacun, autrement dit à un style qui fasse reconnaître leur personnalité dans chacun de leur tableau. Il est probable que l'exaltation de la conscience de soi, typique de la philosophie humaniste des XVe et XVIe siècles, a favorisé cette tendance des peintres à manifester leur ego. Le combat qui se mène alors pour la dignité du peintre, l'idée, qui commence alors à apparaître, que l'artiste est un individu singulier, un “génie” irréductible aux gens communs, sont certainement aussi responsables de cette évolution.
Quoi qu'il en soit, l'épanouissement de styles personnels ou, plus exactement, l'exagération délibérée des caractères qui identifient les façons de peindre, trouve dans le traitement des corps un lieu d'expression privilégié. Il est impossible d'énumérer ici les diverses solutions que les peintres ont trouvées, à cette époque, pour représenter des corps selon une manière qui leur soit propre : ces solutions, par définition, sont aussi nombreuses que les artistes eux-mêmes. Il suffit de remarquer que les critiques, tant anciens que modernes, utilisent pour décrire leurs figures des qualificatifs qui, tous, appartiennent au registre de l'étonnement et, souvent, de la désapprobation. »

jeudi 2 juin 2022

Nathalie (entre économie et politique)

2 avril 2022

Chère amie,

Je crois que je suis trop vieux pour discuter politique…

Quoique… Ce sont bien les propos de Nathalie A. que j’ai lus ou entendus ailleurs.

Je ne les juge pas d’un point de vue moral (ou moralement politique car les deux se confondent chez elle) mais du point de vue des faits.

Du point de vue moral, sa logique est bien connue : le mal, c’est le capitalisme, or les États-Unis sont l’empire capitaliste donc c’est l’empire du mal comme le prouvent le Chili, l’Irak, l’Afghanistan, etc. Je trouve cela malsain comme raisonnement : les crimes des uns justifieraient les crimes des autres… comme si tous ceux qui dénonçaient l’agression russe en Ukraine étaient des partisans de l’impérialisme américain, mais bon passons.

Du point de vue factuel par contre, je pense que ce qu’elle dit est faux. Elle reprend la propagande russe sur l’élargissement de l’Otan comme si ces arguments expliquaient la politique de Poutine. Or c’est de la propagande comme ses accusations à l’encontre des supposés nazis ukrainiens. Cette blague-là, Nathalie ne l’a pas reprise, mais l’autre prétexte ne vaut pas beaucoup mieux. Je crois qu’elle ne comprend pas en fait ce qu’est la géopolitique. C’est une logique d’empire. Un empire a besoin de pays soumis, vassaux, alliés, affidés, et la concurrence entre empires n’est qu’une des composantes de leur logique qui est celle de la main mise sur toutes les proies plus faibles à leur portée. L’empire américain, US plus exactement, a mis la main à plusieurs reprises sur différents pays d'Amérique latine, sans que la menace communiste n’y ait la moindre part (notamment à l’époque des républiques bananières), et l’on comprend bien la haine ou la détestation que les peuples d’Amérique latine ont à l’égard des « Gringos ». C’est la même chose pour la Russie (anciennement URSS), quand elle intervient en Afghanistan, en Géorgie, en Tchétchénie, dans le Donbass, en Crimée puis en Ukraine. Nathalie peut parler de brigands, mais c’est ce qu’a fait son maître à penser Léon qui n’a pas hésité, après la Révolution, à mener des guerres sanglantes pour maintenir et étendre l’empire soviétique (notamment en Ukraine…).

Dans le cas précis de l’invasion de l’Ukraine, parler d’une responsabilité de l’Otan relève de la propagande. L’Otan n’a évidemment aucune intention d’attaquer la Russie puissance nucléaire comme l’a rappelé si gentiment Poutine. Et dans le cas de l’élargissement, le rôle de l’Otan est défensif : c’est bien pour cela que les pays d’Europe centrale ont tous volontairement adhéré à l’Otan parce qu’ils avaient des raisons objectives de croire que la Russie était prête, quand l’occasion se présenterait, à leur remettre la main dessus. Et l’invasion de l’Ukraine leur donne évidemment raison… C’est une guerre impérialiste (mais pas au sens léniniste), et la concurrence entre empires n’est qu’une composante de cette logique. La logique profonde, c’est la puissance politique, géopolitique plus exactement. Ce n’est pas une logique économique comme le pense Nathalie qui parle de « brigands » et qui réfléchit dans une perspective étroitement marxiste (alors qu'elle aurait dû plutôt lire dans ce cas d'espèce Norbert Elias ou même mieux Shakespeare !). Poutine a besoin d’affirmer sa puissance aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur, et, pour lui, il était temps de mettre l’Ukraine au pas, c’est-à-dire d’en faire un pays vassal. Peut-être qu’il n’y arrivera pas, mais il en tirera un bénéfice politique minimal : l’indépendance reconnue de la Crimée, l’autonomie du Donbass, un accès élargi à la mer d’Azov, une « alliance » économique, politique avec la Russie ou que sais-je encore. Ce qui est sûr en tout cas du point de vue des peuples et non plus des empires, c’est que les Ukrainiens dans leur majorité ne souhaitent pas, ne souhaitaient pas être sous domination russe (et que l’impérialisme américain leur paraissait sans doute plus doux comme pour les autres pays d’Europe centrale devenus membres de l’Otan).

On peut être pacifiste (je le suis et je ne suis pas prêt à mourir pour la Crimée), on peut être internationaliste comme Nathalie (Prolétaires de tous les pays unissez-vous), mais, à mes yeux, une morale simpliste (« tous des brigands ») ne peut pas remplacer une analyse exacte des différentes situations si l’on prétend juger des responsabilités des uns et des autres. En l’occurrence, Nathalie reproche aux Ukrainiens de vouloir être indépendants…

 Croyez, très chère, en mon amitié la plus sincère, etc.

Regard oblique

6 avril 2022

Cara amica,

Avec le temps me vient une réflexion plus générale sur le même propos.

Nathalie, comme tous les militants marxistes, a beaucoup de difficultés à penser le pouvoir, même si elle l’exerce très certainement dans sa propre organisation. C’est une tache aveugle parce que la vulgate marxiste affirme que « la base économique est déterminante en dernière instance ». Autrement dit, la clé d’explication universelle est l’intérêt économique, l’intérêt économique caché par la bourgeoisie. Et, comme les États-Unis sont l’empire du capitalisme, ce sont les intérêts (économiques) de la puissance américaine qui guident (ou guideraient) le monde… Mais, dans une telle perspective, la politique étrangère de Poutine devient incompréhensible : elle ne peut être qu’une « réaction » à celle — impérialiste bien sûr — de l’Otan. Je l’ai déjà dit.

Mais tout cela témoigne d’une incompréhension profonde du pouvoir politique qui ne serait qu’une « superstructure », simple reflet de la lutte des classes. Marx, qui était quand même plus subtil que Nathalie, évoque à propos du coup d’État de Louis Bonaparte « ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire » qui permet à un homme seul d’exercer le pouvoir et qui substitue au « despotisme d’une classe » celui « d’un individu », mais il ne peut s’empêcher de considérer qu’il s’agit là d’un « mécanisme étatique complexe et artificiel, [d’une] armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et [d’une] autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores », estimant qu’il s’agit là de l’héritage de la centralisation monarchique d’Ancien Régime. Marx reconnaît « que, sous le second Bonaparte, l’État semble être devenu complètement indépendant », mais il fait du président bientôt empereur le représentant des « paysans parcellaires », réduisant l’État et surtout l’exercice de l’État à traduire des intérêts de classe (ou de fractions de classe), même s’il ne manque pas de railler les illusions que ces petits paysans se font sur leurs propres intérêts. Mais il ne s’interroge pas plus avant sur ce « mécanisme étatique » qui permet à un homme seul d’exercer un pouvoir despotique. De la même manière, Léon, le maître à penser de Nathalie, aura bien de la peine à comprendre le stalinisme, dont il sera pourtant la victime, et il n’y verra qu’une réaction de la « bureaucratie » face aux changements révolutionnaires. Comment Staline établira un pouvoir absolu, pourquoi Staline liquidera ses plus fidèles serviteurs, pourquoi Staline fera assassiner ou déporter des millions de personnes qui n’étaient même pas nécessairement hostiles au pouvoir soviétique, cela restera inexpliqué, inexplicable, jugé finalement secondaire par rapport à « la lutte des classes ».

Cette manière de penser qui voit des individus mus essentiellement par leur intérêt économique et qui interprète l’ensemble de l’histoire comme un conflit entre des intérêts opposés est très largement partagée par nos contemporains qui, notamment à chaque conflit militaire, évoquent facilement le gaz, le pétrole, les « matières premières » ou n’importe quel élément économique plus ou moins caché comme la cause supposée cachée de ces guerres ou interventions militaires. Que les intérêts économiques jouent un grand rôle dans nos sociétés est indéniable et on trouverait des milliers d’exemples (et même plus !) qui le confirment. Mais ce rôle important ne signifie pas que la supposée base économique soit « déterminante en dernière instance », ni qu’elle explique en particulier l’action politique. C’est Karl Polanyi qui, dans la Grande Transformation, a montré que cette manière de penser, qui voit dans l’économie une sphère à la fois autonome (l’économie de marché) et soumettant l’ensemble de la société à son emprise, est une idéologie caractéristique des sociétés contemporaines mais inconnue des sociétés anciennes ou étrangères au monde occidental. Cela ne signifie pas que les motivations qui ne sont pas strictement économiques soient plus « nobles » ou moralement plus élevées que l’intérêt bassement matériel, et la gloire des guerriers se réalise avec une violence souvent extrême. Mais on n’explique pas le comportement d’un guerrier comme celui d’un entrepreneur capitaliste, et le contrôle religieux et moral de l’Église catholique sur les populations n’a pas grand-chose à voir avec les revendications salariales d’un syndicaliste. Et dans notre monde, l’action politique, notamment au niveau international, ne relève pas d’une logique étroitement économique. Il est même étonnant de voir combien de nos concitoyens sont persuadés que les hommes politiques agissent pour « l’argent » alors que les rémunérations et rétributions les plus élevées se retrouvent évidemment dans les entreprises privées.

Si l’on est un peu sociologue, il faut admettre que les hommes politiques sont soumis à des déterminations qui sont propres à ce champ, comme dirait Bourdieu, même si ces déterminations, pour ce qu’on en aperçoit, ne sont que partielles ou partiellement explicatives. Mais il s’agit d’un champ — la politique — qui est très spécifique et qui de ce fait est peu compréhensible pour ceux et celles qui lui sont extérieurs (c’est-à-dire la majorité d’entre nous). À ce propos, Bourdieu cependant parle toujours de « capital » (économique, social, symbolique, politique…) alors que le pouvoir politique ne s’accumule pas comme des lingots d’or à la banque. Le pouvoir n’est pas une chose, c’est une relation. Il faut se faire obéir. Sur ce point, les analyses de Max Weber, un des maîtres à penser de Bourdieu, sont plus éclairantes, car les différentes formes de domination (traditionnelle, charismatique rationnelle ou légale selon sa terminologie) reposent, rappelle-t-il, sur la « croyance en la légitimité » du pouvoir, croyance qui est en principe celle des dominés (ou d’une majorité d’entre eux). Mais comme on le voit bien aux moments révolutionnaires ou de trouble politique, le pouvoir résulte à la fois de la concurrence entre les prétendants et de leur capacité à nouer des alliances. Il faut des alliés, des affidés, des soutiens, des fidèles… Bien entendu, les phénomènes de routinisation et de bureaucratisation finissent par stabiliser le pouvoir, mais celui-ci reste toujours inquiet d’une concurrence, d’une contestation possible. Ce qui explique que le pouvoir tend à s’étendre, à vouloir étendre sa domination. Cette logique peut sembler absurde vue de l’extérieur — pourquoi toujours plus de pouvoir ? —, mais elle s’impose aux hommes politiques comme l’accumulation économique s’impose aux capitalistes (même si bien sûr cette « logique » n’est pas absolue).

Mais les deux logiques sont différentes, et l’on ne peut pas rabattre l’une sur l’autre, comme le montre, entre mille autres exemples, la guerre du Viêt-Nam menée par les États-Unis : aucun intérêt économique ne justifiait une guerre aussi longue et aussi coûteuse, et c’est une logique d’alliance, de soutien à un allié, qui s’est alors imposée au gouvernement américain en même temps que la peur d’une perte éventuelle de sa propre puissance. Même l’anticommunisme n’a pas empêché le président Nixon d’aller quelques années plus tard à Pékin pour essayer de nouer une nouvelle alliance avec un ennemi historique. Plus tard, les deux guerres du Golfe menées par les États-Unis n’ont pas été menées « pour le pétrole », comme l’ont dit et répété des critiques plus ou moins éclairés, mais pour des raisons géostratégiques : encore une fois, il aurait été bien moins coûteux d’acheter l’or noir de Saddam Hussein que d’engager de telles opérations militaires, mais il s’agissait pour les États-Unis de modifier l’équilibre politique dans la région alors qu’ils devaient faire face notamment à l’hostilité d’un ancien allié, l’Iran. Même l’invasion de l’Irak en 2003, basée sur des mensonges patents, visait à établir au Moyen-Orient un arc de pays alliés ou du moins favorables aux États-Unis, ce qui s’est révélé finalement un désastre politique au profit de l’Iran puis de la Russie revenue dans le jeu via la Syrie. Et l’on peut faire la même réflexion concernant le soutien américain inconditionnel à Israël qui ne s’explique évidemment pas par des raisons économiques.

Réfléchir de manière « marxiste » ou plus généralement « économiste » ne permet pas de comprendre les véritables motivations de l’action politique qui tient compte bien entendu des intérêts économiques du pays mais qui vise essentiellement à renforcer ou au moins à conforter le pouvoir d’État. C’est vrai en politique intérieure où l’on voit que les États modernes occidentaux se sont constitués grâce à deux grands mécanismes, le monopole de la violence « légitime » (justice, police) et le monopole fiscal. Aux monarchies absolues ont sans doute succédé des régimes caractérisés par une division plus ou moins importante des pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif), mais cet affaiblissement apparent du pouvoir est lié à la « rationalisation » et la « bureaucratisation » de l’État, ce que Weber appelle la domination légale, mais également à une diminution de la violence d’État (qui résulte pour une part de ce que Norbert Élias a défini comme la civilisation des mœurs). Il faut rappeler que l’alternance des majorités parlementaires n’a été rendue possible que lorsque que les dirigeants en place ont été convaincus qu’ils ne seraient pas exécutés s’ils perdaient le pouvoir… Et bien entendu, l’on voit, dans de nombreux pays aux traditions démocratiques moins solides ou carrément inexistantes, comment les pouvoirs menacés par la contestation peuvent réagir de manière violente.

En outre, au niveau international, là où il n’existe pas ou peu de mécanismes de régulation des conflits, la politique de puissance reste le mécanisme essentiel. La concurrence entre puissances est un des facteurs de cette stratégie mais ce n’est pas nécessairement le plus déterminant (comme on l’a cru lors de la Guerre froide entre deux blocs antagonistes) : l’exemple récent de la Russie de Poutine est de ce point de vue éclairant puisque l’on voit comment il profite de chaque opportunité pour étendre sa domination territoriale. L’on voit aussi comment le président russe accroit son emprise (et son empire) à l’extérieur mais également à l’intérieur, suscitant par la propagande l’adhésion d’une large partie de son opinion grâce à sa politique extérieure. Mais une telle stratégie n’est pas propre aux régimes autocratiques, et il faut se souvenir par exemple de la Guerre des Malouines, évidemment coûteuse pour la Grande-Bretagne, sans intérêt d’un point de vue économique mais essentielle comme démonstration de puissance extérieure pour Margaret Thatcher et comme test de popularité intérieure. Bien d’autres exemples peuvent être évoqués, qu’il s’agisse de l’occupation du Tibet par la Chine, du conflit au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, du conflit frontalier sino-soviétique de 1969, du refus de Churchill de négocier en juin 1940 avec l’Allemagne nazie…

Cela peut nous sembler à la fois évident — la politique, c’est prendre, exercer, conserver étendre le pouvoir — et absurde lorsque l’on constate comme simple citoyen le coût en particulier humain d’un conflit comme la Première Guerre mondiale… C’est pour cela que nous sommes tentés dans de telles circonstances de prêter aux chefs d’État des intérêts cachés qui nous semblent plus « logiques », plus « clairs », plus « naturels » que la pure recherche de la puissance politique.

Mi è gradito esprimerLe l’espressione del mio sincero omaggio,

Taille originale (papiers collés) : 50,7 x 29,7 (gauche)
& 21 x 29,7 cm (droite)

12 avril 2022

Amie très chère,

En prolongement de mon courrier précédent, je crois qu’il est intéressant de revenir sur l’interprétation du stalinisme mais également plus largement de toutes les politiques d’inspiration léniniste. J’ai signalé précédemment que Trotski était incapable d’expliquer le stalinisme sinon comme une réaction de la classe (ou de la fraction classe) bureaucratique. Pour comprendre cet aveuglement, il faut évidemment prendre en considération les schèmes mentaux de Trotski mais également de Lénine, pour qui le marxisme était la seule grille d’interprétation valide et même plus profondément la Vérité du monde et de l’histoire. Dès lors, le marxisme a été pour les bolcheviks et les communistes qui les ont suivis une idéologie… au sens marxiste du terme, c’est-à-dire un ensemble d’idées plus ou moins cohérentes destinées à justifier leur action tout en masquant les véritables mobiles de cette action, de la même manière, par exemple, que l’idéologie colonialiste — apporter la civilisation et le progrès aux peuples arriérés et primitifs — n’était que le paravent d’une exploitation économique basée sur la violence et l’extorsion. L’idéologie au sens marxiste nous aveugle donc sur nos propres comportements dont les « véritables » raisons nous échappent. L’on peut d’ailleurs considérer qu’il s’agit là d’un principe fondamental des sciences sociales, car, si les hommes et les femmes avaient une connaissance immédiate et complète de ce qu’ils font, toute recherche scientifique ne ferait que répéter cette connaissance. Bien entendu, les individus ne sont pas complètement aveugles, et ils ont une conscience certaine mais partielle et déformée de leur propre action.

Quel est alors, si l’on suit cette hypothèse, le principe d’action des bolcheviks ? Pour Lénine et les bolcheviks, il s’agissait bien sûr de mener une révolution socialiste, de créer un parti révolutionnaire susceptible de renverser le pouvoir en place et d’exercer une dictature en faveur du prolétariat menant finalement à la disparition des différentes classes sociales. Il faut tout de suite noter que Lénine a privilégié dans ses écrits les plus célèbres la réflexion sur le pouvoir d’État, sur l’absolue nécessité d’en prendre le contrôle total, mettant au second plan les transformations sociales qui devraient suivre la révolution. On sait que l’industrialisation sous Staline en sera le moteur principal, industrialisation qui au final se fera au service de la puissance d’État.

Autrement dit, il s’agissait de prendre le pouvoir politique pour faire la révolution sociale. Mais c’est typiquement une posture idéologique où l’objectif final, en apparence noble et généreux, camoufle l’action véritable qui était bien d’établir une dictature pour autant qu’elle se fasse au nom de prolétariat. En aucun cas, Lénine ni aucun de ses successeurs n’aurait cédé le pouvoir politique à quelqu’un d’autre ni à un autre parti, si ce n’est sous l’effet de la violence comme ce sera le cas pour Trotski et les autres dirigeants bolchevicks éliminés par Staline. Lénine croyait bien sûr au marxisme, à la révolution socialiste, mais toute son action visait d’abord et avant tout à la prise du pouvoir d’État et notamment à l’élimination des ennemis politiques qui auraient pu contester son pouvoir, partis « bourgeois », mencheviks et anarchistes. Le ralliement des « bourgeois » nécessaires (officiers, ingénieurs, intellectuels…) suffisait à en faire des alliés tandis que toute révolte venue « d’en bas » (paysans en grand nombre, ouvriers, mutinés de Kronstadt…) transformait ces révoltés en ennemis à abattre. Le pouvoir à prendre, à conserver, à maintenir à tout prix importait bien plus que la révolution sociale. Dans cette perspective, la « lecture » marxiste qui interprète les conflits politiques en termes de lutte des classes se révèle très largement illusoire. Lénine prétendait agir au nom du prolétariat (qu’il considérait pourtant comme incapable d’agir de façon consciente en faveur de la révolution), mais son action se rapprochait bien plus de celle d’un monarque absolu cherchant à mettre en place un appareil d’État omniprésent, efficace et surtout obéissant. Comme pour le coup d’État de Louis Bonaparte analysé par Marx, le « despotisme d’un individu » ou d’un parti allait se substituer au « despotisme d’une classe » grâce à la mise sur pied d’un État fort, autoritaire, centralisé et terriblement brutal. Dans cette perspective, la mise sur pied d’une police politique, la Tchéka, fut une priorité pour asseoir l’autorité sans partage du nouveau régime. Quant au « centralisme démocratique » — qui n’avait de démocratique que le nom et qui interdisait toute dissension au sein du Parti —, tel qu’il fut imaginé, théorisé et mis en œuvre par Lénine, il conduisait à la mise sur pied d’un appareil de pouvoir extrêmement centralisé et hiérarchique, puis d’un État soumis à un groupe restreint de personnes (Politburo et ensuite Secrétariat du Parti) avant que ce ne soit celui d’une seule personne. Croire que ces quelques individus étaient des représentants d’une classe sociale ou de différentes fractions de classe ou qu’ils visaient à établir une société sans classe, est une illusion (au sens freudien) qui masque le véritable principe de leur action, la prise de pouvoir et son affermissement dans un contexte d’extrême instabilité politique et militaire..

Les derniers historiens marxistes (parfois philosophes…), qui insistent sur la diversité des « communismes » pour les dédouaner notamment de l’accusation d’une violence fondatrice et d’un totalitarisme d’essence, sont incapables de voir la continuité profonde entre des régimes aussi différents que la RDA étroitement contrôlée par une police politique, la Stasi, à la limite de la paranoïa ou la Chine soumise aux soubresaut violents du maoïsme : dans les deux cas cependant, comment ne pas voir que la logique d’action qui prévaut est celle d’un État dictatorial qui, au nom du « socialisme », exerce un pouvoir aussi absolu que possible sur les populations, qu’il s’agisse du pouvoir d’un parti, d’une fraction d’un parti ou d’un seul homme ? Et quand la Chine se convertit au capitalisme, comment ne pas voir que l’héritage le plus essentiel du communisme d’inspiration léniniste est le contrôle de de l’appareil d’État ? La société sans classe n’est même plus un prétexte. En revanche, la puissance de l’État, dont l’étreinte peut se desserrer en certains lieux, reste l’objectif quand il s’agit du Tibet ou des Ouighours.

Restent les deux compères Trotski et Staline. Comme Lénine, Trotski était imbibé d’un marxisme qui agissait sur lui comme une idéologie lui masquant les motifs véritables de sa propre action. Comme chef de l’Armée rouge, il savait pourtant bien que l’essentiel était de combattre les ennemis du nouveau régime, à l’extérieur et à l’intérieur, avec la violence nécessaire et sans états d’âme (comme il l’explique très clairement dans Leur morale et la nôtre où il justifie notamment les prises d’otages au nom d’une fin supérieure bien sûr, le « socialisme »). Mais pour Trotski comme pour Lénine, la ligne de partage passait entre le Parti et les autres ; et les ennemis à éliminer, par la violence si nécessaire, étaient extérieurs au « clan » (selon l’expression de Nicolas Werth) communiste soudé d’abord autour de la figure tutélaire de Lénine. En revanche, Staline, dans une logique purement politique fondée sur des relations personnelles d’alliance, de connivence, de fidélité et puis bien sûr de trahison, fera passer la frontière à l’intérieur même du parti. Et il s’est révélé en la matière plus habile tacticien, plus rusé manipulateur que Trotski, pour nouer des alliances souvent temporaires, éliminer ses « ennemis » et enfin établir un pouvoir fondé sur sa seule personne grâce à des affidés. Sa paranoïa personnelle l’a certainement guidé dans cette stratégie politique, mais il ne faut pas oublier que cette peur était partagée à des degrés divers par tous les leaders bolcheviques qui savaient bien que leur prise de pouvoir était fondée sur la violence et qu’ils étaient toujours menacés d’être victimes d’une violence contre-révolutionnaire. Et la seule manière d’y échapper était de renforcer le pouvoir de l’État soviétique en particulier dans les années qui ont suivi la révolution. Encore une fois, il est absurde de croire que c’est un groupe social qui aurait « poussé » Staline au pouvoir alors que l’appareil qui permettait cet exercice existait déjà (même s’il l’a ensuite fortement développé), et c’est Staline qui s’est appuyé sur des individus — réputés « bureaucrates » ou « parvenus » incultes politiquement… — dont la fidélité lui était acquise (au moins temporairement), pour disposer d’une appareil d’État obéissant sinon efficace. Dans toute leur absurdité et leur cruauté, les purges staliniennes, qui se sont exercées à tous les niveaux du parti (et pas seulement à son sommet) et de la société, avaient bien pour objectif d’asseoir un pouvoir, le paradoxe étant que plus le pouvoir se renforçait, plus le sentiment d’une résistance (ou de multiples résistances) au pouvoir s’accentuait (Werth parle d’un « syndrome de frustration »). Et la répression paranoïaque a duré jusque la mort de Staline.

Si l’on considère à présent la dimension proprement sociale de la révolution bolchevique, on constate facilement qu’aux premiers temps, à l’époque léniniste, le parti s’est appuyé sur sa base ouvrière qui lui permettait de « tenir » les grandes villes, mais a dû tenir compte des résistances sociales des paysans, essentiellement avec la célèbre NEP qui a évité l’effondrement de la production agricole. Plus tard, la collectivisation de l’agriculture (d’une extrême violence comme on le sait) et l’industrialisation à marche forcée répondent en fait à une logique de puissance d’État qui s’estime en concurrence — idéologique, politique, économique, militaire… — avec les grandes puissances « capitalistes ». Toutes les querelles sur l’arriération supposée de la Russie, sur les différents stades de développement, qui s’inscrivaient dans un cadre de réflexion d’inspiration apparemment marxiste — il fallait passer par l’industrialisation, il fallait que la classe ouvrière devienne majoritaire pour qu’un jour la société sans classe soit possible… — masquaient en fait la réalité d’une politique visant à maintenir le parti (sous Lénine) ou bientôt son leader Staline au pouvoir.

Tout cela peut paraître évident si l’on se place dans une perspective proprement politique (ou si on a un peu lu Shakespeare), mais elle reste incompréhensible pour la majorité de nos contemporains qui ne voient pas quelle « logique » est à l’œuvre dans une telle politique, ni quels « intérêts » pouvaient bien poursuivre quelqu’un comme Staline qu’on doit alors déclarer fou ou paranoïaque (ce qui est vrai mais n’est qu’une part de l’explication). Ils oublient toutefois que des milliers et même des millions de communistes ont adhéré idéologiquement (et affectivement) à ce régime dictatorial. C’est ici qu’il faut revenir à cette idée que le marxisme a fonctionné aux yeux des communistes comme une idéologie au sens marxiste du terme. Ils y ont cru comme les croisés ont pu croire qu’ils étaient les défenseurs de la foi. Et ils étaient incapables de voir la violence du pouvoir parce qu’ils ne voyaient que la supposée société sans classes ou la révolution en marche. La fin justifiait les moyens, sans qu’ils comprennent que les moyens étaient depuis le début, depuis la formation du parti bolchevique, la véritable raison de cette politique toute entière orientée vers la prise du pouvoir et l’exercice d’une dictature sans partage. Et dans tous les pays où des partis d’inspiration léniniste se sont imposés, on a assisté au même processus d’une prise de pouvoir sans partage avec des transformations économiques et sociales de différentes natures (la supposée autogestion en Yougoslavie, les coopératives socialistes en Chine…) qui répondaient apparemment à l’objectif d’appropriation collective des moyens de production en vue de la réalisation d’une société sans classe mais qui visaient essentiellement un objectif général d’augmentation de la production, c’est-à-dire la puissance de l’État. Même si elles se révèlent des échecs sinon des désastres (comme le Grand Bond en avant maoïste), ces transformations souvent profondes étaient de toute façon présentées comme des « victoires du socialisme » sans qu’aucune évaluation sérieuse en soit faite, masquant ainsi la réalité politique d’une main mise sans cesse croissante du parti sur l’ensemble de la société. C’est chez les agents de la police politique que cette illusion idéologique était sans doute la plus prégnante puisqu’ils étaient les agents d’une répression souvent sanglante qui ne pouvait se « justifier » à leurs yeux que s’ils pouvaient considérer les victimes comme des « ennemis », des « traitres », des menaces pour la « Révolution ». Alors que Hannah Arendt affirme dans une perspective heideggérienne que c’est « la pure absence de pensée » qui caractérise les criminels nazis (de la même façon que la métaphysique occidentale aurait oublié la question de l’être), on pourrait dire à l’inverse que c’est la pensée des fins idéologiques qui masque la réalité des moyens qui seuls sont réellement agissants.

Tout cela relève de l’histoire mais garde sans doute une certaine actualité en ce qui concerne en particulier la géopolitique qu’on ne saurait réduire à l’économie. On pourrait d’ailleurs inverser la proposition de la vulgate marxiste sur la base économique « toujours déterminante en dernière instance » et affirmer que c’est le pouvoir qui est l’instance réellement déterminante et qui fonde en dernière instance l’ordre économique, la possibilité même de l’économie. Mais j’ai déjà été trop long et je risque de m’égarer dans l’explication de cette affirmation quelque peu paradoxale.

Veuillez accepter l’expression ô combien maladroite de mes sentiments les plus tendres, etc.

Les nouvelles déesses

15 avril 2022

Mon amie,

Je souhaite encore éclairer le paradoxe dont je faisais état dans mon dernier courrier, et qui pourrait se résumer de la façon suivante : « ce n’est pas la base économique qui est déterminante en dernière instance, mais le pouvoir ou, si l’on veut, la base politique » (même si la politique ne s’est réellement constituée de façon autonome qu’avec la formation des États). C’est une approche que je considère comme plus authentiquement sociologique car elle met au centre de ses réflexions les relations sociales puisque, comme je l’ai dit, le pouvoir n’est pas une « chose » mais fondamentalement une relation. Si l’on considère, les sociétés capitalistes où la sphère économique s’est « autonomisée » (terme qu’il faudrait encore définir), l’on voit facilement que la domination qui s’y exerce repose sur des relations de pouvoir plus ou moins pacifiées : les ouvriers « acceptent » de travailler, contre rémunération bien sûr, c’est-à-dire de se soumettre à une organisation du travail qui leur échappe largement (ce que Marx a défini comme l’aliénation, même s’il n’y a vu qu’une conséquence de l’exploitation capitaliste, alors que cette « aliénation », c’est-à-dire cette soumission, sans doute partielle, à l’autorité du patron est au fondement même de l’organisation capitaliste). Du côté des clients, les relations, bien qu’elles soient également inégalitaires, se déroulent dans un cadre largement pacifié, celui du « marché » où se rencontrent en apparence gentiment acheteurs et vendeurs, si l’on excepte les voleurs et les brigands. Mais ici aussi, l’on voit bien que le marché ne peut pas fonctionner sans l’existence d’une « police » au double sens du terme : il faut des policiers plus ou moins présents et plus généralement des mœurs qui soient policées pour permettre des échanges commerciaux pacifiés. Quand la guerre éclate comme on l’a vu récemment ou simplement l’émeute, on découvre qu’il s’agit bien là d’une norme sociale, d’une « normalité » sociale dont le vol brutal révèle la fragilité sinon l’arbitraire. Autrement dit, le marché capitaliste n’a pu réellement se développer qu’à l’ombre de la puissance d’État (qui bien sûr s’est lui-même construit grâce à l’impôt, une extorsion économique qui elle aussi n’a pu s’exercer que grâce à un pouvoir policier ou militaire…).

Dans cette perspective, le marxisme avec sa succession supposée de « modes de production » n’a jamais constitué une Science de l’Histoire dans la mesure où Marx a interprété toutes les sociétés passées à travers l’exemple du capitalisme, alors qu’il aurait sans doute mieux valu comprendre le capitalisme à l’aune des autres sociétés anciennes ou contemporaines (comme l’a fait Polanyi). De façon plus détaillée, l’on voit que la famille par exemple ne se résume pas à une entité économique (même si cet aspect y a sa part) et que les relations familiales impliquent l’exercice de multiples pouvoirs — les règles de l’alliance (du « mariage »), la répartition des tâches entre les sexes, l’éducation des enfants… —. Ici aussi, la littérature shakespearienne est éclairante : le Roi Lear parle du pouvoir politique sans doute mais bien plus profondément du pouvoir paternel, de la confiance qu’on peut avoir en ses enfants et surtout de l’amour plus ou moins fragile entre les membres d’une même famille. On dit parfois que l’amour est un leurre, une illusion, un masque du pouvoir. Mais c’est tout le contraire : c’est une des formes fondamentales de la domination, une domination si évidente que Weber l’a complètement négligée, car cette domination n’est ni traditionnelle (l’amour ne le devient que quand il est installé), ni charismatique (quel serait le charisme des enfants aux yeux des parents ?), ni « rationnelle » (l’amour bien sûr ne se commande pas par raison, et il résulte à nos yeux plus ou moins éblouis de l’objet même de notre amour : c’est l’objet qui déclenche l’amour, et non pas des motifs internes plus ou moins intéressés). C’est une forme essentielle de pouvoir sur l’autre, même si bien sûr l’amour est souvent fragile, inconstant, infidèle, mensonger, plein de duplicité, comme nous l’enseigne le Roi Lear. Mon pouvoir n’est jamais assuré, et le désamour est toujours possible. L’amour ne se commande pas, mais il commande, il m’assujettit, parfois de façon absolue. Et bien entendu, c’est un pouvoir personnel, le plus personnel qui soit sans doute. Et il n’est pas à sens unique : qui domine l’autre ? C’est un pouvoir que l’on pourrait dire à tête renversée car il est bien souvent difficile de dire qui commande à l’autre, qui soumet l’autre en se soumettant à lui. Lear meurt non pas d’être trahi mais d’être le « sujet »de cet amour dont il était, sans le savoir, immensément dépendant.

Je suis votre obligé, éternel, etc.

 

22 avril 2022

Très cher,

J’ai lu votre trop longue prose qui n’avait sans doute comme but que de m’amener à ses dernières lignes où vous feignez de parler d’amour filial, alors que vous sollicitez comme à votre accoutumée, je le devine, une mienne complaisance à vous fouetter le postérieur, à maltraiter vos couilles de mille façons, à vous enculer sans ménagement avec un de ces godes que vous affectionnez tellement, à vous pisser abondamment dessus pour étancher votre soif inextinguible de perversité. Vous prétendez à la posture d’esclave obéissant, mais c’est une ruse pour faire de moi votre obligée, maîtresse sévère dont le plaisir au final servira à votre jouissance hypocrite. Je pourrais vous prendre à votre propre jeu et vous ordonner quelque tâche domestique, vulgaire et rebutante, mais vous y trouveriez encore, je n’en doute pas, une forme quelconque de satisfaction. Non, vous ne jouerez pas à la soubrette ! ni même à la femme de peine ni au travailleur de force…

Ce soir, nous irons au théâtre admirer un bel ouvrage qui ne s’adressera qu’à notre intelligence et à nos pensées les plus nobles.

À ce soir, etc.