samedi 30 août 2025

Des principes ou de la philosophie ?

Reprise en main
Taille originale : 29,7 x 42 & 21 x 29,7 cm
« Sur tous mes terrains [d’observation sociologique], j’ai recueilli des discours critiques sur le couple et ses contraintes. Mais pour les filles des classes populaires, comme c’était le cas de Marjorie, il n’était pas facile de le dire explicitement ni de le vivre ouvertement. Les transgressions effectives de la norme conjugale étaient à l’œuvre partout, mais de façon limitée, et elles n’allaient pas de soi. En revanche, la critique de la norme conjugale pouvait être formulée plus facilement sur mon troisième terrain [celui de la bourgeoisie] et même y être revendiquée, à certaines conditions.
Analogie
Alicia (16 ans, seconde) - À chaque fois que je suis avec quelqu’un, c’est comme si j’étais moins libre. [...] J’aime bien regarder les beaux garçons - même si je leur parle pas forcément. Ça m’amuse. [...] On est parties, y a pas longtemps, à Royan [avec le centre de loisirs] : y avait plein d’autres villes, d’autres centres ; y avait beaucoup de monde, c’était bien ! [Elle rit.] — Juillet 2002
Qui est là ?
Léa (16 ans, première L) - J’ai rarement eu des histoires longues et sérieuses, tout simplement parce que je pense que j’aime pas ça, en fait. Ça colle pas avec, entre guillemets, ma philosophie. […] Je tiens énormément à ma liberté, mon indépendance. Et je dis pas que le couple est une prison, mais je le ressens un peu comme ça. Pour moi, il y a des contraintes dans tous les cas. [...] En ce moment, y a une fille dans ma classe avec qui j’ai une touche et qui me plaît. Du coup, on joue un peu. Mais en tout cas, moi, je veux pas que ça débouche sur quelque chose de sérieux, non seulement parce que je me suis rendu compte, avec Maylis [une ex], que ça me faisait chier d’être en couple, pour le moment, et en plus, parce qu’on est dans la même classe et ce, pour deux ans, et donc ce serait relou [lourd, pénible] s’il y avait des conséquences. [...] Elle est amie avec les gens de la bande qui sont dans notre classe. Et moi je suis un peu amie avec ses potes. Mais je trouve que c’est bien parce qu’il y a quand même de la distance : quand elle parle de mes amis c’est les miens, et quand je parle de ses amis, c’est les siens. Il faut pas tout mélanger. — Octobre 2017
Ni sainte, ni martyre…
Sur mon troisième terrain, l’expérimentation sexuelle des filles était plus qu’ailleurs valorisée, en tout cas dans les discussions entre filles : parler de sexe sans gêne les grandissait, faisait d’elles des femmes (libres). Mais les récits d’expérimentation sexuelle concrète étaient rares et, lorsque celle-ci semblait être vécue sans culpabilité ni regret, elle avait généralement eu lieu dans des contextes spécifiques : dans le cadre de relations entre filles qui étaient souvent conjugalisées mais pouvaient, bien plus qu’avec des garçons, donner lieu à des échanges sexuels, ponctuels ou suivis, en dehors de toute mention de couple et même de sentiments amoureux ; ou bien lors de vacances en dehors du cadre de vie et de scolarité ordinaire ; ou encore dans des configurations (très rares) d’hétérogamie, avec des garçons dont elles redoutaient moins le jugement parce qu’ils se trouvaient moins hauts qu’elles dans la hiérarchie sociale. Dans tous les cas, il était question de liberté, et c’est ce même mot qui est revenu dans les propos d’Alicia qui, comme beaucoup d’autres, avait fait l’expérience de la diminution de liberté dans l’expérience conjugale. Pour cette raison, Alicia ne courait pas après. Elle, ce qu’elle aimait, c’était regarder les beaux garçons. Surveillée dans son quartier, par les garçons et par ses copines pour qui la morale amoureuse était cruciale et se parait parfois, en particulier pour Malika, cheffe de leur bande, de quelques atours de morale religieuse, elle s’en contentait - évitant ainsi les problèmes de réputation, les problèmes amicaux mais aussi les problèmes conjugaux. Car Alicia et ses copines ne manquaient pas de “principes” - elles en parlaient beaucoup. En revanche, elles avaient moins de “philosophie” que Léa et ses copines. Les “principes” avaient à voir avec une relecture des interdits religieux adaptée aux contraintes engendrées par l’obligation de ne pas concourir à diminuer des garçons déjà diminués par le manque de perspectives et par l’expérience du racisme.
Se suspendre aux branches
La “philosophie” de la plupart des filles de la bourgeoise que j’ai rencontrées avait à voir, elle, avec un affichage du primat de l’autonomie individuelle sur la préservation du groupe et un attrait pour l’indifférenciation des genres et des sexualités, qui marquaient profondément leurs subjectivités et se faisaient marqueurs de leur supériorité sociale. C’est pourquoi Léa avait un ton revendicatif : elle avait des choses à défendre et elle disposait d’un répertoire pour le faire.
Pas d’exclusive
Mais ce n’était pas la déconstruction du couple qu’elle prônait et, de cela, il a été rarement question, y compris sur mon troisième terrain. Judith/Jules y a été la seule personne à me raconter une expérience amoureuse qui subvertissait la norme conjugale - et ne se contentait pas de la transgresser, comme le font les expérimentations sexuelles en dehors du couple ou encore l’extraconjugalité cachée (qui n’est au fond qu’une déclinaison de la norme conjugale). L’histoire de son “trouple” (relation amoureuse à trois) s’est avérée unique sur mon terrain (qui compte moins de trente personnes et ne vise aucune représentativité), mais elle n’était pas un accident et participait d’un phénomène qui n’était pas isolé - j’ai eu vent d’autres histoires de trouple, mais de manière rapportée, de la part d’autres filles. Le “couple à trois” n’est pas une nouveauté historique, mais la catégorie de trouple, contemporaine, charrie avec elle quelques spécificités. Elle circule abondamment sur Twitter et semble s’inscrire dans le sillage, plus ancien, du polyamour, avec une coloration LGBTQ+. »
Plan américain / Plan rapproché

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