vendredi 30 juin 2023

Muettes d'horreur

Titre au choix :

  • Over eighteen
  • Porc balancé
  • Pierre terrassé par Davina
  • Gina maîtresse de Goliath
  • “C'est une petite épée pour un gros pervers…”
« J’en profite [raconte la narratrice adolescente] pour me faufiler comme je peux vers la porte du salon de télévision, perdant dans la mêlée mon serre-tête et un soulier. J’aspirais au calme relatif du salon de télévision, et je mets un certain temps à identifier le spectacle qui m’y attend. Une masse noire et blanche assez confuse s’agite sur le tapis comme un pingouin épileptique, et il me faut plusieurs secondes pour m’aviser qu’il s’agit de George en pleine activité sexuelle avec l’une des serveuses du buffet.
— Nora ! Oh, sacrée Nora ! s’exclame mon père, au sommet de l’extase, avant de s’effondrer lourdement sur le corps de sa partenaire.
Celle-ci s’agite sous lui, battant désespérément des bras et des jambes, comme un hanneton renversé sur le dos. Elle m’aperçoit soudain, et une expression d’horreur indescriptible se peint sur son visage. Elle se démène de plus belle pour s’échapper de sous mon père, mais le poids de celui-ci continue à la clouer au sol.
Taille originale : 29,7 x 21 cm et 21 x 29,7 cm
19/6/23
Je n’ai encore jamais assisté à aucun orgasme, mais, même dans mon ignorance, il me semble que mon père devrait maintenant se relever, pousser un soupir de satisfaction et allumer la cigarette de rigueur, au lieu de rester là, inerte. Au prix d’un grand effort, la serveuse réussit à se dégager, et George roule sur le dos, la bouche ouverte et toujours sans mouvement. Je suis sur le point de demander à la serveuse si elle s’appelle vraiment Nora, mais je me ravise ; l’instant ne semble pas propice à des présentations en règle. Elle, pendant ce temps, s’efforce de se rajuster, sans détacher son regard du visage de George et nous nous regardons muettes d’horreur. Il nous apparaît maintenant de façon claire que George n’est pas en état de béate euphorie, mais qu’il est tout simplement mort — tout à fait mort. À la télévision, Kenneth Wolstenholme n’en poursuit pas moins son commentaire : “C’est un grand moment de l’histoire du sport : Bobby Moore se lève pour aller chercher la Coupe…”
— Savez-vous qui c’est, murmure la serveuse.
— C’est mon père, lui dis-je.
Elle laisse échapper un petit jappement d’horreur.
— Je n’ai pas l’habitude de faire ce genre de choses, affirme-t-elle.
Copuler avec la clientèle ou tuer ses partenaires ? Il est, sur le moment, difficile de savoir ce qu’elle veut dire au juste. »
Concurrence déloyale !
29/6/23
Concurrence déloyale (à nouveau !)
6/7/23

lundi 26 juin 2023

De l'importance d'être beau

Au passage
« À force de nager je suis plutôt bien gaulée. Je dis ça au passage. C’est important d’être beau. Beau et fort. Je me serais foutue en l’air depuis longtemps sinon. Chaque jour je me sauve. Bien sûr il faut recommencer le lendemain. Et puis les filles. Seulement deux cet automne-là. Mais c’était bien. C’était nécessaire. C’était vital tout ce temps avec elles. À vérifier que j’étais vivante. Je ne vois pas ce qu’on peut faire d’autre quand on est un peu déprimé que ce small talk avec quelqu’un qu’on ne connaît pas. Ça déstresse, le sexe. Et puis c’est gratuit, c’est comme la messe. Je vais aussi dans les églises d’ailleurs. Je mets un cierge, je demande la rémission de mes péchés.
[…] »
“ Le plus beau singe est laid au regard du genre humain »
« C’est quelque chose en elles qu’elles ne veulent pas voir. Qui se voit dans leur dégaine, leur façon de marcher, leurs fringues, dans leur façon de parler. Pas des camionneuses, non, et moins ambiguës que moi sans doute, que moi maintenant ou que moi toujours, mais toujours un petit truc. Je ne dis rien. Je ne leur dis pas, ça les vexerait, je ne sais pas pourquoi, c’est si beau pourtant. C’est comme mes potes pédés qui croient que ça ne se voit pas. Qui tiennent à ce que ça ne se voie pas. Ça ne les intéresse pas, on dirait. Elles couchent avec moi sans se poser de questions. Elles font ça comme si ça ne changeait rien que je sois une femme, comme si ça ne disait rien d’elles. Comme si l’homosexualité n’existait pas. Comme si c’était juste de l’amour. Parfois j’en aime une plus que l’autre. Parfois j’aime les deux. Parfois je n’en aime aucune. Parfois je les largue. L’une ou l’autre. Par souci de clarté. Et puis je les reprends. Elles insistent. Elles m’aiment. Elles ne me demandent rien. Rien que ma bouche mes mains mon cul.
[…] »
Taille originale : deux fois 29,7 x 21 cm
« J’ai grandi dans des familles où les femmes étaient viriles, où elles chassaient, elles conduisaient, elles fumaient, où les hommes pouvaient préférer dessiner, lire Rimbaud et ne pas aimer la chasse. C’était gender fluid, la noblesse de maman et la bourgeoisie de papa. Au moins dans l’allure, mais c’était déjà beaucoup pour moi, c’était un bon point de départ. J’ai eu ma première carabine à quinze ans. Cadeau de ma mère, ancien mannequin toujours parfumée toujours maquillée. À ton âge il serait temps que tu apprennes à tirer. Conduire, naturellement, je savais déjà. »

jeudi 22 juin 2023

Les mauvaises habitudes

« À Rome, la gladiature a commencé pareillement par être un rite funéraire, une manifestation de deuil, et elle l’est longtemps restée ; les gladiateurs se battaient et se blessaient devant le bûcher d’un puissant personnage. Comme les pleureuses qui se meurtrissaient la poitrine et s’arrachaient les cheveux, ils ont commencé par être des professionnels du deuil ; ils remplissaient à la place des fidèles du défunt le devoir de faire couler le sang et d’affronter la mort pour montrer un désespoir mortel.
[…]
Le plaisir que donnent les émotions fortes ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
Voilà donc pourquoi la gladiature a pu exister : parce que cette singularité monstrueuse s’est formée peu à peu, à petits pas, et qu’à aucun de ces pas elle n’a rencontré de résistance ; au contraire, le public trouvait cela normal et y prenait goût. Ainsi naissent et croissent les mauvaises habitudes… Rien ni personne n’a empêché le public d’y trouver le plaisir que donnent les émotions fortes, d’y satisfaire le goût répandu de la cruauté (l’indifférence au sort d’autrui étant non moins répandue). Certains faits de civilisation prennent une grande importance qui n’est pas due à quelque grande cause qui les pousserait (une société à haut niveau de cruauté, par exemple), mais à l’absence d’obstacles qui les arrêtent ; certaines choses ont si peu de conséquences, menacent si peu d’intérêts qu’elles flottent pour ainsi dire librement. La répugnance pour la cruauté de ces combats a existé, Cicéron le dit, mais elle n’a pas offert de résistance.
Collage espagnol
Taille originale (gauche) : 29,7 x 21 cm
Où ai-je lu ou entendu que l’horreur des combats de l’arène était supportable pour les spectateurs parce que le public ne les voyait que de loin, comme une escrime dépersonnalisée ? On ne saurait être plus loin de la triste vérité, une vérité prouvée par une documentation massive, tant écrite que figurée : le public souhaitait voir distinctement ce spectacle de mort et s’en délectait. Qu’on me pardonne de commencer par des généralités désagréables : notre horreur indignée de la mort violente, des supplices, de la gladiature est une attitude que nous appellerons “secondaire” et qui est le fruit d’une éducation collective, d’un dressage éthique, d’interdits civilisés. En l’absence d’une pareille éducation — ou en cas d’abolition de ces interdits, d’effacement de cette éducation en un séisme révolutionnaire ou idéologique -—, l’attitude spontanée, “primaire”, d’une majorité d’individus est d’éprouver de la jouissance à la vue du sang et de la mort violente : le meurtre d’un homme procure le plaisir que donne toute sensation forte. Ou du moins voit-on mourir avec indifférence, sans horreur et sans commisération, même quand on s’appelle Sénèque ou Marc Aurèle : leurs écrits nous le prouveront. Mme de Sévigné regarda et décrit dans une lettre, avec une curiosité indifférente, le supplice d’une empoisonneuse brûlée vive ; sous l’Ancien Régime, on accourait en foule pour assister à ce genre de spectacles.
La vérité à 90°
Une attitude bien différente, mais non moins “primaire”, est celle d’une minorité qui voit le sang couler avec une horreur épouvantée et qui ne supporte pas la vue des supplices ni des gladiateurs, voire des corridas. Chez nous, autour de la victime de quelque accident de voiture, certains spectateurs cachent mal leur curiosité et leur attirance, tandis que d’autres s’enfuient horrifiés. De même, peut-on supposer, sur les gradins des arènes antiques tous les visages avaient quelque chose d’effaré ou de cruel. Deux vers des Plaideurs de Racine mettent en scène les deux attitudes à propos de la torture judiciaire sous notre Ancien Régime. Un juge propose galamment à une jeune fille de venir assister à une séance de “question”. Voici leur dialogue : “Ah, monsieur, peut-on voir souffrir les malheureux ? — Bah, cela fait toujours passer une heure ou deux.” Il est historiquement important de bien voir que cette sensibilité à autrui est faite le plus souvent de peur pour soi-même ; ce n’est pas seulement de la pitié pour le supplicié, de la commisération, de la miséricorde. Comme dit Aristote, “la pitié est un sentiment pénible, consécutif au spectacle d’un mal destructif que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans sa personne ou la personne d’un des siens”. »
Orgaz, orgasme ?
Variante arabo-andalouse

lundi 19 juin 2023

Manifeste, manifestes

Intimité surprise
  1. L’art est universel.
    L’opera d’arte deve essere interamente concepita e prendere forma nella mente prima della sua realizzazione. Non deve assimilare alcun dato formale della natura, della sensualità, né de sentimentalismo. Noi vogliamo escludere il lirismo, il drammatismo, il simbolismo, ecc.
    Le tableau doit être entièrement construit avec des éléments purement plastiques, c’est-à-dire plans et couleurs. Un élément pictural n’a pas d’autre signification que « lui-même », en conséquence le tableau n’a pas d’autre signification que « lui-même »
  2. J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes (décilitres pour la valeur morale de toute phrase — trop de commodité; l’approximation fut inventée par les impressionnistes). | J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration; je suis contre l’action; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n’explique pas car je hais le bon sens.
  3. Je ne veux pas de mots inventés par quelqu'un d'autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien entendu, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi. On voit alors parfaitement bien comment se produit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat…
  4. Au point de vue intellectuel il s’agissait, il s’agit encore d’éprouver par tous les moyens et de faire reconnaître à tout prix le caractère factice des vieilles antinomies destinées hypocritement à prévenir toute agitation insolite de la part de l’homme, ne serait-ce qu’en lui donnant une idée indigente de ses moyens, qu’en le défiant d’échapper dans une mesure valable à la contrainte universelle. L’épouvantail de la mort, les cafés-chantants de l’au-delà, le naufrage de la plus belle raison dans le sommeil, l’écrasant rideau de l’avenir, les tours de Babel, les miroirs d’inconsistance, l’infranchissable mur d’argent éclaboussé de cervelle, ces images trop saisissantes de la catastrophe humaine ne sont peut-être que des images. Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement.
  5. Ce n’est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination.
    Le procès de l’attitude réaliste demande à être instruit, après le procès de l’attitude matérialiste. Celle-ci, plus poétique, d’ailleurs, que la précédente, implique de la part de l’homme un orgueil, certes, monstrueux, mais non une nouvelle et plus complète déchéance. Il convient d’y voir, avant tout, une heureuse réaction contre quelques tendances dérisoires du spiritualisme. Enfin, elle n’est pas incompatible avec une certaine élévation de pensée.
  6. Intimité dévoilée
  7. Des consciences s’éclairent au contact vivifiant des poètes maudits : ces hommes qui, sans être des monstres, osent exprimer haut et net ce que les plus malheureux d’entre nous étouffent tout bas dans la honte de soi et la terreur d’être engloutis vivants. Un peu de lumière se fait à l’exemple de ces hommes qui acceptent les premiers les inquiétudes présentes, si douloureuses, si filles perdues. Les réponses qu’ils apportent ont une autre valeur de trouble, de précision, de fraicheur que les sempiternelles rengaines proposées au pays et dans tous les séminaires du globe.
    Les frontières de nos rêves ne sont plus les mêmes.
  8. There is an old and a new consciousness of time. The old is connected with the individual. The new is connected with the universal. The struggle of the individual against the universal is revealing itself in the world-war as well as in the art of the present day.
    The new consciousness is prepared to realise the internal life as well as the external life.
    Traditions, dogmas and the domination of the individual are opposed to this realisation.
  9. Dès maintenant, nous proposons une organisation autonome des producteurs de la nouvelle culture, indépendante des organisations politiques et syndicales qui existent en ce moment, car nous leur dénions la capacité d'organiser autre chose que l'aménagement de l’existant.
    Contre le spectacle, la culture réalisée introduit la participation totale.
    Contre l'art conservé, c'est une organisation du moment vécu, directement.
    Contre l'art parcellaire, elle sera une pratique globale portant à la fois sur tous les éléments employables. Elle tend naturellement à une production collective et sans doute anonyme (au moins dans la mesure où, les œuvres n'étant pas stockées en marchandises, cette culture ne sera pas dominée par le besoin de laisser des traces). Ses expériences se proposent, au minimum, une révolution du comportement et un urbanisme unitaire dynamique, susceptible de s'étendre à la planète entière, et d'être ensuite répandu sur toutes les planètes habitables.
    Contre l'art unilatéral, la culture sera un art du dialogue, un art de l'interaction. Les artistes - avec toute la culture visible - en sont venus à être entièrement séparés de la société comme ils sont séparés entre eux par la concurrence. Mais avant même cette impasse du capitalisme, l'art était essentiellement unilatéral, sans réponse. Il dépassera cette ère close de son primitivisme pour une communication complète.
    Tout le monde devenant artiste à un stade supérieur, c’est à-dire inséparablement producteur - consommateur d'une création culturelle totale, on assistera à la dissolution rapide du critère linéaire de nouveauté.
  10. women must make use of all media as a means of social struggle and social progress in order to free culture of male values. in the same fashion she will do this in the arts knowing that men for thousands of years were able to express herein their ideas of eroticism, sex, beauty including their mythology of vigor, energy and austerity in sculpture, paintings, novels, films, drama, drawings etc., and thereby influencing our consciousness. it will be time. AND IT IS THE RIGHT TIME
    that women use art as a means of expression so as to influence the consciousness of all of us, let our ideas flow into the social construction of reality to create a human reality. so far the arts have been created to a large extent solely by men. they dealt with the subjects of life, with the problems of emotional life adding only their own accounts, answers and solutions. now we must make our own assertions. we must destroy all these notions of love, faith, family, motherhood, companionship, which were not created by us and thus replace them with new ones in accordance with our sensibility, with our wishes.
  11. Performance is no longer a copy of reality, nor is it a fiction, as is the case in theatre and film: it is reality itself. We are no longer dealing with hypothetical imitation, since the spectator experiences a slice of life that leaves no room for doubt. It is a performative act that takes place in real time, which the audience cannot ignore.
  12. The reason my first soft sculptures were shaped like penises is that I had a fear of sex as something dirty. People often assume that I must be mad about sex, because I make so many such objects, but that's a complete misunderstanding. It's quite the opposite - I make the objects because they horrify me. Reproducing the objects, again and again, was my way of conquering the fear.
  13. The male 'artist' attempts to solve his dilemma of not being able to live, of not being female, by constructing a highly artificial world in which the male is heroized, that is, displays female traits, and the female is reduced to highly limited, insipid subordinate roles, that is, to being male.
    The male 'artistic' aim being, not to communicate (having nothing inside him he has nothing to say), but to disguise his animalism, he resorts to symbolism and obscurity ('deep' stuff). The vast majority of people, particularly the 'educated' ones, lacking faith in their own judgment, humble, respectful of authority ('Daddy knows best'), are easily conned into believing that obscurity, evasiveness, incomprehensibility, indirectness, ambiguity and boredom are marks of depth and brilliance.
  14. Le figuratif c’est l’anecdote.
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm

vendredi 16 juin 2023

Si bien que leur propre désir leur pèse…

« La sexualité reste ce qu’évitent avant tout les différents ascétismes. En effet, elle met un trop grand nombre de choses en jeu et est ainsi le maillon à la fois le plus fragile et le plus pesant de la chaîne: elle est impulsive, corporelle, exigeante, intense, peu contrôlable (elle peut être sauvage ou au contraire romanesque), et elle a trop d’implications compromettantes ou difficiles avec autrui et avec la société ; de plus, chez certains individus des deux sexes, elle se trouve mal accordée au reste de leur caractère ou à l’idéal qu’ils ont d’eux-mêmes, si bien que leur propre désir leur pèse ; il n’en subsiste pas moins, mais il les met mal à l’aise dans leur corps et en conflit avec eux-mêmes. Enfin, la sexualité intéresse inégalement les individus, quel que soit leur sexe, d’où un conflit social latent. La sexualité humaine n’est pas une des réussites majeures de la nature ou, plus exactement, de la culture (bien que ce soit, dit plaisamment Nietzsche, une des rares activités humaines où l’on peut “se faire du bien à soi-même tout en en faisant à autrui : la nature est rarement aussi clémente”). Le tout a de lourdes conséquences historiques : souvent l’ascétisme est imposé à toute une société et la rend répressive ; c’est la victoire d’un de ces “partis virtuels” dont nous parlons ailleurs1, le parti de ceux que la sexualité met mal à l’aise et qui imposent leur loi à l’autre “parti virtuel”. »
Un conflit social latent ?
« 1. La religiosité n’est pas universelle, n’est ni un trait anthropologique ni l’habitus d’un moment historico-social, mais elle est majoritaire ; pourquoi faut-il aller plus loin que cet empirisme-là qui échappe aux mâchoires de la tenaille “individu ou société”. L’existence de “partis virtuels” pourrait donner la clé d’effets sociaux inexpliqués ; au-delà d’un sociologisme holistique et au-delà d’une liberté au hasard, la probabilité statistique est une réalité, disaient Quételet et Merleau-Ponty2. Par une disposition inscrite dans l’espèce, certains traits individuels sont répandus plus largement que d’autres (ce qui n’empêche pas leur aspect de varier selon les époques). Sous les divers habitus d’un moment historico-social, la diversité individuelle et sa probabilité statistique divisent la collectivité en “partis virtuels” dont chacun tendrait volontiers à s’imposer à la société tout entière. On peut croire que, dans l’Antiquité, ceux qui éprouvaient une chaleur au cœur (mêlée de peur) en pensant aux dieux étaient plus nombreux que ceux qui n’éprouvaient rien ; à d’autres époques, le penchant favorable se réduit au respect pour la religion et au sentiment qu’il existe un on ne sait quoi d’“autre” et d’élevé. Or ces sentiments vagues, mais majoritaires, suffisent à produire des effets historiques considérables lorsque le “parti ” religieux parvient à s’imposer à toute la société, comme il l’a toujours fait jusqu’à une époque récente. Quant au choix individuel, son pourquoi est caché dans l’inaccessible “boîte noire” dont parlent les psychologues ; augustiniens et calvinistes l’ont constaté à leur manière avec leur doctrine de la prédestination.
La réalité est ainsi faite de “partis virtuels”, d’un penchant majoritairement favorable, mais aussi d’une intensité généralement médiocre. Tandis qu’une religiosité vague est majoritaire, elle n’est intense que chez une minorité. Certes, il y a des saints, des fervents, des mystiques, d’admirables textes religieux, mais la religiosité majoritaire ne s’explique pas plus par ces sommets que la production de milliers de romans n’est due au goût pour la grande littérature. Même dans une population restée largement pratiquante, la plupart des fidèles respectent les rites par sens du devoir, non sans un peu d’ennui peut-être. Néanmoins cette coutume identitaire peut être enracinée en eux solidement et inexplicablement. L’efficacité d’un sentiment n’est pas proportionnelle à son intensité vécue, comme une illusion bovaryste nous le ferait croire; on peut tenir à sa religion et même se faire tuer pour elle sans la vivre fortement ; les valeurs apparaissent dans la conduite plus qu’elles ne brûlent dans les cœurs. »
Ce n'est pas une réussite majeure…
Taille originale : trois fois 29,7 x 21 cm
« 2. Par exemple, malgré d’énormes variations historiques, l’hétérosexualité est toujours plus fréquente que l’homosexualité (ce qui ne prouve évidemment rien), et le goût pour la musique, bonne ou mauvaise, semble plus répandu que la sensibilité picturale. S’il n’existait qu’une socialisation durkheimienne, il n’existerait pas de minorité bourgeoise votant à gauche. Si, au contraire, il n’existait que des variations individuelles, l’histoire deviendrait très différente : la loi des grands nombres jouant pleinement, la moitié, très exactement, des bourgeois voteraient à gauche et un Juif sur deux serait antisémite. »

mardi 6 juin 2023

Ni soumission ni consentement…

L’emprise du regard
« Il y a des êtres qui sont submergés par la réalité des autres, leur façon de parler, de croiser les jambes, d’allumer une cigarette. Englués dans la présence des autres. Un jour, plutôt une nuit, ils sont emportés dans le désir et la volonté d’un seul Autre. Ce qu’ils pensaient être s’évanouit. Ils se dissolvent et regardent leur reflet agir, obéir, emporté dans le cours inconnu des choses.
Ils sont toujours en retard sur la volonté de l’Autre. Elle a toujours un temps d’avance. Ils ne la rattrapent jamais.
Ni soumission ni consentement, seulement l’effarement du réel qui fait tout juste se dire “qu’est-ce qui m’arrive” ou “c’est à moi que ça arrive” sauf qu’il n’y a plus de moi en cette circonstance, ou ce n’est plus le même déjà. Il n’y a plus que l’Autre, maître de la situation, des gestes, du moment qui suit, qu’il est seul à connaître.
Puis l’Autre s’en va, vous avez cessé de lui plaire, il ne vous trouve plus d’intérêt. Il vous abandonne avec le réel, par exemple une culotte souillée. Il ne s’occupe plus que de son temps à lui. Vous êtes seul avec votre habitude, déjà, d’obéir. Seul dans un temps sans maître.
D’autres ont beau jeu alors de vous circonvenir, de se précipiter dans votre vide, vous ne leur refusez rien, vous les sentez à peine. Vous attendez le Maître, qu’il vous fasse la grâce de vous toucher au moins une fois. Il le fait, une nuit, avec les pleins pouvoirs sur vous que tout votre être a suppliés. Le lendemain il n’est plus là. Peu importe, l’espérance de le retrouver est devenue votre raison de vivre, de vous habiller, de vous cultiver, de réussir vos examens. Il reviendra et vous serez digne de lui, plus même, vous l’éblouirez de votre différence en beauté, savoir, assurance, avec l’être indistinct que vous étiez auparavant.
Tout ce que vous faites est pour le Maître que vous vous êtes donné en secret. Mais, sans vous en rendre compte, en travaillant à votre propre valeur vous vous éloignez inexorablement de lui. Vous mesurez votre folie, vous ne voulez plus le revoir jamais. Vous vous jurez d’oublier tout et de ne jamais en parler à personne. »
Taille originale : deux fois 21 x 29,7 cm

Cum grano salis

« Transcrire en droit une notion psychologique comme celle de l’emprise mentale peut avoir des conséquences importantes, imprévues mais intéressantes à considérer en toute objectivité. Là où règnent le flou, l’approximation, l’intuition, l’à-peu-près des sciences dites humaines, on va en effet établir une distinction nette, tranchée, catégorique, même si celle-ci peut comporter des degrés. L’emprise sera ou ne sera pas. Mais cette affirmation implique que la victime d’une telle emprise est aliénée à autrui, à sa volonté ou à son désir. Autrement dit, elle n’est plus un sujet libre, un sujet de droit, et doit être considérée comme un mineur d’âge ou un animal qui doit être protégé mais qui n’a pas de personnalité juridique.

Dès lors, pour le bien de cette personne, l’on pourra exercer une contrainte à son égard, en particulier si l’on estime que son intégrité physique (et/ou mentale) est en danger. Cela peut sembler être une considération abstraite, mais il suffit de suivre les équipes policières qui interviennent dans les affaires de violences conjugales, notamment lorsqu’elles répondent à des appels des voisins : très souvent, la personne victime de telles violences refuse de porter plainte, arguant de l’alcoolémie, d’une incompréhension temporaire ou d’une dispute sans gravité, et cela malgré l’insistance des policiers et policières qui se retrouvent ainsi dans l’incapacité d’agir. Et la répétition de tels faits ne change rien au déni de la victime. Les proches témoins de tels actes, qui bien souvent évoquent une nécessaire séparation du conjoint violent (plus rarement d’une conjointe), sont également dans l’impossibilité de surmonter les résistances de la victime. Faut-il dès lors considérer que celle-ci est sous emprise et que la contrainte est justifiée et même indispensable au nom de la nécessaire assistance à personne en danger ? L’emprise n’est-elle pas en effet comparable à une addiction sévère ou à la crise psychotique qui impose un internement immédiat ?

On l’a bien vu avec cette femme battue pendant de longues années et assassinant finalement son mari, ensuite condamnée puis graciée présidentiellement : la société n’aurait-elle pas dû intervenir autoritairement bien avant le drame et la soustraire à l’emprise de cet homme brutal ?

Mais les violences physiques ne sont pas seules en cause, on le sait bien. À partir de quand le rabaissement répété, l’humiliation consentie, la colère subie, la violence verbale, le non-partage des tâches domestiques sont-ils les révélateurs d’une emprise, d’une aliénation, d’une dépossession de soi qui privent l’individu de sa liberté subjective et le transforment en mineur à protéger. Si la victime ne s’appartient plus, n’est-ce pas à la société à la protéger ? Et ne convient-il pas de considérer de façon suspicieuse toutes les relations inégalitaires (par l’âge, par la situation professionnelle ou sociale, par le prestige intellectuel ou autre) qui se masquent derrière le voile trompeur de l’amour ? Une police des mœurs ne devrait-elle pas intervenir préventivement pour évaluer la dangerosité des relations amoureuses dans une société patriarcale où les femmes sont dominées de façon systémique ? Comment pourrait-on croire en effet que, dans un tel système, ce sont des sujets réellement libres et non pas des êtres aliénés, dépendants et victimes d’une illusion mortifère ? Ne faut-il pas enfin soumettre les pratiques sexuelles à une évaluation plus fine afin d’en mesurer le caractère inégalitaire et aliénant (comme l’est de toute évidence l’éjaculation faciale, mais sans doute aussi la fellation, la sodomie, l’usage de liens, l’anulingus ou la levrette) ? Tout est politique, on le sait, et il temps qu’un regard politique soit jeté sur l’ensemble des relations sexuelles et amoureuses pour mettre fin de façon décidée à toute aliénation féminine. »