samedi 16 août 2025

Phallus indécent

La question de l’exposition
Taille originale : 29,7 x 21 & 21 x 29,7 cm
« Les mythes rappellent que la conduite de Priape contredit les usages de la bienséance. Alors même qu’on lui réserve une place dans sa cité natale, sa figure est en désaccord avec les valeurs urbaines. Ne fut-il pas jadis chassé de Lampsaque avant de s’y retrouver confiné en dieu des jardins ? Quand il surveille “la sainte Lampsaque”, on lui ordonne de cacher son phallus indécent, rappelant qu’il ne se trouve pas dans un espace dépeuplé, dans une montagne déserte.
Un fait divers : lorsque Dionysos croise dans la cité de Lampsaque ce Priape à la virilité outrepassant toute convenance, il éprouve un sentiment de honte. Comme Priape lui fait la cour, l’invite chez lui pour y passer la nuit, Dionysos se met à rire. Dans ce face-à-face, où la gêne se mêle au grotesque, Dionysos prend Apollon à témoin5.
Avant de peupler les espaces urbanisés jusqu’aux confins de l’Empire romain, Priape fait partie du paysage alexandrin6. Piquet ithyphallique, son sort est scellé : gardien rustique, taillé en un médiocre bois de figuier, Priape est un épouvantail.
En dieu qui jacasse, se répétant inlassablement dans les priapées grecques et latines où il profère des paroles insanes avec une impudence effrontée, Priape menace les passants de son “arme” aussi terrifiante que dérisoire. Son phallus est cause d’effroi et de rire. Bien qu’il soit dieu (théos), il est vilain (aiskhrós). Sa laideur lui vient de ce qu’il est une injure aux usages communs : Priape n’est pas convenable, il le sait, il le dit (éprepe me). Or, ce qui est convenable (tò prépon), ce qui est dicté par des conventions sensibles qui lient entre eux, de manière visible et invisible, les membres d’une communauté, implique un rapport contraignant à soi et à autrui. Priape paraît impuissant dans l’un et l’autre cas. Solitaire à la parole enflée, au geste incongru, il est tendu comme un automate. Rien ne peut infléchir la conduite compulsive due à son mal phallique auquel il semble soumis au point de s’en plaindre.
Si dresser la statuette de Priape fait partie des usages, l’effigie de ce petit dieu mobilise l’envers des convenances. Par son manque de réserve, dans ses discours comme dans ses postures, Priape illustre les conduites de l’excès qui dégradent la vie en société.
Adoration d'une non-vierge
Taille originale
Alors même que les composantes de la cité se transforment à l’époque hellénistique, que les institutions se modifient — mais probablement plus lentement que les historiens ont voulu le supposer —, certaines prescriptions, édictant les vertus traditionnelles du citoyen, suivent leurs cours bien au-delà du règne de Ptolémée II Philadelphe où Priape fait son apparition “officielle”. “Suivent leurs cours” ne signifie pas, même pour des codes de conduites qui se réfèrent aux représentations d’une cité idéale, qu’elles soient immobiles, sans histoire. Relisant les tragiques grecs, Platon, Aristote, Démosthène ou Cicéron, il ne faut pas opérer de réductions hâtives, ni accorder un sens immuable aux divers textes qui enjoignent la maîtrise de soi et la pudeur — sans pour autant s’interdire de prendre la mesure de ce qui persiste, bousculant quelquefois les chronologies de l’historiographie classique. Ni se priver de faire observer que certaines valeurs, sociales et esthétiques, les notions sensibles de beauté, de laideur, de modération et d’excès, ont pu former un ensemble contraignant de références politiques face auxquelles les Anciens se sont longtemps définis : pour dire comment s’y conformer ou pour dénoncer ceux qui s’en écartent.
D’une génération à l’autre, les gestes du visible accompagnent les mots de l’audible qui forgent les représentations silencieuses. Le mémorable a pu ainsi associer le “goût du beau” avec cette mesure que supposent la modestie et la “simplicité” dans la célèbre sentence de Thucydide : “Nous savons concilier le goût du beau avec la simplicité.”
Les coutumes, les lois civiques qui dictent la bienséance, quelle que soit la mobilité qu’il faut leur reconnaître, forment une vulgate que l’effigie de Priape ne cesse d’illustrer par défaut. Il serait illusoire d’imaginer que cet ensemble de notions communes constitue un miroir des réalités pittoresques de la vie quotidienne dans la cité. Il s’agit plutôt d’un matériau imaginaire puisant sa légitimité dans des principes où le philosophique croise le médical, le religieux, le juridique et le politique.
Les Anciens ont pu ainsi théoriser un corps viril, répondant aux exigences de la cité, incarnant la dignité de l’homme libre face à l’esclave ou au bouffon. Ceux-ci représentent une forme de la laideur dont Priape est une figure possible. Outre sa laideur, son amorphia congénitale, il est rejeté aux limites du panthéon. Il est “le dernier des dieux”, classé divus minor face à ses aînés (majores). Qu’il soit, parmi les immortels, hors « chronologie mythique », absent de la Théogonie, n’accroît en rien la dignité de son statut.
Les catégories de la laideur qui définissent Priape — notamment la difformité, la vilenie honteuse, une voix qui braille lançant des propos effrénés, l’outrance de ses postures — n’appartiennent pas de manière exclusive au dieu ithyphallique. Témoignant de diverses formes de la laideur, les sources anciennes, qui “programment” les valeurs de la cité, se retrouvent, au fil des lieux et des siècles, dans des registres différents. Ils sont à lire et à entendre dans leurs textes et contextes spécifiques. »
Abandon bibliothécaire

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