vendredi 29 janvier 2021

Le mystère pornographique

Tout serait dit… 

« La télévision ne déforme pas la réalité, elle la fabrique. Elle fait semblant d’ignorer que rien ne se donne tout d’un coup, qu’aucun phénomène ne se montre jamais sans qu’une patience attentive ne le recueille. Elle déréalise le monde. L’artiste au contraire éprouve avec une acuité extrême cette vérité du réel. Affirmant que, d’une tête sur laquelle il a passé toute sa vie à travailler, Alberto Giocometti ne connaît rien, il montre l’ampleur de cette énigme. Mon frère, explique-t-il, “a posé dix mille fois pour moi ; quand il pose je ne le reconnais plus. J’ai envie de le faire poser pour voir ce que je vois. Quand ma femme pose pour moi, au bout de trois jours, elle ne se ressemble plus. Je ne la reconnais plus”. La réalité ne cesse d’échapper. Notre monde, qui n’en veut rien savoir et refuse d’écouter ce mystère, est pornographique : il ne vise qu’à susciter une excitation physiologique immédiatement compréhensible. » (ironie de la faute de frappe)

 

Golden Ticket
taille originale : 10,4 x 14,6

jeudi 28 janvier 2021

Le prix de la peinture


taille originale : 24 x 32 cm


«…“Votre sœur ne paraît pas avoir une haute opinion des raisons qui vous ont poussé à m'inviter.”
Il haussa les épaules comme pour s'excuser et déclara : “Elle a peut-être raison.
- Quel est le marché ?
- Le marché ?
- Je couche avec vous, et j'obtiens... quoi ? Une exposition collective? Une exposition personnelle ? Des articles dans les journaux ? Une introduction auprès d'un tas de gens riches et influents ?
- Je pense que vous brûlez un peu vite les étapes.
- Et est-ce que nous n'allons faire ça qu'une fois, ou est-ce que ce doit être le début de quelque chose de plus sérieux ?”
Il s'approcha du feu où les deux barres d'un chauffage électrique faisaient de leur mieux pour combattre le froid mortel de la salle. Il semblait s'apprêter à se lancer dans un discours.
“Oh, vous avez parfaitement raison, commença-t-il avec difficulté. Il était clair que je voulais coucher avec vous... comme n'importe quel homme normalement constitué... et je savais que la seule façon de pouvoir vous... persuader était de vous proposer de vous aider dans votre carrière, aide que je suis certainement en position de vous apporter. Mais il se trouve que..., hésita-t-il avec un rire gêné en se passant la main dans les cheveux, voyez-vous, je suis furieux de devoir reconnaître que les propos de ma sœur peuvent avoir la moindre influence, mais l'entendre pérorer de cette façon m'a fait comprendre que mes suppositions, mes présomptions, puis-je dire, étaient vraiment... Eh bien, toute cette histoire m'a soudain paru terriblement vulgaire. Et je sens que je vous dois des excuses. Je suis vraiment navré de vous avoir emmenée ici sous... de faux prétextes.
- Vous devez croire que je suis très innocente, répondit-elle en le rejoignant près du feu, si vous imaginez que je suis venue ici sans me douter de quelque chose.
- Alors, pourquoi êtes-vous venue ?
- Ma foi, c'est une bonne question. Laissez- moi vous dire deux choses.” Elle s'appuya contre la cheminée, en croisant de temps en temps le regard de son interlocuteur. “La première, c'est que même si je pense sincèrement que vous ne connaissez pas grand-chose en art, que le pouvoir que vous exercez est malsain, et que vos tractations puent à plein nez, je ne vous trouve pas complètement repoussant.”
Il poussa un grognement. “Voilà un bon point, j'imagine.
- La seconde, poursuivit Phoebe en hésitant, les yeux fermés, puis en reprenant sa respiration, c'est une chose que je n'ai jamais eu le courage de dire à personne jusque là, mais... voyez-vous, au cours des années, j'ai fini, avec beaucoup de difficulté, par acquérir une certaine... confiance en moi En ma peinture, veux-je dire. En fait, j'en suis venue à penser qu'elle est vraiment bonne. Ça doit vous paraître très arrogant, conclut-elle avec un sourire.
- Pas du tout.
- Ça n'a pas toujours été le cas. À une certaine époque, je n'avais plus aucune foi en moi. C'est assez... pénible d'en parler, mais... eh bien, c'est arrivé quand j'étais élève. J'avais abandonné mes études d'infirmière pour suivre des cours de peinture. Je partageais un logement, et, une fois, quelqu'un est venu passer quelques jours chez nous.

taille originale : 24 x 32 cm

 

[…]

Journée portes ouvertes 

 

Elle ouvrit complètement la porte et l'homme, en kimono de satin, se glissa à l'intérieur pour aller s'asseoir sur le lit.
“Que se passe-t-il ?
- Venez un instant ici”, fit-il en tapotant le matelas.
Elle s'assit à côté de lui.
“Je n'arrivais pas à dormir”, déclara-t-il. Il paraissait estimer que l'explication était suffisante.
“Et alors ?
- Alors j'ai pensé que je pourrais venir vous demander si vous alliez bien.
- Mais oui, je vais bien. Je veux dire, je n'ai pas contracté de maladie mortelle dans la dernière demi-heure.
- Ce n'est pas ça... je suis venu voir si vous n'étiez pas trop perturbée.
- Perturbée ?
- Par l'attitude de ma sœur, et... oh, je ne sais pas, par tout le reste. J'ai pensé que tout cela, c'était peut-être un peu trop pour vous.
- C'est très gentil à vous, mais je vais bien. Vraiment. Je suis une petite dure à cuire, vous savez, ajouta-t-elle avec un sourire. Êtes-vous certain que ce soit la raison de votre venue ?
- Bien sûr que oui. Enfin, en grande partie.” Il se rapprocha d'elle. “Si vous voulez savoir, j'étais couché et je réfléchissais à l'histoire que vous m'avez racontée. Et j'ai pensé... dites-moi si je me trompe... que c'est le genre d'histoire qu'on ne raconte pas à n'importe qui. Il m'a semblé, poursuivit-il en l'entourant d'un bras, que vous commenciez peut-être à m'aimer un peu.
- C'est possible, répondit-elle en s'écartant légèrement.
- Le courant passe entre nous, n'est-ce pas ? Ce n'est pas une illusion de ma part. Quelque chose commence à se nouer entre nous.
- C'est possible”, répéta-t-elle d'une voix blanche.
Elle se sentait étrangement absente, et elle s'aperçut à peine qu'il posait doucement sa bouche sur la sienne. Mais elle remarqua bien son second baiser : le contact de sa langue qui se glissait entre ses lèvres humides. Elle le repoussa doucement en déclarant : “Écoutez, je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée.
- Vraiment ? Alors je vais vous dire ce qui serait une bonne idée. Le 13 novembre.
- Le 13 novembre? reprit-elle en se rendant vaguement compte qu'il s'était mis à lui déboutonner sa chemise de nuit. Qu'y aura-t-il le 13 novembre ?
- Le vernissage de votre exposition, bien entendu.” Il défit le dernier des trois boutons.
Elle se mit à rire. “Vous êtes sérieux ?
- Naturellement.” Elle sentit sa chemise de nuit glisser par-dessus ses épaules. Dans la faible lueur de la lampe, sa peau irréprochable avait une couleur uniforme, d'un ocre doré. “J'ai jeté un coup d'œil sur mon agenda. C'est la première date possible.
- Mais vous n'avez pas encore vu mes tableaux, protesta-t-elle tandis qu'il lui caressait le cou, puis le dos, avec un doigt.
- Ça va un peu bouleverser mes plans, continua-t-il en profitant de son étonnement pour lui planter un autre baiser sur la bouche, mais quelle importance ?” Et il se mit à lui masser les seins.
Elle se sentit renversée sur les oreillers. Des doigts fouillèrent entre ses cuisses. Elle avait la tête qui tournait. Le 13 novembre, c'était dans six semaines à peine. Avait-elle suffisamment de tableaux pour une exposition complète ? Des tableaux dont elle fût suffisamment contente ? Aurait-elle le temps d'achever les deux grandes toiles qui n'étaient qu'à moitié entamées dans son atelier ? Ces idées l'enivraient et la rendaient soumise. Son esprit courait si vite à cette perspective que rien ne lui parut plus simple de laisser Roddy s'étendre sur elle, son kimono ouvert, révélant des bras vigoureux et un torse imberbe. Il lui écartait les jambes avec ses genoux, il promenait activement sa langue sur le bout de ses seins, mais elle reprit ses esprits et tout son corps se crispa pour résister.
“Écoutez… il faut que nous en discutions.
- Je sais. Nous devons discuter d'une centaine de choses. Des prix, par exemple.”
En dépit d'elle-même, elle se mit à vibrer sous ses mains et écarta un peu plus les jambes.
“Les prix ? fit-elle avec effort.
- Il faut les faire monter le plus possible. J'ai des clients japonais prêts à payer trente ou quarante mille livres pour une grande toile. Mettons deux mètres sur trois. De l'abstrait, du figuratif, du minimalisme, n'importe quoi : ça leur est égal. C'est agréable, au fait ?
- Trente ou quarante mille... ? Mais je n'ai rien peint qui... Oui, oui, c'est agréable.
- Attendez un instant.”
Il pivota et prit quelque chose dans le tiroir de la table de chevet. Phoebe l'entendit déchirer le paquet et dérouler l'objet en caoutchouc.
“Il va falloir bien sûr transporter l'exposition à New York après quelques semaines à Londres”, continuait-il. Il s'était assis le dos tourné. Ses doigts s'activaient avec une dextérité issue d'une longue pratique. “Je suis en quelque sorte jumelé avec une galerie de Manhattan, donc j'imagine qu'il n'y aura aucun problème. Eh bien, qu'en pensez-vous ? demanda-t-il en s'allongeant de nouveau sur le dos. - Je pense que vous êtes fou”, répondit Phoebe avec un gloussement joyeux. Il l'invita des yeux. Elle comprit, accepta, se redressa, le chevaucha, en lui frôlant le visage avec sa chevelure. “Et je ne pensais pas devoir faire une chose pareille.”
Mais elle la fit.
Il s'endormit peu après. »
Main courante


 

taille originale : 24 x 32 cm

mercredi 27 janvier 2021

In jail

taille originale (qui n'est pas celle du pénis) :
21 x 29,7

 

« …
“Ma carrière, voyez-vous a été un peu… comment dirais-je ?… un peu sporadique. Mes activités professionnelles ont souvent dû être suspendues pour des raisons de... eh bien, de bon plaisir
- De bon plaisir ?
- Le bon plaisir de Sa Majesté, pour être précis. La cabane. La taule. J'ai passé une bonne partie de ma vie en prison, Michel : en fait, croyez- le ou non, j'ai écopé de deux mois avec sursis cette année encore. Je suis un récidiviste, comme on dit, ajouta-t-il avec un rire sans gaieté. Expression tristement ironique, quand on songe que cette persécution, cet acharnement dont j'ai été l'objet durant toute ma vie, est ce que je dois payer pour quelques bons moments saisis au passage dans l'obscurité des toilettes publiques ou des salles d'attente des gares de banlieue. Qui pourrait penser que notre société serait si cruelle ? Punir un homme pour la plus naturelle de ses inclinations, pour avoir cédé à son malheureux besoin solitaire de contact furtif avec des inconnus ! Ce n'est pas notre faute si nous ne pouvons pas toujours faire ça derrière des portes closes, s'il nous faut parfois chercher des endroits adéquats. Nous n'avons pas choisi de prendre cette direction, après tout.” Sa voix, qui s'était peu à peu teintée de colère, se calma soudain. “Mais je ne dis ça qu'en passant.

 

taille originale : 21 x 29,7

Attendons au moins d'être en voiture. Est-ce que vous faites de l'exercice, Michel ? Est-ce que vous allez au gymnase, ou quelque chose de ce genre ?
- Non. Pourquoi me demandez-vous ça ?
- Oh, c'est simplement que vous avez des fesses exceptionnellement fermes. Pour un écrivain, veux-je dire. C'est la première chose que j'aie remarquée chez vous.
- Merci, fis-je à défaut de savoir vraiment quoi répondre.
- Si vous sentez mes mains s'égarer dans cette direction durant notre entretien, n'hésitez pas à réagir. Je suis un tripoteur de plus en plus incorrigible, je le crains. Plus je vieillis, moins je suis capable de maîtriser ma malheureuse libido. Mais on ne peut pas faire grief de ses faiblesses à un vieillard.
- Non, bien sûr que non.
- Je savais que vous comprendriez. Nous y sommes. C'est la deux chevaux bleue.”
… »

taille originale : 29,7 x 21

 

mardi 26 janvier 2021

Séminaire [2]

L'insulte a une fonction essentielle d'excitation érotique. Si vous n'en êtes pas coutumiers, naviguez sur la grande Toile où la demande sexuelle s'exprime facilement sous les doux mots de salope, putain, tapette, pédé… « Traitez-moi comme une lopette », « Dis-moi que je suis une salope », « fais de moi ton esclave »… C'est là que la phrase de Lacan qui parle de retour à l'envoyeur ou, sous une autre formule, glose que « l'émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée », prend évidemment tout son sens : si le maître ou la maitresse avait la fantaisie de contraindre son prétendu esclave à de véritables tâches serviles, ce serait un vilain de jeu de mots et un retour au réel sur lequel se briserait tout imaginaire érotique.

Portrait de dame
(avec bite)
taille originale : 29,7 x 21


La pesante explication sociologique affirmerait au mieux que l'insulte enfreindrait par principe de plaisir les contraintes imposées par notre impitoyable idéal du moi, ou au pire qu'elle ne serait qu'une douloureuse répétition intériorisée puis extériorisée, sinon éjaculée, des normes qui discriminent les minorités sexuelles, genrées et autres, sans oublier les travailleurs et travailleuses du sexe. Mais la psychologie politique ou sociologique est d'une assez effarante bêtise et est incapable de comprendre ce qui se joue ici, prise qu'elle est dans sa dichotomie entre l'individu, rebelle, nécessairement rebelle, et la « société », contraignante, nécessairement contraignante, manquant ce qu'au contraire Lacan désigne, à savoir la présence de l'interlocuteur qui n'est nullement un miroir, mais un renvoyeur.

Et ce renvoi implique une bascule au plus proche de soi, de mon être, que seul l'autre accomplit pour moi. Il n'y a pas d'excitation sexuelle sans cet autre qui me répond d'une manière ou d'une autre, ou plus exactement en me renversant, sur le cul, oui. La bascule, c'est de cela qu'il s'agit. Le renversement carnavalesque que j'évoquais l'autre fois sous le nom de Bakhtine ne doit pas nous tromper en ce qu'il supposerait une folie collective, sociale, alors que l'excitation ne peut naître que de l'élévation du bouffon et de l'humiliation concomitante du roi, de leur confrontation directe, visuelle, cruelle.

Pour vous faire saisir cela, je vous rappellerai le titre d'une pièce de Sartre qui n'est sans doute plus du tout lue aujourd'hui, en-dehors de son titre qui nous interpelle : la Putain respectueuse, qu'on écrivait alors la P… respectueuse. C'est comme nègre aujourd'hui, on fait semblant de croire que le mot crée la réalité, mais le symbolique n'est évidemment pas le réel qui résiste bien plus que cela. Vous ne me croyez pas ? Souvenez-vous de ce journaliste américain, blanc bien sûr, qui s'est déguisé en noir, pour « comprendre » ce que c'est que d'être noir aux États-Unis, dans le Sud en particulier où, comme on dit, ça faisait chaud au fesses. C'était bien sûr pour la bonne cause, mais qu'avait-il besoin de se grimer pour « comprendre » cela ? N'importe quel noir pouvait en témoigner. Non, ce qui lui importait au fond, c'était d'éprouver lui-même ce tremblement de devenir l'autre, ce frisson de l'épouvante, cette sensation de perdition : « et s'il m'arrivait quelque chose ? ». Je peux vous dire qu'il avait pris ses précautions pour que cela n'arrive pas, mais, bon, au fond, il y avait ce désir assez impérieux d'avoir chaud aux fesses. Enfin, c'est ce que j'imagine.

Mais la putain respectueuse ? Pourquoi ? Personne ne croit que les prostituées respectent leur client. Alors, une ambiguïté littéraire : c'est la putain qu'il faudrait respecter ? Pensez-vous ? Ne cherchez pas d'explication dans le texte de la pièce. Alors, en avez-vous une ?

Intervention dans le public

Non, vous vous trompez, je pense. La réponse de Sartre est dans le texte. Sartre veut dire qu'elle est respectueuse de l'ordre social parce qu'elle veut devenir une personne respectable… même si elle ne le sera jamais.

taille originale : 21 x 29,7


Réponse

Oui, tout est toujours trop clair chez Sartre.

Mais vous perdez toute l'excitation d'emploi du mot « putain », de « la putain » même, ainsi que le choc du contraste avec le qualificatif « respectueuse », et c'est ce contraste qui faisait la force de l'affiche sur les colonnes Morris. Une putain respectueuse… ça vous a des airs de femme puissante comme on dirait aujourd'hui, c'est le contraire d'une putain méprisable, nécessairement méprisable. Mais elle ne peut pas le dire elle-même, ça doit venir de l'autre : sur ce point-là, vous pouvez suivre Sartre qui est suffisamment dialecticien pour comprendre que c'est le regard de l'autre qui nous constitue, et que, de soi, il n'y a pas grand-chose à tirer sauf une présomption qui est toujours d'innocence.

Portrait d'inconnue
taille originale : 21 x 29,7


Est-ce qu'il allait aux putes, Sartre, comme on disait à l'époque ? Je ne sais pas. Mais il y a bien chez lui cette fascination pour les femmes de mauvaise vie, comme on disait encore à la même époque. Et il ne manque pas de l'humilier sa pute, hein ! Elle a le tort d'être conformiste, trop respectueuse justement, donc il déclare haut et fort que c'est une putain qui se vend pour une position sociale privilégiée, le privilège blanc avant l'heure donc. Ça, c'est le discours officiel avec l'engagement politique, l'antiracisme de bon aloi.

Mais ça l'excite d'employer ce mot-là, maintenant qu'il est grand. Mais il faudrait qu'elle le reconnaisse lui, qu'elle reconnaisse son excitation, qu'elle le respecte puisqu'il s'abaisse à utiliser ce mot-là… C'est lui qui n'est pas respectable avec son désir, et c'est là qu'est le point de bascule : c'est lui qui n'est pas respectable d'avoir ce désir-là, et c'est pourquoi la putain qui provoque ce désir doit être respectueuse, parce que respectable, elle ne peut pas l'être au vu du désir qu'elle suscite en lui. C'est son désir qu'il montre, Sartre, et il sait que c'est irrespectueux.

Question respect, le chansonnier en connaissait aussi un morceau : « Parlez-moi d'amour et j'vous fous mon poing sur la gueule, Sauf le respect que je vous dois ». Le respect, c'est pas le principal, dirait-on, c'est juste un reste, un codicille, quand il découvre, le chansonnier, cette « vipère lubrique et visqueuse » qu'il ne soupçonnait pas. Serait-il un peu transphobe ? me direz-vous. Peu importe, ce qui compte, c'est le retour à l'envoyeur. S'il n'y avait que le poing sur la gueule, il n'y aurait pas de reconnaissance. Le respect, d'accessoire, devient essentiel. Il nous faut être reconnus pour ce que nous sommes… ou pas.

Je suis ou je ne suis pas une pute… dis-le moi, toi qui me désires !

L'insulte, tel que je l'entends, ne se confond avec l'injure, car, je vous le redis, elle est prise dans une boucle - une bande de Möbius si vous préférez - et, si je dis que « tu es une putain », cela se retourne en « tu es un porc » comme vous me l'avez instamment rappelé la semaine précédente. Mais il s'y croise aussi un respect qui oscille entre le respectueux et le respectable, de la même manière, voyez-vous, qu'on peut trouver une forme de beauté à la laideur, sans qu'il soit mis fin à l'abaissement de la laideur. Il faut que ce désir-là soit reconnu pour ce qu'il est, toujours un tant soit peu infâme. Mais la reconnaissance ne peut venir que d'un autre qui s'y reconnaît aussi, qui soit aussi infâme que moi… Je dis infâme parce qu'il est incertain, incertain précisément d'être reconnu par l'autre.

Passage
taille originale : 21 x 29,7


Question dans le public

Votre explication est assez décevante. On a l'impression que vous tournez en rond et que vous manquez l'objet même de votre questionnement, à savoir l'excitation sexuelle. Vous retournez la question dans tous les sens, sans réellement y apporter de réponse. Seulement des mots.

Réponse

Si vous l'entendez de cette oreille, il ne servirait à rien de vous démentir. Nous en resterons donc là pour aujourd'hui.


Continuation
taille originale : 21 x 29,7

lundi 25 janvier 2021

La source de tout conflit ?

taille originale : 24 x 32 & 32 x 24 cm

 

« Marqué sans doute par les idées en vogue dans sa génération, il avait jusque-là considéré la sexualité comme une puissance positive, une source d’union qui augmentait la concorde entre les humains par les voies innocentes du plaisir partagé. Il y voyait au contraire maintenant de plus en plus souvent la lutte, le combat brutal pour la domination, l’élimination du rival et la multiplication hasardeuse des coïts sans aucune raison d’être que d’assurer une propagation maximale aux gènes. Il y voyait la source de tout conflit, de tout massacre, de toute souffrance.
La sexualité lui apparaissait de plus en plus comme la manifestation la plus directe et la plus évidente du mal. Et ce n’est pas sa carrière dans la police qui aurait pu le faire changer d’avis : les crimes qui n’avaient pas pour mobile l’argent avaient pour mobile le sexe, c’était l’un ou l’autre, l’humanité semblait incapable d’imaginer quoi que ce soit au-delà, du moins en matière criminelle. L’affaire qui venait de leur échoir semblait à première vue originale, mais c’était la première depuis au moins trois ans, l’uniformité des motivations criminelles des humains était dans l’ensemble éprouvante. »

La main à la souris

 

vendredi 8 janvier 2021

Séminaire

Il faut bien comprendre que ce qu’on appelle les normes sociales, les valeurs, sont toujours construites comme des oppositions simples entre par exemple le sacré et le profane, le masculin et le féminin, la nature et la culture, le blanc et le noir… Ce dernier exemple est éclairant : nous pensons en noir et blanc, pas en couleur… Le carré sémiotique de Greimas — vous lirez sa Sémantique structurale si vous ne l’avez déjà pas fait — est une structure logique mais non psychologique et encore moins sociologique… Le noir n’est pas le non-blanc, c’est le contraire parce que, dans le non-blanc, il y a toutes les autres couleurs. Nous ne sommes pas logiciens (encore que Greimas multiplie lui aussi les entorses à la logique), et les idéologues modernes pensent naïvement que, si ce n’est pas naturel, c’est nécessairement culturel. Et inversement.

Tout cela est sans doute évident, mais il faut ajouter aussitôt que notre « esprit » manipule ces catégories non pas par gradation (comme le pense Greimas) ni par complexification (comme le voudrait la Science) mais d’abord et avant tout par inversion. Sur ce point, Lacan est sans doute pertinent pour comprendre nos contemporains ou contemporaines. Le blanc devient noir comme l’envers caché du revers apparent. Pile ou face. Il n’y a pas bien sûr de renversement complet, mais la division suscite le désir sinon la nécessité de son inversion. Le roi devient fou et le fou devient roi, le temps du carnaval dont parle Bakhtine. L’émetteur reçoit du récepteur son message sous une forme inversée, selon telle célèbre formule analytique. Mais pas toujours ! Nécessairement pas toujours… le sacré doit le rester.

taille originale : 24  x 34

Les réalités devraient être « distinctes et séparées », et « une ligne de démarcation nettement tranchée devrait séparer l’une de l’autre » comme l’écrit Durkheim, mais le sacré ne peut se constituer sans la possibilité de la profanation, de son inversion dramatique ou risible, à tel point qu’on ne sait pas toujours si c’est la constitution du sacré qui crée cette possibilité, ou si c’est la profanation qui d’abord institue l’ordre du sacré. Il faut penser ce point d’inversion. On s’étonne qu’un député homophobe soit surpris dans une partouze gay, et on s’en gausse. Mais l’on doit comprendre ce lieu, qui n’est pas seulement psychologique mais aussi sociologique, où se croisent ces deux dimensions apparemment incompatibles. Essayez de penser comment se conjoignent ces deux propositions : le député est homophobe parce qu’il est gay, mais également, il est gay parce qu’il est homophobe.

taille originale : 24  x 34

Je prendrai un autre exemple, celui de l’éjaculation faciale dont le succès pornographique est interprété trop souvent de façon naïve. Le sperme comme le sang menstruel relève dans notre culture comme le relève Mary Douglas de la souillure. Mais la souillure est seulement comprise comme une transgression, alors que l’éjaculation faciale est une inversion. Il ne faut pas s’étonner que ce sont les femmes belles, les plus belles femmes mêmes qui en sont les meilleurs objets. D’aucuns, d’aucunes affirment qu’il s’agit d’un geste humiliant alors que sa capacité d’excitation vient au contraire du fait que c’est un acte d’hommage. Hommage à la beauté, à la féminité (si l’on est dans un cadre hétéro), au partenaire qui seul suscite en moi un tel désir et un tel jaillissement. C’est parce que ce autre singulier suscite le désir qu’il me faut me répandre sur son visage qui, loin de n’être qu’un objet, répond par son trouble (rire, émerveillement ou dégoût) à mon propre trouble. L’hommage est la figure inversée de l’humiliation.

taille originale : 24  x 34

Vous connaissez sans doute la légende qui entoure le bukkake, cette pratique venue du Japon qui consiste pour un grand nombre d’hommes à éjaculer sur le visage d’une femme généralement agenouillée, consentante, souvent imperturbable comme un Bouddha contemplatif. Dans une réalisation de ce genre, l’une de ces actrices japonaises jouait le rôle d’une présentatrice de journal télévisé lisant longuement une série d’actualités alors que des dizaines d’hommes entièrement nus venaient se dresser à côté d’elle (sans doute sur l’un ou l’autre escabeau caché derrière le bureau), la bite au niveau de son visage qu’ils arrosaient consciencieusement l’un après l’autre, leur foutre dégoulinant ensuite dans ses cheveux, sur ses joues, ses lèvres, son chemisier, son tailleur… Il y avait quelque de chose de sublime, au sens kantien du terme, dans cette mise en scène. Je vous relis cela : « pour l’évaluation esthétique de la grandeur, il y a bien un maximum, et j’affirme de celui-ci, que lorsqu’on le considère comme mesure absolue, par rapport à laquelle il n’est rien qui puisse être subjectivement plus grand (pour le sujet qui juge), il indique l’Idée du sublime et produit cette émotion qu’aucune évaluation mathématique de la grandeur par les nombres ne saurait susciter ». Mais, si c’est bien moi, comme l’affirme Kant, le sujet qui juge qu’il y a là du sublime, le respect et l’admiration ne s’adressent qu’à celle dont l’impassible beauté suscite en moi « l’Idée de son infinité » et dont le visage transformé en objet informe par le foutre dégoulinant suscite pourtant en moi cet ébranlement de l’imagination face à l’abîme (et me fait ressentir ma propre impuissance).

Quoi qu’il en soit, j’en reviens à cette légende entourant le bukkake qui aurait été une pratique ancienne dans on ne sait quels villages archaïques où les hommes rassemblés auraient ainsi « puni » les femmes adultères. Or il n’y a dans de telles scènes pornographiques rien de plus excitant que l’innocence des visages exposés à l’humiliation d’une punition imméritée. Le trouble provient de cette conjonction au plus étroit entre l’innocence et la culpabilité : l’imagination peut se mettre à courir à la recherche des vices cachés, des crimes enfouis, des perversités masquées chez l’extatique victime, mais c’est le symbolique qui est ici efficient, l’inversion de l’innocence en culpabilité qui à son tour, en un nouveau tour de carrousel, se métamorphose en innocence injustement bafouée.

Nous en resterons là pour aujourd’hui.

taille originale : 24  x 34

Question dans le public

Je ne comprends pas grand-chose à vos explications qui me donnent l’impression d’un charabia jargonnant, pseudo-philosophique, plein de références savantes mais qui masquent en fait le vide de la pensée. D’ailleurs, je pense que vous cherchez surtout à justifier vos propres désirs de vieux pervers.

Cris dans la salle

Gros porc !

Réponse

Votre objection ainsi que l’interpellation anonyme subséquente est très pertinente. Je consacrerai en effet mon prochain séminaire à l’insulte comme déterminant social de l’excitation sexuelle.

Taille originale : 29,7 x 42

jeudi 7 janvier 2021

Paroles d'artistes

Après s’être fait enculer à quatre pattes, Angelica (c’était un nom de scène bien sûr) se mit à genoux, et Erik éjacula sur son visage et dans sa bouche ouverte. Pointant son regard dans l’objectif de la caméra, elle avala ostensiblement le foutre en se pourléchant les lèvres. Ce n’était pas la fin du tournage, même si cette scène clôturerait très vraisemblablement le montage final du film. Toutes les scènes en solo où elle se branlait les cuisses grandes ouvertes et s’enfonçait un gros gode (à l’apparence surdimensionnée à cause du grand-angle) dans l’anus étaient déjà terminées. Le matin, elle avait également réalisé ses premières prestations à trois avec Erik et Tony qui, à tour de rôle, l’avait baisée et enculée avant de se faire sucer jusqu’aux couilles. Angelica était une performeuse professionnelle, habile à se prendre une bite bien dure dans l’anus tout en écartant de la main une fesse pour que la caméra saisisse en gros plan la pénétration ; en même temps, elle pompait avec vigueur la queue de son second partenaire, avant que les deux hommes n’échangent leur place. Et si elle gardait globalement la même position à quatre pattes, elle variait suffisamment les gestes et les attitudes pour éviter une répétition dommageable à l’intérêt des spectatrices et spectateurs.

L’après-midi serait consacrée aux doubles pénétrations avec ses multiples variantes : Angelica couchée sur le ventre face à Erik pendant que Tony se positionnait derrière elle pour l’enculer visiblement avec sa grosse queue noire (Angelica soutenait le mouvement BlackLivesMatter et voyait dans ses performances avec Tony un acte symboliquement antiraciste) ; Angelica s’asseyant à califourchon sur un de ses partenaires en exposant entre ses cuisses grandes ouvertes à la fois son cul déjà défoncé par une des deux bites et sa chatte offerte à la pénétration subséquente ; Angelica soulevée de terre entre les deux hommes debout et s’enfonçant en elle par-devant et par-derrière (une position difficile à tenir qui exigeait des partenaires musclés et bien bandés, mais des injections de papavérine palliaient à d’éventuelles défaillances)…

Interview militante
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Après une douche, elle mit un peignoir et rejoignit l’équipe pour le déjeuner. Elle s’attabla à côté de la réalisatrice, Claire, une quinquagénaire (sinon une sexagénaire) au verbe haut et aux gestes précis. Ancienne actrice porno à une époque où l’on tournait encore en argentique ou en vidéo analogique, elle avait acquis progressivement toutes les techniques de la réalisation d’un film de qualité à l’esthétique léchée à l’opposé des prétendues vidéos amateurs. Elle préférait cependant illustrer toutes les formes de sexualité extrême, weird ou rough selon les expressions consacrées. Pour elle, il fallait zapper les préliminaires : ça ne sert à rien, disait-elle, c’est chiant. On va direct à la pénétration et à l’éjaculation, et c’est tout. Il faut que ça tape dedans et que ça soit assez violent. Et surtout, il faut qu’il y ait de l’anal, c’est impossible sans.

Outre sa réputation de grande professionnelle dans le cinéma gonzo, elle était censée avoir obtenu un master en philosophie ou un doctorat. Elle aurait même donné cours à l’université (en réalité, juste une invitation à un séminaire). C’est ce qui intéressait notamment Angelica, l’intelligence de cette femme qui était capable de rebondir sur n’importe quel sujet de façon réfléchie et argumentée sans qu’on perçoive dans ses propos la moindre condescendance à l’égard de ses jeunes interlocutrices (il faut bien reconnaître que les mecs dans le métier étaient plutôt des bourrins surtout intéressés par le foot et les bagnoles, et ils étaient rares dans le domaine à parler du réchauffement climatique ou de la mondialisation).

On parlait d’une interdiction possible du tournage des films pornos au nom de la lutte contre la prostitution. Loin d’être reconnues comme des travailleuses du sexe, les actrices étaient désignées comme des victimes de l’exploitation patriarcale. Des confessions d’anciennes actrices alimentaient et répétaient la thèse de la servitude volontaire. Les professionnels envisageaient déjà de travailler dans des pays plus hospitaliers, mais redoutaient également un mouvement international en faveur de la prohibition.

Proposition politique
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Angelica, se tournant vers Claire, questionna : « Mais pourquoi cette haine de la pornographie ? Pourquoi elles nous méprisent comme ça ? Moi j’aime baiser, j’aime ce que je fais. Pourquoi on voudrait me l’interdire ? » Claire ne répondit rien. Angelica savait que c’était sa manière de faire. Peut-être réfléchissait-elle ou bien voulait-elle être sollicitée à plusieurs reprises, priée même, suppliée avant qu’elle ne consente à répondre ? Ou bien voulait-elle que le brouhaha s’estompe, qu’une plage de silence s’installe pour qu’elle puisse développer sa pensée ? Il fallait en tout cas lui laisser un peu temps. Peut-être répondrait-elle dans cinq minutes, ou dans une heure, ou même le lendemain comme cela lui était déjà arrivé. Angelica savait parfois se montrer patiente.

Mais Claire ne répondit rien. Ce n’est que le soir qu’Angelica reçut un long courrier qu’elle lut et relut longuement avant de s’endormir.

Je pense que cette condamnation de la pornographie, c’est plus large, mais aussi plus profond comme mouvement.
Ce que Freud appelle le désir, la pulsion, peut se porter sur n’importe quoi, le « sexe » bien sûr (encore faut-il voir que le sexe peut prendre de multiples formes sous l’emprise du désir), mais aussi l’argent, le pouvoir ou encore la morale, ce que la psychanalyse désigne comme l’idéal du moi. Ça, c’est ce qu’on peut décrire sommairement comme la passion de la loi, de la vertu, de la pureté morale.
À l’époque lointaine de la « libération sexuelle », la « répression sexuelle », le « puritanisme », la « haine du désir », le contrôle de la sexualité étaient vus comme une espèce d’aberration, un « ordre » imposé par la société, comme quelque chose d’arbitraire, d’incompréhensible même, sans que l’on perçoive que l’amour de la loi est également une forme de passion entière, impérieuse, fondamentalement désirante, parce que la loi fait jouir ou donne du moins l’espérance de la jouissance. En cela, ce qui apparaissait alors comme une forme de perversion de l’esprit est sans doute une constante anthropologique ou du moins une tentation anthropologique largement répandue, et qui reparaît d’ailleurs sous une forme renouvelée, mais tout aussi exacerbée d’un moralisme qui se déguise à peine tant il est convaincu de son bon droit. Mais en son fondement, il y a moins une vérité morale à défendre qu’une passion exacerbée pour le Juste, la Justice, le « bon droit ». Avec l’effacement des consciences de la « libération sexuelle », ce n’est pas à la fin d’une époque qu’on assiste, plutôt à une nouvelle mode. C’est une mode, un déplacement du désir, de la sexualité, de « l’érotisme » vers la pureté morale… On se refait une virginité. Il s’agit d’incarner la loi la plus pure, la loi la plus dure, et surtout de dénoncer tout manquement à loi. C’est par la dénonciation qu’on prouve, qu’on éprouve sa propre identification à la loi.
 Je me souviens de ce quinquagénaire ou sexagénaire sans grande envergure, sans grande ambition sinon déçue, qui s’était pris ainsi de passion pour le code de la route. Cela peut sembler ridicule, mais toute infraction au code de la route le rendait fou, le plongeait dans la fureur et le ressentiment (parce qu’il n’y a pas de passion négative qui n’ait une cause inaperçue). Il s’en prenait en particulier aux gamins à vélo qui prenaient la rue à sens unique devant chez lui à contresens. Il les interpellait, il les querellait, il leur hurlait même dessus, au nom de la sécurité, pour les prévenir du danger, pour protéger ces jeunes inconscients de leur propre insouciance… Bien entendu, les gamins n’écoutaient pas et accéléraient même en l’entendant. Alors, il les guettait, mine de rien, il s’arrangeait, je ne sais pas trop comment, pour avoir de chez lui toujours un œil sur la rue et bondir au moment où des enfants étaient prêts à s’y engager à contresens. Et il se serait planté devant eux pour les empêcher de passer, pour leur faire la morale, pour leur faire prendre conscience de cette absolue nécessité de respecter ce code de la route dont il était le héraut incontestable. Aux alentours, on ne se souciait guère de ses interventions dont il essayait pourtant d’expliquer la justesse aux voisins par hasard rencontrés. Les années passaient ainsi dans cette rue tranquille, jusqu’à ce que la mairie ou toute autre autorité compétente décide inopinément d’ajouter au signal de sens interdit un panonceau autorisant les cyclistes à emprunter la rue à contresens. Là, le monde s’est écroulé pour lui, il a perdu son sens… avec jeu de mots !
Enfin, c’est le genre de types qui retombe toujours sur ses pattes. Par la suite, il s’en est pris à tous ces chauffards qui ne respectaient pas les limitations de vitesse ou qui brûlaient les feux rouges. Tu vas me dire : comme tout le monde, mais la fixation sur le code de la route et seulement sur le code de la route était symptomatique de sa passion pour la Loi, parce que, dans sa jeunesse, il avait aspiré à la prêtrise à une époque où la foi religieuse s’estompait… Je ne sais pas pourquoi il avait renoncé. En tout cas, cette foi qu’il avait voulu transmettre à toute sa famille, à sa femme en particulier, fille de divorcés, n’était plus partagée autour de lui. On n’y croyait plus. Il a dû le sentir. Cet amour immodéré de la Loi, il ne pouvait plus l’incarner dans la prêtrise. Alors je pense qu’avec l’âge, il a renoncé, ou plus exactement, il a reporté cette passion sur un substitut qui peut paraître ridicule, le code de la route, mais qui était incontestable : qui oserait défendre l’insécurité routière ?
Acte militant
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Cette pureté morale, cette dureté morale même, est présente à toutes les époques chez certains individus qui y trouvent une jouissance plus ou moins cachée, plus ou moins niée. Ce sont les moines, les saints, les anachorètes, les ermites, et puis bien sûr les inquisiteurs, les fous de Dieu, les Savonarole, les contempteurs de la corruption mondaine, les chevaliers de la foi, les prophètes du malheur et de la rédemption ! Et cette passion réapparaît aujourd’hui de façon visible. Elle a bien sûr besoin d’une scène, de gestes spectaculaires, de dénonciations rageuses de l’ignominie morale dans laquelle baignerait le bas-peuple, de tous ces misérables comme dirait Pascal qui ignorent la vraie foi !
Oui, c’est une mode… Il ne faut pas croire que les époques se transforment radicalement, avec des « ruptures épistémologiques » ou des « épistémè » soudainement métamorphosés, surtout dans une période aussi courte, un demi-siècle à peine. Ce sont des déplacements, des glissements, ce qu’en sémantique on appelle des « connotations » qui évoluent, même si ces connotations dont je parle ont évidemment un effet ou des effets « réels » : je veux dire que ce n’est pas seulement une question d’idées, d’idéologie, c’est une question de prise de pouvoir dans l’espace public… Il y a cinquante ans, on disait que certaines personnes, des hommes généralement, étaient portés sur la chose, puis on a dit portés sur le sexe, et enfin, obsédés sexuels (aujourd’hui on écrirait — mais qui l’oserait — obsédé·e·s sexuell·le·s). Et donc, je disais, des « obsédés sexuels », il y en a toujours eu, il y en a encore certainement, mais c’est passé de mode. Elles et eux ont eu leur heure de gloire au moment de la « libération sexuelle », au cinéma, en littérature, en photographie, en art, et dans les magazines bien sûr quand il s’agissait de mettre fin aux « tabous », à « l’oppression patriarcale » (au sens exact du terme, l’oppression des pères), au « refoulement bourgeois »… mais aujourd’hui que c’est acquis, que la libération sexuelle est une évidence et qu’en particulier la peur de tomber enceinte pour les femmes et surtout le « déshonneur » qui l’accompagnait ont disparu, que, de ces anciennes craintes, rien ne subsiste sinon le souvenir littéraire, que pourrait donc signifier la « libération sexuelle » ? Cela n’a plus de « sens », ou plus précisément, ce n’est plus rentable idéologiquement. Les obsédés sexuels, les nymphomanes n’ont plus droit à la parole ou, en tout cas, n’ont plus aucune place sur le devant de la scène. Retour dans les marges pour Sade et Apollinaire. Anaïs Nin aussi. Et la salope de Catherine Millet (oui, finalement, il y a peut-être rupture épistémologique : qui peut encore comprendre ce qu’elle a écrit ?).
L’attrait pour la sexualité s’est, je pense, « émoussé » pour beaucoup de gens. Ce que j’entends à présent, c’est la glorification d’une sexualité douce, sans risque, sans excès, sans « fureur » sadienne, une sexualité précautionneuse, parfaitement civilisée, où l’on ne s’expose pas, le vrai bonheur conjugal en somme. On ne croit plus — enfin beaucoup ne croient plus — à la promesse d’une jouissance extatique, sublime, absolue… Et on ne la recherche plus, sinon quelques-uns, quelques-unes. C’est ce qui explique le succès des asexuels : finalement, il vaudrait mieux se débarrasser de la sexualité qui est un risque, un problème, une source d’angoisse et de conflit… (« Tu ne me désires plus ! » reproche ultime de la trahison.)
Et l’on est passé à autre chose, à d’autres « combats » soudainement dramatisés, exacerbés, glorifiés. Je ne dirais pas que c’est de la bien-pensance parce que c’est méprisant, c’est juste la pensée dominante d’aujourd’hui, celle en tout cas qui cherche à s’imposer par la virulence verbale… Avec cet amour de la loi qui promet à son tour la « félicité » (la « jouissance » est désormais un mot trop connoté, passé de mode). Et bien sûr, comme je le disais, en corollaire, cette obsession de la dénonciation. On en a de multiples exemples anciens. L’époque de la « libération sexuelle » était aussi celle de la « Révolution culturelle » : certains ici y ont joué dans des groupuscules, mais en Chine, c’était du sérieux. Cet imbécile de Badiou essaie de nous faire croire que c’était une révolte contre l’ordre ancien, contre les « mandarins », contre les « droitiers », alors que bien évidemment cette humiliation publique de professeurs, d’intellectuels, de « réactionnaires » ou « d’ennemis de classe » de toutes sortes (avant souvent leur mise à mort ou leur suicide), à laquelle les « révoltés » ont souvent participé avec enthousiasme, avec un enthousiasme furieux, leur donnait la jouissance suprême du pouvoir le plus brutal bien sûr, mais surtout d’incarnation de la parole du maître, du Mao déifié par la propagande. Ces « étudiants » n’étaient pas des fonctionnaires sans âme d’un système répressif (dont parlait Hannah Arendt), mais les zélateurs d’une foi sans compromis, sans concession. Et c’est cela qui les faisait jouir : se sentir l’âme et la conviction du Juste, de l’élu de Dieu. J’utilise consciemment un langage religieux que les adeptes repentis du maoïsme l’utilisent à leur tour aujourd’hui pour décrire leur propre fascination pour le « Grand Timonier », parce que la foi — et cela peut être la croyance en n’importe quoi — donne sens à la vie de certains, mais surtout elle est pour elles et eux la promesse d’un futur rayonnant et la dénonciation catastrophique d’un présent haïssable.

Au nom de la liberté
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Bien entendu, on n’en est pas là aujourd’hui, même si l’infâme réseau est le lieu de la mise à mort symbolique de l’Ennemi… Mais comme tous les mouvements sociaux, il a peu de mémoire ou du moins une mémoire sélective. Comme son objet, son « combat » est neuf, c’est une pensée qui se croit neuve, qui croit mettre fin aux siècles de ténèbres. Pourtant, les ressorts ou au moins certains ressorts de ces mouvements sont bien les mêmes… Il suffit de penser à la prohibition. Cela nous paraît absurde, mais ce n’était pas seulement un mouvement porté par des pasteurs rigoristes mais également par des groupes progressistes et de nombreuses associations féminines. L’alcool était associé à la pauvreté, à la misère, à la déchéance des couches les plus pauvres de la population, ainsi qu’à la violence, en particulier aux violences conjugales. On l’oublie volontiers aujourd’hui parce qu’on préfère désigner une autre cause « systémique », mais l’alcool est un facteur essentiel de ces violences et pas seulement une « circonstance aggravante » comme on le constate quand on observe les violences entre hommes : dans ce cas, on n’hésite d’ailleurs pas à mettre leurs bastons sur le compte de l’alcool. Tout cela pour dire que la prohibition ne fut pas un phénomène aberrant, mais a surgi à la confluence de différents mouvements convaincus d’agir au nom du Bien.
L’identification à la vertu est au fond plus rassurante que la sexualité qui implique toujours une certaine prise de risque, au moins un lâcher-prise, une confiance dans l’autre… C’est une expérience qui peut se révéler négative. Beaucoup de premières fois sont décevantes et l’orgasme loin d’être garanti. D’ailleurs, c’est pour cela — et je le dis un peu négativement bien qu’il s’agisse de nos clients ou clientes— que beaucoup « consomment » de la pornographie, parce que précisément c’est sans risque, même si le plaisir est au final moindre qu’avec un ou une partenaire réelle, comme tout le monde le pressent ou le sait bien. Personnellement, je pense qu’on ne devrait regarder de la pornographie qu’avec un ou des partenaires, comme des stimulants avant l’action ou pendant l’action. J’aime qu’on me lèche pendant que je vois des gays s’enculer sur un écran panoramique.
La Vertu en revanche, non seulement est rassurante et glorifiante, mais elle permet de désigner un « objet » comme diabolique, l’alcool, la pornographie, n’importe quoi, n’importe quel objet supposé menaçant, pervers, monstrueux, envahissant… L’objet cristallise toute la haine, toute la rage, toute la colère qu’on peut avoir en soi. Et bien entendu, Dieu vomit les tièdes !
Et, comme la vertu n’est jamais satisfaite, comme le monde reste impur, l’exigence d’idéal reste entière, reportant sa satisfaction aux lendemains qui chantent. Elle ne se satisfait jamais et se répète, s’exacerbe, se déchaîne dans la dénonciation, au moins verbale, et dans un fantasme de toute-puissance. C’est ce fantasme qui joue le rôle de substitut à la jouissance promise. Dès lors, l’identification à la loi peut perdurer indéfiniment même si elle finit assez communément par s’épuiser parce que le réel finit bien par déjouer nos attentes. Certains s’en aperçoivent, d’autres non.

On est dans une époque comme celle-là, quand la vertu promet plus de bénéfices spirituels que la sexualité. On va mortifier la chair, comme l’ont fait les ermites ou les moines, sauf que ce n’est pas la sienne que l’on flagellera, mais plutôt celle des autres en condamnant notamment le plaisir solitaire devant la malfaisance pornographique. Mais bon, les femmes et les hommes donc ne savent pas l’histoire qu’ils font, selon la belle expression de Marx, et je ne sais pas plus qu’elles ou eux ce qu’il en adviendra.

Angelica fut au final un peu déçue par cette longue missive. Elle s’attendait à des arguments plus forts, plus saillants, plus décisifs en faveur de ce qu’elle était prête à appeler sa vocation. Elle aurait voulu un texte animé d’une fureur sadienne, qui aurait cloué le bec à ses adversaires. Qui lui aurait échauffé le sang et le clitoris. Elle rumina quelque temps puis s’endormit au milieu de ses réflexions de plus en plus vagues et éparses.

Le tournage n’était cependant pas terminé, et il fallait encore mettre en scène l’une ou l’autre double pénétration. Tout se mettait déjà en place quand Angelica s’approcha de Claire et lui glissa quelques mots à l’oreille. Celle-ci lui répondit que c’était impossible, qu’on n’était pas dans ce genre de films, que les deux autres n’avaient aucune raison d’accepter sa demande. Et puis elle connaissait les règles du milieu. Ça ne se faisait pas. Angelica dit alors à voix haute : Alors, je ne joue plus. Erik et Tony s’approchèrent, demandèrent des explications. La discussion devint confuse. Angelica ne voulait parler qu’à Claire, mais celle-ci répondait non, non, non… Finalement, la jeune performeuse s’adressa directement aux deux hommes sans cependant que les autres membres de l’équipe ne puissent comprendre exactement ses propos. Voilà, dit-elle, je veux vous enculer à tour de rôle sur le canapé avec un gode-ceinture. Sinon, je refuse, moi, d’être enculée par vous deux ! Bien entendu, les deux hardeurs refusèrent en rigolant. Il n’en était pas question.


Inverser le stigmate
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Claire fit semblant de ne pas prendre position. Angelica répéta ses exigences. Elle parla de justice et d’égalité. Et puis elle en avait marre, elle avait envie d’autre chose. Les deux hommes essayaient de la calmer par de courtes répliques ironiques. Finalement, Claire rappela que personne ne serait payé si le tournage s’arrêtait. Tout le monde protesta. Erik et Tony s’écartèrent et discutèrent un moment. Ce n’étaient pas des machos stupides et obtus. Ils avaient déjà pris un doigt dans le cul, en privé ou en tournage, et ils avaient accepté toutes sortes de pratiques — comme se faire lécher la rondelle par une partenaire — qu’on avait pu exiger d’eux. Dans ses débuts dans le métier, Erik avait même participé à un tournage gay, bien qu’il s’affirmait hétéro. Mais ce que demandait Angelica était connoté comme une pratique « spécialisée ». Après quelques palabres, ils acceptèrent sa demande pour autant que la scène soit rapidement tournée. Cela resterait dans les séquences des à-côtés de tournage ou dans une version alternative.

La jeune femme avec un sourire de contentement dirigea toute la manœuvre. Elle les fit s’agenouiller sur le canapé blanc, côte à côte, le derrière tourné vers la caméra. Elle leur fit courber l’échine comme à une femelle en chaleur, tout en écartant les cuisses pour que la vue sur leur service trois-pièces soit bien dégagée.

Elle encula d’abord Tony, sans violence, en lubrifiant abondamment l’engin, en pénétrant très lentement, en forçant légèrement l’accès. Celui-ci était effectivement serré et avait été peu pratiqué. Mais elle parvint à s’y enfoncer entièrement, le gode n’étant pas du tout surdimensionné. Lorsqu’elle sentit pour la première fois que le passage était complètement ouvert, elle éprouva un fort tremblement et une joie éructante, persuadée en outre que sa chatte devait être trempée. Elle pistonna un bon moment, saisit Tony par les cheveux, le tira en arrière, lui donna deux de ses doigts à sucer avant de vérifier l’état de sa queue. Elle n’était pas raide mais suffisamment gonflée pour qu’elle s’en empare pour la branler rapidement. Elle savait qu’il ne jouirait pas mais la sentir durcir entre ses doigts, la sentir de plus en plus grosse et solide la fit jouir sinon physiquement du moins spirituellement. L’extase lui parut le mot le plus approprié pour rendre compte de son état. Elle fit subir le même sort à Erik mais peut-être avec une rage plus grande, une fureur moins érotique, qui resta cependant dans des limites raisonnables, sa monture ne se plaignant à aucun moment des outrages qu’on lui faisait subir.

Renouveler les clichés
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Trois raisons expliquaient sans doute ce mouvement d’humeur nouveau chez Angelica.

Elle voulait bien sûr montrer à ses adversaires symboliques (mais absents) qu’elle n’était pas réduite à n’être qu’un « objet sexuel » et qu’elle pouvait soumettre ses partenaires à son propre désir pervers.

Mais elle éprouvait peut-être aussi une certaine baisse de son excitation face à des situations et des mises en scène qui se répétaient à présent selon des schémas devenus prévisibles : elle n’éprouvait plus le trouble qui avait été le sien lors des premières doubles pénétrations ou des soumissions extrêmes auxquelles elle avait participé de manière aussi active qu’inattendue. Enculer Erik et Tony était une expérience inédite où elle découvrait soudain en elle-même des ressources inédites.

Enfin, il lui sembla qu’il était temps de philosopher à coups de gode, que le désir qui l’animait était plus fort que tous les mots, tous les discours, tous les sermons. Le gode qu’elle tenait en main lui semblait plus vivant, plus réel, plus impérieux que ce flot de paroles ininterrompues.

Et puis, elle ne put s’empêcher de sourire, de rire même sans trop savoir pourquoi…

Question transversale
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