lundi 29 novembre 2021

Regard mauvais, regard mâle…

Taille originale : 21 x 29,7 cm

— Tu ne peux pas nier que dans la pornographie, les femmes sont objectivées sous le regard masculin…
— Au contraire ! C’est là qu’elles sont le mieux traitées en sujets, et bien plus souvent que dans le cinéma courant ! Et je précise — car tu l’oublies — dans la pornographie hétéro…
— Mais enfin, c’est du cinéma fait par des hommes pour des hommes. Alicia te l’a encore dit !
— Justement ! Que veulent les hommes ? Des Vénus alanguies et immobiles ? Des objets de décoration ?
— Ben, oui, des belles femmes…
— Ha ha ! Et tu crois qu’elles sont toutes belles, les actrices pornos, même si je reconnais que c’est un avantage.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas un amateur comme toi.
— Tu peux dire un obsédé ! Et ce que j’ai envie de voir, c’est pas une potiche, c’est une femme qui non seulement se donne et s’abandonne pour employer ces expressions désuètes, mais une femme qui a envie de baiser ! non seulement de baiser, mais de se faire enculer, ou d’enculer pourquoi pas ? et puis de sucer une bite ou de lécher un chatte, d’avaler du foutre ou d’en recevoir sur le visage…
— Ne t’excite pas trop : j’ai l’impression que tu vas te toucher la bite sous la table !
— C’est un bon exemple, ça. Une femme qui, debout, commence à caresser la bite dans le pantalon de son partenaire en face d’elle. Tu vois. Elle n’est pas craintive comme une vierge effarouchée perdue dans la forêt…
— Non, je ne vois pas trop.
— Mais si ! C’est le geste qui importe. Elle est décidée, elle est à la manœuvre et elle a envie de toucher la bite sous le tissu, de la sentir gonfler, se raidir, se dresser avant qu’elle ne la prenne en bouche. Il faut qu’on voie l’envie qu’elle en a, son désir à elle.
— Mais c’est de la fiction ! Aucune femme ne se précipite comme ça sur la bite d’un inconnu.
— Si, si. La fiction est vraie, elle fait simplement l’impasse sur la drague, sur les préliminaires qui ne sont pas sexuels, seulement érotiques. On se regarde, on se toise, on se parle par sous-entendus, on s’écrit éventuellement pour les plus lents… et puis enfin on baise, on passe à l’acte. Le porno t’épargne tout ça… Mais une femme t’a déjà caressé la bite ? montré qu’elle avait envie de toi…
— Oui, mais j’ai pas envie de parler de ça. C’est quoi le rapport avec… je ne sais plus quoi… le regard masculin ?

La fin de l’abstraction

— Le regard masculin — celui des réalisateurs, celui des spectateurs en oubliant pour l’instant qu’il y a aussi des réalisatrices et des spectatrices de films pornos —, il n’objectifie pas, il recherche au contraire la subjectivité, celle de l’actrice (dans les films pornos à destination supposée des mâles hétéros, je n’ajouterai pas blancs…), une subjectivité qui traduise le désir, son propre désir. Lacan avait cette formule inlassablement répétée : le désir est le désir de l’Autre. La formule est, comme souvent chez lui, polysémique. Mais on peut l’interpréter notamment dans le sens d’une reconnaissance de l’autre comme sujet (et non pas comme objet, comme un corps seulement) : mon désir porte sur le désir qui est celui l’autre, mon désir est ce désir dont l’autre est porteur, mon désir est d’être désiré par l’autre… Avec bien sûr cette inversion de mon propre désir : le voyeur désire le désir d’exhibition de l’actrice ou de la performeuse ; le maître rêve de la soumission volontaire de l’esclave sexuelle ; le masochiste ne pense qu’au plaisir que sa Maîtresse trouvera à lui casser les couilles…
— On en revient à la domination, un truc fait par les hommes pour les hommes !
— Non, la domination est une forme du désir, sans doute fréquente chez les hommes, mais ce n’est pas la seule. Le caractère universel du désir, c’est le désir de reconnaissance, qui implique que l’autre soit immédiatement reconnu comme sujet. Le corps de l’autre n’est pas objectivé mais au contraire immédiatement subjectivé. Même si je baise avec une poupée gonflable, je rêve non pas qu’elle ait une âme — ce serait trop demander à un morceau de latex — mais qu’elle me donne l’illusion d’être possiblement une femme…
— Tu as déjà baisé avec une poupée gonflable ?
— Mais ce n’est pas la question. La question, c’est le désir de l’autre, la subjectivité de l’autre. Or comment s’exprime la subjectivité ? comment reconnaît-on la subjectivité chez l’autre ?
— Je ne sais pas moi… par la parole, le discours ?
— Sans doute… mais l’enfant qui ne parle pas encore, qui ne comprend pas ce qu’on lui dit, il sait déjà que sa mère est un sujet, et c’est pour cela qu’il pleure, qu’il l’appelle : il sait qu’elle va lui répondre. Le langage est là immédiatement avec les cris de l’enfant, et il agit directement comme un opérateur du désir. C’est ce qu’on retrouve dans les films pornos d’ailleurs. Le plus souvent, on coupe le son parce qu’on trouve les dialogues stupides, mais les cris, les interjections, les formules lapidaires (« Baise-moi ! ») retrouvent cette fonction élémentaire, première, du langage : exprimer le désir de façon jaculatoire dirait Lacan.
— Mais c’est complètement artificiel ! c’est joué ! Il n’y a aucun désir sincère là-dedans ! Même les performeuses parlent de travail… et elles simulent, tout le monde sait ça.
— Sans doute, même s’il faudra que tu m’expliques un peu plus avant comment l’on détermine la sincérité, que ce soit au cinéma ou dans la vraie vie (enfin, vraie…). C’est du travail, mais il y a des travaux plus plaisants que d’autres… Et puis, si elles simulent, que faut-il penser des performeurs qui eux bandent puis éjaculent ? Est-ce aussi de la simulation ?
— Évidemment ! Il paraît qu’ils se font même des injections de je ne sais plus quoi directement dans la bite !
— Et quand tu regardes un mélodrame ou un film de super-héros, est-ce que tu te dis que les actrices ou les acteurs simulent ? Est-ce que cette simulation, leur acting comme disent les Américains, t’empêche d’être ému ou impressionné ? Pourquoi serait-ce différent dans le cinéma porno ? Bien entendu que tout cela est joué, et je me laisse prendre au jeu… Dans les deux cas, on s’identifie aux acteurs ou actrices !
— Donc tu t’identifies aux performeurs masculins !
— Pas du tout. Ce ne sont que des porteurs de bite. Il faut voir les cadrages. La femme est au centre de l’image et les hommes sont repoussés au bord du cadre, juste avec le bas-ventre qui dépasse. C’est évident dans les scènes de bukkake, mais également dans les double ou triple pénétrations où le corps entier de la femme occupe l’essentiel de l’image avec des singes qui semblent accrochés aux quatre coins de l’image. Et il faut voir l’usage des contre-plongées qui visent à associer de la façon la plus proche le sexe et le visage de la performeuse. Son visage est toujours nécessaire.
— Et ça prouve quoi ?
— Mais le visage est le lieu essentiel de la subjectivité. Les gestes aussi 1, comme la main sur la bite dont je parlais tout à l’heure. Mais ce sont les expressions faciales qui traduisent le plus intensément la subjectivité. Et le regard-caméra est une figure essentielle du cinéma porno contrairement au cinéma courant où il est systématiquement évité. Comme le bébé qui ne parle pas encore mais qui recherche le regard de sa mère. Le voyeur est ce bébé qui veut qu’on le regarde. L’actrice se sait regardée et elle regarde le regardeur. C’est cette bascule du regard qui est essentielle pour que le désir soit désir de l’autre. Bien entendu, il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique de la reconnaissance imaginaire, et aucun pornographe ne croit qu’il pourrait traverser l’écran : le réel résiste bien sûr.
— Question réel, tu oublies que, sur certains tournages, comme l’explique Gaëlle, il y a des violences, toujours à l’encontre des actrices, et ça peut se voir dans certains films où leur visage est en pleurs ou décomposé… Et ce qui est recherché, c’est bien la souffrance, l’humiliation, le désespoir…
— Oui, le sadisme existe et il jouit bien entendu d’une subjectivité tourmentée, innocente de préférence comme la Justine de Sade. Je n’ai pas dit que tous les regards masculins sont innocents. Mais même dans ce cas, le regard du réalisateur et du spectateur n’objectifie pas, au contraire. Il jouit d’une subjectivité souffrante.
— Mais tu trouves ça condamnable, tout de même ! C’est dégueulasse.
— Évidemment. Mais il est malhonnête d’utiliser ces faits criminels comme un prétexte pour condamner la pornographie dans son ensemble 2. Ce rejet viscéral par certains et certaines de la pornographie a d’ailleurs des raisons bien plus enfouies que la défense d’actrices malmenées. Mais ce n’est pas la question.
— Qui est donc ?
— … que la pornographie pour fonctionner doit mettre en scène, même si c’est sur le mode fictionnel, des sujets désirants, qui, dans le cas de la pornographie hétérosexuelle à destination d’un public majoritairement masculin (mais pas que…), sont les actrices.
— Mais tu m’as déjà raconté tout ça en fait. Tu ressasses. » conclut Mike.

Peter termina son verre. Ils se séparèrent.

Emplir l’espace

Tout en marchant, Peter se sentit insatisfait. Il avait raison, il voulait s’en persuader mais il savait aussi que quelque chose d’essentiel manquait à ses propos faussement savants : son propre désir ne lui appartenait pas…

Sur le chemin du retour cependant, au milieu de la nuit, il aperçut venant vers lui un groupe de jeunes gens qu’il perçut comme menaçant. Il voulut les éviter en empruntant un autre chemin et tourna les talons. Les rues étroites du centre-ville étaient malheureusement désertes. En outre, il tournait à présent le dos au petit groupe et n’osait pas même jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Il était déjà trop tard quand ils l’encerclèrent et exigèrent portefeuille et téléphone portable. Il résista à peine et fut immédiatement pris à partie par les bras, par les épaules. Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de celui qui lui faisait face. Il ne servait à rien de se révolter. Il abandonna les objets demandés. Il dut même donner le code du téléphone (il n’avait pas activé la reconnaissance faciale). Dès qu’ils s’éloignèrent, il fut pris de tremblements où se mêlaient la peur, la colère, le ressentiment. Il fallait à présent aller au commissariat, déclarer la perte des documents d’identité, bloquer les cartes bancaires et le téléphone.

Taille originale : 21 x 29,7 cm

Il rentra chez lui deux heures plus tard, cette fois sans faire de mauvaises rencontres. Finalement, incapable de dormir, dans la demi-obscurité de son bureau, il regarda sur son ordinateur une compilation d’éjaculations faciales. Il était persuadé que ces images de femmes offrant leur visage aux jets de foutre confirmaient indubitablement ses affirmations de la soirée. Bientôt, un groupe d’hommes vint à tour de rôle se masturber à hauteur du visage d’une de ses actrices préférées : elle était attachée en position assise, les bras maintenus derrière le dos, entièrement soumise et disponible. Son attitude, ses gestes, ses paroles, plus que son regard incitaient ses partenaires à éjaculer sans retenue sur elle. Lui-même aurait voulu que l’écran déjà de grandes dimensions occupât tout son champ de vision comme pour le plonger au milieu de ces pitoyables branleurs. L’un des derniers à s’approcher ne parvenait d’ailleurs pas réellement à bander même si elle le suça à plusieurs reprises : il se dressait par instants sur la pointe des pieds, grognait bruyamment, se cognait les genoux de façon épileptique, branlait furieusement sa bite qui restait pourtant à moitié flasque, et il fallut une interruption visible, marquée seulement par une ellipse, pour que misérable parvienne à ses fins.

Encore une fois, le réel se dérobait.

Taille originale : 21 x 29,7 cm

1. « Figurer une action [animale] en la capturant comme un instantané, c’est faire surgir à l’imagination les circonstances qui la causent ou l’accompagnent : ce plongeon qui, le cou tendu vers l’avant, s’éloigne en nageant vivement pour échapper à ce qui l’a alarmé, ce lièvre figé au moment où il s’apprête à bondir, cet ours prêt à assommer un saumon imprudent d’un coup de patte, tous ces animaux que l’on voit entreprendre une action à l’évidence intentionnelle ou répondre comme il se doit à un événement imprévu ne peuvent manquer d’imposer à qui observe leur image l’idée qu’ils sont animés par des buts, qu’ils savent ce qu’ils font, qu’ils réagissent de façon astucieuse aux sollicitations de leur environnement, bref qu’ils sont une intériorité, tout comme les humains. C’est par la figuration du mouvement suspendu que la subjectivité animale, caractéristique de l’animisme, se donne à voir ici. » (Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil, 2021)
2. « La seule question relative à la production qui pourrait se poser est celle de savoir pourquoi la dénonciation des conditions de production de la pornographie aboutit, la plupart du temps, à la condamnation de la pornographie et non à la revendication de meilleures conditions de travail pour les travailleuses et travailleurs de cette industrie. » (Ruwen Ogien, Penser la pornographie. PUF, 2003)
Taille originale : 29,7 x 21 cm

mardi 23 novembre 2021

Un acte si libérateur…

Occuper l'espace
Taille originale : 14,8 x 21 cm
« J’ai rompu avec le catholicisme pratiquant dès mon premier trimestre à Oxford, en même temps que j’ai perdu ma virginité. Les deux événements étaient liés : je ne pouvais sincèrement confesser en tant que péché un acte que j’avais trouvé si libérateur, ni promettre de ne pas recommencer. Le rejet intellectuel du reste de la doctrine catholique a rapidement suivi, conséquence ou rationalisation de cette rupture, difficile à déterminer. Quelques années plus tard, au prix de quelques tricheries et dissimulation, mon mariage fut célébré dans une église catholique pour éviter de faire de la peine à mes parents mais aussi parce qu’au bout du compte, je ne me serais pas sentie dûment mariée par les seuls services de l’état civil. »
Dans le fond
Taille originale : 21 x 29,7 cm

 

lundi 22 novembre 2021

La confrontation de l’idéal avec l’hideuse réalité

Architecture classique
« Pour des raisons que je ne peux examiner en détail ici, le développement des rapports de pouvoir dans les sociétés étatiques en voie d’industrialisation aux XIXe et XXe siècles a permis - avec toutes sortes de retours en arrière et d’interruptions - la découverte et l’introduction dans le débat public d’aspects de l’existence humaine contredisant tant les idéaux traditionnels que les aspirations effectives de l’humanité. En conséquence, sous une forme ou l’autre, le conflit entre l’idéal et la réalité - ou bien encore, selon les cas, la plainte au sujet d’un rêve déçu, ou plus simplement, au sujet des aspects indésirables de l’existence humaine - devint l’un des thèmes permanents du débat littéraire, artistique, et, en partie aussi, philosophique en cours. On peut dire qu’au fil d’une confrontation qui fut longue et, dans une certaine mesure, acharnée, les produits culturels conçus en fonction de la trinité traditionnelle du Bien, du Beau et du Vrai, à laquelle s’attachait habituellement une note optimiste, ont, sans disparaître tout à fait, perdu leur prééminence. Les produits culturels qui présentaient ouvertement et clairement l’affrontement, le conflit, les nombreux aspects de la réalité humaine qui étaient auparavant refoulés, passés sous silence, devinrent au contraire prédominants, souvent associés à une note très pessimiste.
Architecture moderne
La confrontation de l’idéal avec l’hideuse réalité prend alors sa valeur paradigmatique. Celle-ci ne réside pas tant dans le fait que les êtres se heurtent aux aspects amers, indésirables du monde naturel et humain. Cela a bien sûr toujours existé. Ce qui, à cette étape du développement social, annonçait le passage à une nouvelle mentalité, un changement de la structure sociale de la personnalité, c’est la transformation du canon social de la production culturelle qui se manifeste alors. À l’évidence, il y a toujours eu des hommes désespérés, mais que l’on juge digne et important de faire du désespoir ou, comme dans le cas qui nous occupe, du contraste effrayant entre la réalité et l’idéal, l’objet d’une publication littéraire, en comptant manifestement que cette expérience trouvera un écho au sein du public des lecteurs, c’est l’expression hautement caractéristique d’une situation nouvelle radicalement modifiée.
Au fil de l’eau
Le laid, le mauvais, le mal dans le monde devenaient désormais objets de la “bonne littérature”, des belles lettres, et même de beaux poèmes. Naturellement, tout cela était aussi fait pour “épater le bourgeois”. »
Voué à la disparition

lundi 15 novembre 2021

L'âge classique

taille originale : 21 x 14,8 cm
« Parlons présentement, mon enfant, de ces chatouillements excessifs que vous sentez souvent dans cette partie qui a frotté à la colonne de votre lit : ce sont des besoins de tempérament aussi naturels que ceux de la faim et de la soif. Il ne faut ni les rechercher ni les exciter, mais dès que vous vous en sentirez vivement pressée, il n’y a nul inconvénient à vous servir de votre main, de votre doigt, pour soulager cette partie par le frottement qui lui est alors nécessaire. […]
Au reste, comme ceci, je vous le répète, est un besoin que les lois immuables de la nature excitent en nous, c’est aussi des mains de la nature que nous tenons le remède que je vous indique pour soulager ce besoin. Or, comme nous sommes assurés que la loi naturelle est d’institution divine, comment oserions-nous craindre d’offenser Dieu en soulageant nos besoins par des moyens qu’il a mis en nous, qui sont son ouvrage, surtout lorsque ces moyens ne troublent point l’ordre établi dans la société. […]
Je vous ai indiqué un remède qui modérera l’excès de vos désirs et qui tempérera le feu qui les excite. Ce même remède contribuera bientôt au rétablissement de votre santé chancelante et vous rendra votre embonpoint. »
taille originale : 21 x 14,8 cm

dimanche 14 novembre 2021

J’adore votre ouvrage, j’adore mon délire, mon égarement…

De quoi avons-nous honte ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Ah ! combien il est dangereux d’aimer, quand on aime à un tel excès ! Je me craignais, cette crainte fit longtemps ma sûreté ; mais je n’avais point d’idées de ce que j’éprouve. Mon âme est enivrée, l’amour fait un exemple de moi ; je l’ai fui, je l’ai bravé, il se venge. Je fais des imprudences affreuses, je ne vois plus rien… Cher amant, je ne me plains pas, je m’accuse ; hélas ! de quoi ? vous êtes coupable de mes fautes ; cruel, ce sont les vôtres. Vous vous faites trop aimer et j’adore votre ouvrage, j’adore mon délire, mon égarement, j’en adorerais les suites, fussent-elles le courroux, le mépris, le déchaînement de toute la nature… Va, il me serait doux de l’endurer pour toi… »

samedi 13 novembre 2021

La peinture de l'âme

 

Taille originale : 21 x 28,4 cm & 20,7 x 14,7 cm

« Ce qui caractérise la nouvelle façon de peindre qui naît en Bourgogne et en Flandres à cette époque [dès le XVe siècle], c’est l’irruption de la figuration de l’individu […] dans des tableaux que singularisent la cohérence des espaces mis en scène, la précision avec laquelle sont restituées les caractéristiques du monde matériel telles qu’elles sont perçues par les humains, et l’individuation de ces derniers, chacun doté d’une physionomie qui lui est propre et du caractère qu’elle laisse transparaître. La révolution picturale qui se produit alors installe durablement en Europe un art de figurer qui choisit de mettre l’accent sur l’identité reconnaissable tout à la fois de l’artiste, de l’œuvre figurative, de l’objet dépeint et du destinataire de l’image, un art qui se traduit par une virtuosité sans cesse croissante dans deux genres inédits : la peinture de l’âme, c’est-à-dire la représentation de l’intériorité comme indice de la singularité des personnes humaines, et l’instauration de la nature, à savoir la représentation des contiguïtés matérielles au sein d’un monde physique qui mérite d’être observé et décrit pour lui-même. »


Semblant

vendredi 12 novembre 2021

Échange de points de vue

« Il n’en reste pas moins que le mouvement vers l’individuation des personnes dont témoigne l’art naissant du portrait reflète, ou conditionne, l’attention croissante portée dès cette époque à l’expression de l’intériorité par le regard et les expressions du visage. Ainsi Georges Chastellain, un chroniqueur attaché à la cour de Philippe le Bon au moment où Jan van Eyck transforme l’art du portrait, écrit-il de son protecteur qu’il “avoit une identité de son dedans à son dehors”, signifiant par là que son intériorité singulière devenait flagrante dans ses attitudes, son regard et sa physionomie. Des peintres comme Jan van Eyck ou Dürer, dans ses autoportraits, y parviennent au premier chef par le traitement des yeux. Tandis que l’icône du Christ des époques antérieures portait son regard indifféremment sur tous les humains qui voyaient dans son visage, non un sujet quelconque, mais l’image d’une vérité, le regard des portraits flamands invite le spectateur à un échange de points de vue analogue à celui qu’établissent deux humains de chair et d’os ; autrement dit, il instaure une situation d’intersubjectivité avec un artefact mimétique. Ce qui importe n’est donc pas de savoir si ces portraits sont plus ressemblants que ceux réalisés plus tôt, mais le fait qu’ils affirment avec vigueur l’idée d’une individualité de certains humains transparaissant sur leur visage depuis leur for intérieur. »


Taille originale : 21 x 29,7 cm

mardi 9 novembre 2021

Les derniers foutrages

Taille originale : 29,7 x 21 cm
Style roman
« Le docteur Bayer est mort lui aussi. Avide de découvertes il passait l’éponge sur nos frasques de jeunes filles sans trop se faire prier. “Déshabillez-vous”, hurlait-il devant les spectateurs à groin de porc qui hantaient son vestibule. Il fouillait nos sphères sensibles de la cave au pignon sculpté de notre frise. La langue rose du docteur achevait sa propre enquête quand le bistouri de l'homme en blanc vous forçait à courber l’échine. “Tu vois, ceux qui ont des pompons rouges ? Ce sont des cadeaux de la marine”, criait-il triomphant, un doigt à l’orée de l’orifice anal, l'autre tendu raide vers l’auditoire surchauffé. Tout était faux et profond et réel en même temps. On se laissait dévorer par le docteur Bayer sans songer à jouer la comédie : on écartait ses cuisses avec une fureur volcanique devant la vieille ganache. “Les derniers foutrages”, minaudait la demoiselle de la poste qui, friande du spectacle, fut souvent “de passage”.
Ils sont tous morts, ces vieux docteurs, et ceux qui prennent leur place, si semblables dans leur jeunesse, ne sont qu'un monceau d'ordures.
Je commence à comprendre le fameux renoncement à soi-même prescrit avec plus ou moins de clarté par toutes les religions. La suppression des penchants en partant du plus bas. Le détachement. Se détacher (détacher) de l’amour. Gommer la haine, oublier l’amitié même. Le monde n'est pas identique pour différents individus, il n'est le même que lorsqu'il est privé de vie ou que nos relations avec lui sont privées de vie. Tel le cri poussé dans la forêt illogique de l’hôpital, tel son écho au-dehors. En écoutant les réponses le crieur discerne peu à peu s'il a crié juste ou faux. Je me détache de mon courage. Je ne suis plus coquette, ni soignée ni lavée certains jours. Je me détache de mon passé. Je ne cherche plus à m'évader. Le hasard lui-même n'a plus de portée significative, il tombe dans la banalité dès sa parution. D'abord, ne sommes-nous pas là pour afficher nos vices et nos tares, nos extraordinaires singularités ? Personne n'a le temps d'écouter le voisin, personne n'a envie de le regarder. Sans prise de conscience, sans tension ni étonnement ; sans coup de téléphone aux amis, le hasard perd de son charme. Il n'émeut plus. On l'oublie. Je renonce à comprendre la raison de ma présence ici. Je laisse la question en suspens. J'ai libéré mon entourage de mon fantôme : je sais que “dehors” les visites sont considérées comme une corvée désagréable. Je n'en reçois plus. Je ne lis plus. Je n'écris plus. J'attends. »
Bauhaus

mardi 2 novembre 2021

Toute la laideur humaine…


Taille originale : 21 x 29,7
« Le type d’enchevêtrement que j’ai à l’esprit devient manifeste lorsque nous analysons des mots comme “cruel”. Le mot “cruel” a manifestement un usage normatif - en tout cas pour la plupart des gens, même si certains défenseurs célèbres de la dichotomie fait/valeur le nient - et en effet éthique. Si l’on me demande de dire quel genre de personne est l’instituteur de mon fils, et que je dise “il est très cruel”, j’en fais la critique à la fois comme instituteur et comme homme. Je n’ai pas besoin d’ajouter : “il n’est pas un bon instituteur” ou “il n’est pas un homme bon”. Je pourrais certes dire : “quand il ne fait pas preuve de cruauté, c’est un très bon enseignant”. Mais, si je n’ai pas déterminé sous quels rapports et en quelles occasions il est un bon enseignant, ni sous quels rapports et en quelles occasions il est très cruel, je ne peux simplement pas dire “c’est une personne très cruelle et un très bon enseignant”. De même, je ne peux pas dire, en espérant être compris “c’est une personne très cruelle et un homme bon”. Pourtant, “cruel” peut aussi avoir un usage purement descriptif, comme lorsqu’un historien écrit qu’un certain monarque était exceptionnellement cruel et que la cruauté du régime a provoqué un certain nombre de révoltes. “Cruel” ignore simplement la prétendue dichotomie fait/valeur et se permet allègrement d’être utilisé parfois dans un dessein normatif, parfois comme un terme descriptif. (En effet, ceci est également vrai du terme “crime”.) Dans la littérature, il est souvent fait référence à de tels concepts comme à des “concepts éthiques épais”. On a depuis longtemps attiré l’attention sur le fait que les concepts éthiques épais sont des contre-exemples à l’idée qu’il existe une dichotomie absolue entre les faits et les valeurs, mais les défenseurs de la dichotomie ont proposé trois réponses principales. »