vendredi 28 juillet 2023

Inaptitude au calcul

Pour une nouvelle civilisation des mœurs citadines
Taille originale : 21 x 29,7 & 21 x 59,4
« La construction du prochain dans la théorie de l’agapè rompt avec les notions classiques de la proximité associées soit avec l’amour naturel et instinctif semblable à celui des animaux pour leurs petits soit avec la familiarité de la philia. Le proche est ici détaché de “toute relation de proximité familiale, amicale ou nationale”. Mais confrontée à la philia, la notion d’agapé révèle encore d’autres propriétés non moins remarquables. En effet, à la différence de la philia, fondée sur la notion de réciprocité, qui constitue l’un des concepts fondamentaux des sciences sociales modernes et, particulièrement, de l’anthropologie, l’agapè, définie par le don, n’attend pas de retour, ni sous la forme d’objets, ni même sous l’espèce immatérielle d’amour en retour. Le don de l’agapè ignore le contre-don. Pour la personne en état d’agapè, ce qui est reçu ne peut être mis en rapport avec ce qu’elle a elle-même donné, à un moment précédent du temps. En ce sens, l’agapè, à la différence de la philia, ne repose pas sur un schème interactionniste. Chacun des acteurs en état d’agapè ne modèle pas sa conduite sur la représentation qu’il se fait de la réponse que l’autre donnera à son acte. Il n’incorpore pas dans ses actes la réponse anticipée de celui auquel il s’adresse et n’envisage donc pas, à la différence de toutes les théories modernes de l’action, qu’elles se rattachent à la psychologie, à la sociologie ou à l’économie, la relation à autrui sous la forme d’une séquence de coups et de contrecoups. »
Deux personnes en état d’agapè ?
« Mais, ignorant l’équivalence, l’agapé ignore aussi, par là même, le calcul. Si elle est malhabile à faire le rapport de grandeur des êtres en présence, elle ne sait pas mieux calculer dans la durée, et sa capacité à faire de l’équivalence dans la diachronie est encore inférieure à ses possibilités d’équivalence synchronique. Les êtres sous la loi d’agapè n’accumulent pas “plus que pour le jour présent” et ne se “préoccupent pas du lendemain”, conformément à la parabole juive de la manne, don gratuit qui est “pain de vie” quand chacun s’en saisit, au jour le jour, selon ce que lui et les siens peuvent manger, et “germe de destruction” (“les vers s’y mirent et cela devint infect”) quand elle est “accumulée” Bref, l’agapè ne se donne pas munie d’un espace temporel de calcul et c’est la raison pour laquelle on dit souvent qu’elle est sans limites. Cette inaptitude au calcul qui, avec la faiblesse des anticipations, inhibe l’attente d’un retour, supprime aussi la dette. La personne en état d’agapè, ne retient pas plus qu’elle n’at-tend. Elle ne se souvient ni des offenses subies ni des bienfaits qu’elle a accomplis, et c’est à juste titre que la faculté de pardonner est, avec la faculté de donner gratuitement, la propriété la plus souvent associée à la notion d’agapè. »
Ni platonique ni chrétien sans doute…
« Cette activité ne suppose pas le calcul. Car “en agissant ainsi, on montre bien que la comptabilité est en l’espèce inconcevable et que l’amour n’exècre rien tant. Des comptes ne sont de mise que dans le rapport de choses d’ordre fini et qui se prêtent au calcul. Mais celui qui aime ne peut pas calculer. Quand la main gauche reste toujours ignorante de ce que fait la droite, il est impossible d’établir un compte ; et de même quand la dette est infinie, il est impossible de calculer avec une grandeur infinie ; compter en effet c’est justement livrer au fini.” C’est la raison pour laquelle l’amour peut être dit “sans limite” : “aucune limite n’est fixée à l’amour ; pour que le devoir soit accompli, il faut que l’amour soit illimité, c’est-à-dire demeure immuable, quel que soit le changement survenu dans son objet.” »

mardi 25 juillet 2023

Le corps, blason de l'âme

Venusté moderne
« Sur trois bancs disposés en gradins, les femmes étaient assises, serrées l’une contre l’autre à se toucher. Une femme dans la trentaine, au très joli visage, transpirait à côté de Tereza. Sous ses épaules pendaient deux seins incroyablement volumineux qui se balançaient au moindre de ses mouvements. Quand elle se leva, Tereza s’aperçut que son postérieur aussi ressemblait à deux énormes musettes et qu’il n’avait rien de commun avec le visage.
Peut-être cette femme, elle aussi, passe-t-elle de longs moments devant la glace pour regarder son corps et tenter d’y apercevoir son âme en transparence comme Tereza s’y essaie depuis l’enfance. Certainement, autrefois, elle aussi a cru bêtement que son corps pouvait servir de blason à son âme. Mais combien monstrueuse doit être cette âme si elle ressemble à ce portemanteau avec quatre sacoches ?
Tereza se leva pour passer sous la douche. Puis elle alla prendre l’air. Il bruinait toujours. Elle était sur un ponton jeté sur quelques mètres carrés de la VItava entre de hauts panneaux en planches qui protégeaient les dames des regards de la ville. En baissant la tête, elle aperçut au-dessus de la surface de l’eau le visage de la femme à laquelle elle venait de penser.
La femme lui souriait. Elle avait le nez fin, de grands yeux marron et le regard enfantin.
Elle remontait l’échelle et, sous le tendre visage, reparurent deux musettes qui ballottaient et projetaient alentour des gouttelettes d’eau froide. »
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Elle alla s’habiller. Elle était devant un grand miroir.
Non, son corps n’avait rien de monstrueux. Elle n’avait pas de sacoches sous les épaules mais des seins plutôt menus. Sa mère se moquait d’elle parce qu’ils n’étaient pas assez gros, pas comme ils doivent être, ce qui lui avait donné des complexes dont seul Tomas avait fini par la débarrasser. A présent, elle pouvait accepter leurs dimensions, mais elle leur reprochait leurs aréoles trop larges et trop foncées autour des mamelons. Si elle avait pu tracer elle-même l’épure de son corps, elle aurait des tétins discrets, délicats, saillant à peine de la voûte du sein et d’une teinte à peine discernable du reste de la peau. Cette grande cible rouge foncé lui semblait l’ouvrage d’un peintre paysan qui aurait confectionné des images obscènes pour nécessiteux. »
La jouissance du martyre
« Elle s’examinait et se demandait ce qui arriverait si son nez s’allongeait d’un millimètre par jour. Au bout de combien de temps son visage serait-il méconnaissable ?
Et si chaque partie de son corps se mettait à grandir et à rapetisser au point de lui faire perdre toute ressemblance avec Tereza, serait-elle encore elle-même, y aurait-il encore une Tereza ?
Bien sûr. Même à supposer que Tereza ne ressemble plus du tout à Tereza, au-dedans son âme serait toujours la même et ne pourrait qu’observer avec effroi ce qui arrive à son corps.
Mais alors, quel rapport y a-t-il entre Tereza et son corps ? Son corps a-t-il un droit quelconque au nom de Tereza ? Et s’il n’a pas ce droit, à quoi se rapporte ce nom ? Rien qu’à une chose incorporelle, immatérielle.
(Ce sont toujours les mêmes questions qui passent par la tête de Tereza depuis l’enfance. Car les questions vraiment graves ne sont que celles que peut formuler un enfant. Seules les questions les plus naïves sont vraiment de graves questions. Ce sont les interrogations auxquelles il n’est pas de réponse. Une question à laquelle il n’est pas de réponse est une barrière au-delà de laquelle il n’y a plus de chemins. Autrement dit : ce sont précisément les questions auxquelles il n’est pas de réponse qui marquent les limites des possibilités humaines et qui tracent les frontières de notre existence.)
Tereza est immobile, envoûtée devant le miroir, et regarde son corps comme s'il lui était étranger ; étranger, et pourtant assigné à personne d'autre qu'elle. Il lui répugne. Ce corps l'a déçue, l'a trahie. Il n’a pas eu la force de devenir pour Tomas le corps unique de sa vie. Ce corps l’a déçue, l’a trahie. »
Le rêve de Priape ou « Faut pas exagérer ! »

samedi 15 juillet 2023

Le paradis les avait abandonnés

Taille originale : 29,7 x 21 cm (trois dessins)
« l’exaspération du mouvement et de la torsion »
Ni un cri ni une pipe

Un couple adultère…

« Mais avant que ne viennent la honte et la culpabilité, ils avaient compris que le paradis les avait abandonnés, que sans s’en rendre compte ils en étaient sortis, qu’ils avaient perdu ou cessé de mériter un état de grâce dont ils n’avaient pas non plus été responsables tant qu’il durait, aussi étranger à la volonté de chacun d’eux qu’un vent favorable qui les aurait élevés au-dessus des accidents quotidiens et des limitations de leurs deux vies et qui maintenant, comme il était venu, s’était arrêté. Le désir n’était pas moins intense mais comportait à présent un rien d’exaspération : à peine satisfait il se dissolvait en solitude, pas en reconnaissance, entaché non pas d’inappétence mais d’une secrète déception, d’une espèce de discrédit. Le refuge de temps où ils s’enfermaient quand ils étaient ensemble ne leur offrait plus son sanctuaire habituel : ils ressentaient comme un affront renouvelé le luxe de bordel de la chambre de Madame Mathilde, la vulgarité blessante du papier peint des murs, les effilochures du tapis ; ils sentaient le désinfectant bon marché, l’hygiène insuffisante de la salle de bains derrière le paravent oriental à demi recouvert par un châle. Ils étaient rentrés de leurs journées trop fugaces dans la maison du bord de mer et la chaleur de juin à Madrid était irrespirable, l’air sec comme à la bouche d’un four ; l’infinie lassitude des journées suffocantes et nuageuses, l’hostilité du regard des gens dans la rue, les corps renfrognés transpirant à l’intérieur des tramways. Pour la première fois, ils étaient l’un et l’autre capables d’imaginer un avenir où l’amour ne les illuminerait plus : dans des moments fugitifs de lucidité et de remords ils se voyaient à nouveau comme s’ils ne se connaissaient pas, secrètement honteux d’eux-mêmes, dégradés par la défaillance d’une excitation soutenue sans trêve depuis trop longtemps. Peut-être devaient-ils s’accorder une respiration, se libérer pour un temps de l’obsession insensée d’être ensemble, d’écrire tant de lettres et de toujours attendre leur arrivée. »
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Après effacement…

et remise en couleur

On ne la fera pas taire…

vendredi 7 juillet 2023

Le langage romantique de la jalousie

« Assouvir un certain fantasme… »

Anthropologue chez les vendeurs de drogue de East-Harlem

« Tout le monde soutint Candy quand elle finit par tirer sur Félix : une balle à l’estomac. À l’époque, je pris ça pour un acte de résistance émancipateur. Pourtant Candy entendait son acte de libération comme l’éclat traditionnel de la femme jalouse incontrôlablement amoureuse de son mari infidèle. Elle s’accrochait désespérément aux valeurs familiales traditionnelles d’un passé où l’affrontement entre les sexes et l’affirmation des droits individuels s’exprimaient dans le langage romantique de la jalousie. Bien sûr, dans le contexte de la cité, les scénarios anciens sont poussés à leur paroxysme. La facilité avec laquelle on accède aux stupéfiants et aux armes fait monter les enjeux et les niveaux de souffrance humaine lors des traditionnelles bagarres entre les sexes au sein du foyer.
Comme pour la fugue amoureuse, l’amour romantique dans la relation conjugale permet à une femme soumise d’affirmer ses besoins individuels tout en restant attachée au principe du foyer nucléaire dominé par l’homme. Candy était très claire sur le fait que la trahison sexuelle par Félix de leur relation conjugale avait été le catalyseur de son geste. Elle savait depuis toujours que Félix “avait des femmes ici et là”, mais quand il viola les règles de la solidarité familiale, elle en finit avec sa dépendance de femme battue :
Candy : Les femmes pensent que le pire trauma qui peut leur arriver, c’est quand leur homme va avec une autre femme; mais c’est pas ça. [Attrapant le magnétophone] Et je le dis à toutes les femmes de New York : vous croyez que, quand votre homme vous la joue avec une autre femme, c’est mal. Non ! Le pire qui peut vous arriver c’est quand il couche avec votre propre sœur — votre propre sang ! »
« Une pratique toujours aussi inavouable ? »
« Les rages violentes et parfois suicidaires de Candy étaient destinées à conserver fidèlement un foyer sacré. Il lui fallut encore quatre mois de maltraitance pour qu’elle finisse par appuyer sur la gâchette. Condamnant son mari dans les limites des règles culturelles en vigueur du temps de sa mère et de sa grand-mère, elle exprimait son désespoir et sa colère par une jalousie hystérique dont la cause fut le manquement par son mari à respecter l’intégrité de leur conjugalité. Et si l’on suit la façon dont Candy définit ses droits individuels en termes d’amour romantique classique, c’est une trace de rouge à lèvres qui mit le feu aux poudres :
Candy: Un jour, j’étais allée chez sa mère pour savoir ce qu’il faisait. On était dehors à parler, et je vois qu’il avait du rouge à lèvres sur la bouche, alors je suis devenue folle. Tu vois, je savais qu’il sortait avec une autre femme — avec moi, ma sœur et une autre femme ! J’ai pété les plombs. Et j’ai toujours une arme avec moi, pour ma protection. Elle était dans mon sac à main.
Et c’est ce que j’ai fait. Je l’ai sortie et j’l’ai fait. J’ai carrément pété les plombs. Je lui ai tiré dessus. J’sais pas. C’est mes nerfs. »
« Un jeu sexuel… Un plaisir purement cérébral… »
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Candy, sa famille et son réseau d’amis avaient une explication populaire traditionnelle portoricaine pour rendre compte de son acte spectaculaire. C’étaient “ses nerfs”— ce qu’on appelle ataque de nervios sur l’ile de Porto Rico. Les psychiatres portoricains identifient ces ataques comme un “syndrome lié à la culture portoricaine” que l’on rencontre le plus souvent chez les femmes maltraitées par les hommes dès l’enfance. L’équivalent le plus proche dans la culture classe moyenne anglo-saxonne est sans doute la crise d’angoisse (panic attack). Dans la culture portoricaine rurale et ouvrière, les ataques sont un espace légitime, où une femme peut donner libre cours à sa colère contre l’homme dominant dans sa vie quand la maltraitance outrepasse les limites acceptées. La cause la plus souvent invoquée de ces éclats de violence féminins, inscrits dans la culture, est la jalousie pure et simple. En d’autres termes, quand elle a tiré sur Félix, Candy suivait dans ses plus petits détails le scénario traditionnel de la victime de maltraitance. Elle réaffirmait en fait, plutôt qu’elle ne violait, l’étiquette patriarcale quand elle brisa cathartiquement les chaînes d’une maltraitance intergénérationnelle dont elle était régulièrement victime en logeant une balle dans l’estomac de son mari. »
Dolmancé : Parlons moins, chevalier, et agissons beaucoup davantage. Je vais diriger la scène, c’est mon droit; l’objet de celle-ci est de faire voir à Eugénie le mécanisme de l’éjaculation; mais, comme il est difficile qu’elle puisse observer un tel phénomène de sang-froid, nous allons nous placer tous quatre bien en face et très près les uns des autres. Vous branlerez votre amie, madame; je me chargerai du chevalier.
Mme de Saint-Ange : Ne sommes-nous pas trop près ?
Dolmancé, s’emparant déjà du chevalier : Nous ne saurions l’être trop, madame; il faut que le sein et le visage de votre amie soient inondés des preuves de la virilité de votre frère; il faut qu’il lui décharge ce qui s’appelle au nez. Maître de la pompe, j’en dirigerai les flots, de manière à ce qu’elle s’en trouve absolument couverte.
 
[Le marquis nous permettra ainsi d'utiliser un nouveau libellé : la décharge au nez !]

Taille originale : 21 x 29,7 cm

« … faisait pénitence avec des pierres, des fouets ou d'autres moyens »
Taille originale : 29,7 x 21 cm