mardi 7 mai 2024

Une bacchanale foutraque

Une pornographie carnavalesque ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« En un mot, il n’existe pas un schéma unique [dans les organisations saisonnières des sociétés anciennes, notamment chez les peuples de chasseurs-cueilleurs]. Le seul phénomène commun à toutes ces configurations, c’est la transformation même et la conscience qu’elle fait naître des diverses sociétés possibles. Voilà qui nous confirme que cherches les “origines de l’inégalité” est une fausse piste. Comment après tant d’allées et venues entre des organisations sociales aussi variées, avons-nous pu nous retrouver coincés dans un modèle unique ? Comment avons-nous perdu la conscience politique qui faisait autrefois la spécificité de notre espèce ? Comment la domination et l’asservissement en sont-ils venus à représenter à nos yeux des éléments incontournables de notre condition humaine plutôt que de simples expédients temporaires ou même les fastes de quelque grandiose comédie saisonnière ?
Dans l’immédiat, nous voulons souligner un point fondamental : cette souplesse et le potentiel de conscience politique qu’elle contient n’ont jamais vraiment disparu. La saisonnalité fait encore partie de nos existences, bien qu’elle ne soit plus que l’ombre d’elle-même. Ainsi, le monde chrétien a toujours la période hivernale des “fêtes”, au cours de laquelle on observe une forme d’inversion des valeurs et des modes d’organisation — par exemple, les médias et annonceurs qui colportent leur individualisme consumériste enragé tout le reste de l’année se mettent soudain à clamer que l’important, c’est la relation aux autres et que donner vaut mieux que recevoir. (Et puis, dans les pays “éclairés” comme la France de Marcel Mauss, il y a aussi les grandes vacances estivales, quand tout le monde pose ses outils et fuit les villes pour un bon mois.)
Sens dessus-dessous…
Ici, la corrélation historique est évidente. Nous avons vu que, dans de nombreuses sociétés, comme les Inuits ou les Kwakiutls, les temps de rassemblement saisonniers étaient également des saisons rituelles presque entièrement dédiées à la danse, aux cérémonies et aux représentations théâtrales. Dans certains cas, cela incluait la création d’un roi éphémère, voire d’une police rituelle dotée d’un véritable pouvoir coercitif (même si, bizarrement, ses membres faisaient souvent aussi office de clowns). Dans d’autres, par exemple lors des “orgies” d’hiver inuites, toutes les normes de rang et de propriété se voyaient dissoutes.
Tout est possible…
Une autre mise en scène…
C’est une dichotomie qui s’observe presque partout lors d’occasions festives. Pour prendre un exemple connu, les fêtes des saints dans l’Europe du Moyen Âge faisaient alterner, d’une part, de grands spectacles solennels où s’étalaient les hiérarchies ultra-complexes de la société féodale (elles apparaissent encore lors des cérémonies de remise des diplômes dans les universités américaines, pour lesquelles on revêt d’ailleurs temporairement un costume médiéval), et, d’autre part, des carnavals déjantés où l’on jouait à “mettre le monde sens dessus dessous”. Durant le carnaval, tout était possible: les femmes pouvaient commander les hommes, les enfants pouvaient diriger le gouvernement, les domestiques pouvaient faire trimer leurs maîtres, les ancêtres pouvaient revenir d’entre les morts, des “rois” pouvaient être couronnés, puis détrônés, des dragons géants en osier pouvaient être fabriqués puis brûlés, ou bien tous les rangs officiels pouvaient être pulvérisés pour laisser place à une bacchanale foutraque d’un genre ou d’un autre*.
De même que pour la saisonnalité, il n’y a pas de modèle unique. »
* Sur le “carnavalesque”, le grand classique est de Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1982).

lundi 6 mai 2024

Fugace comme les fleurs de printemps

Expo à venir
« Si l’on considère maintes expressions de l’art médiéval et qu’on les confronte aux modèles de l’art grec, il semble à première vue difficile de penser que ces statues ou ces architectures, qui après la Renaissance ont été jugées barbares ou disproportionnées, aient pu incarner des critères de proportion. Le fait est que l’histoire de la proportion a toujours été liée à une philosophie platonicienne, selon laquelle le modèle de la réalité, ce sont les idées dont les choses réelles sont de pâles et imparfaites imitations.
La civilisation grecque a fait de son mieux pour incarner la perfection de l’idée dans une statue ou une peinture, même s’il est difficile de dire si Platon, quand il pensait à l’idée de l’Homme, avait présent à l’esprit les corps de Polyclète ou les arts figuratifs précédents. Il considérait l’art comme une imitation imparfaite de la nature, à son tour imitation imparfaite du monde idéal. Quoi qu’il en soit, cette tentative d’adapter la représentation artistique à la Beauté de l’idée platonicienne était commune aux artistes de la Renaissance. Mais il y a eu des époques où la scission entre monde idéal et monde réel fut plus radicale.
Surprendre la beauté
Taille originale : 29,7 x 21 cm
Boèce, par exemple, ne s’intéressait pas aux phénomènes musicaux concrets, où la proportion devrait s’incarner, mais aux règles archétypes totalement séparées de la réalité concrète. Pour lui, le musicien était celui qui connaissait les règles du monde sonore, tandis que l’exécutant était souvent tenu pour un esclave dépourvu de conscience théorique, un instinctif ignorant tout de ces beautés ineffables que seule la théorie pouvait révéler. Boèce semble presque féliciter Pythagore d’avoir entrepris une étude de la musique “indépendamment du jugement de l’ouïe”. Ce désintérêt pour le monde physique des sons et le “jugement de l’oreille”, on le voit dans l’idée de la musique du monde. En effet, si chaque planète produisait un son de la gamme musicale, les planètes toutes ensemble produiraient une dissonance très désagréable. Mais le théoricien médiéval ne se souciait pas de ce contresens face à la perfection des correspondances numériques.
Le sujet dans le tableau
Taille originale : 21 x 29,7 cm
Cet ancrage dans une notion purement idéale d’harmonie était typique d’une époque de grande crise, comme les premiers siècles du Moyen Âge, où l’on cherchait refuge dans la conscience de valeurs stables et éternelles, tandis qu’on était amené à regarder avec soupçon tout ce qui était lié à la corporéité, aux sens et au physique. Le Moyen Âge réfléchissait pour des raisons moralistes sur l’éphémère des beautés terrestres et sur le fait que, ainsi que disait Boèce dans sa Consolation de la philosophie, la Beauté extérieure était “fugace comme les fleurs de printemps”.
Cela dit, il serait faux de penser que ces théoriciens étaient insensibles à l’harmonie physique des sons ou des formes visibles, et qu’ils n’associaient pas leurs spéculations sur la Beauté mathématique de l’univers à un goût très vif pour la Beauté du monde. En témoigne l’enthousiasme que ces mêmes auteurs manifestaient pour la Beauté de la lumière et de la couleur). Toutefois, il semble qu’il existait au Moyen Âge une disparité entre l’idéal de la proportion et ce que l’on se représentait ou construisait comme proportionné. Mais cela ne vaut pas seulement pour le Moyen Âge. Si l’on prend les traités de la Renaissance sur la proportion comme règle mathématique, le rapport entre théorie et réalité n’est satisfaisant que pour l’architecture et la perspective.
Objectivation/subjectivation
Taille originale : 21 x 29,7 cm
Quand, à travers la peinture, on cherche à comprendre l’idéal de Beauté humaine à la Renaissance, on constate un écart entre la perfection de la théorie et les oscillations du goût. Quels sont les critères de proportion communs à une série d’hommes et de femmes jugés beaux par divers artistes ? Pouvons-nous trouver la même règle proportionnelle dans la Vénus de Botticelli, les Vénus de Cranach et celle de Giorgione ? Est-il possible que, en représentant des hommes célèbres, plus que la correspondance à un canon proportionnel, on en apprécie davantage la corpulence puissante ou la force d’âme et la volonté de pouvoir qu’exprime leur visage ? Il n’empêche que beaucoup de ces hommes représentaient aussi un idéal de prestance physique, et on ne voit vraiment pas quels sont les critères proportionnels communs aux héros de l’époque.
Et en effet, il y a eu divers idéaux de la proportion. La proportion des premiers sculpteurs grecs n’était pas la même que celle de Polyclète, les proportions musicales de Pythagore n’étaient pas celles des médiévaux, car la musique qu’ils estimaient agréable était différente. »
Travailleurs, travailleuse
Taille originale : 21 x 29,7 cm