mercredi 27 juillet 2022

Le seul bien désirable qu'ait produit le monde

Taille originale : 21 x 29,7 cm
« La jeunesse était le temps du bonheur, sa saison unique ; menant une vie oisive et dénuée de soucis, partiellement occupée par des études peu absorbantes, les jeunes pouvaient se consacrer sans limites à la libre exultation de leurs corps. Ils pouvaient jouer, danser, aimer, multiplier les plaisirs. Ils pouvaient sortir, aux premières heures de la matinée, d’une fête, en compagnie des partenaires sexuels qu’ils s’étaient choisis, pour contempler la morne file des employés se rendant à leur travail. Ils étaient le sel de la terre, et tout leur était donné, tout leur était permis, tout leur était possible. Plus tard, ayant fondé une famille, étant entrés dans le monde des adultes, ils connaîtraient les tracas, le labeur, les responsabilités, les difficultés de l’existence ; ils devraient payer des impôts, s’assujettir à des formalités administratives sans cesser d’assister, impuissants et honteux, à la dégradation irrémédiable, lente d’abord, puis de plus en plus rapide, de leur corps  ; ils devraient entretenir des enfants, surtout, comme des ennemis mortels, dans leur propre maison, ils devraient les choyer, les nourrir, s’inquiéter de leurs maladies, assurer les moyens de leur instruction et de leurs plaisirs, et contrairement à ce qui se passe chez les animaux cela ne durerait pas qu’une saison, ils resteraient jusqu’au bout esclaves de leur progéniture, le temps de la joie était bel et bien terminé pour eux, ils devraient continuer à peiner jusqu’à la fin, dans la douleur et les ennuis de santé croissants, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus bons à rien et soient définitivement jetés au rebut, comme des vieillards encombrants et inutiles. Leurs enfants en retour ne leur seraient nullement reconnaissants, bien au contraire leurs efforts, aussi acharnés soient-ils, ne seraient jamais considérés comme suffisants, ils seraient jusqu’au bout, du simple fait qu’ils étaient parents, considérés comme coupables. De cette vie douloureuse, marquée par la honte, toute joie serait impitoyablement bannie. Dès qu’ils voudraient s’approcher du corps des jeunes, ils seraient pourchassés, rejetés, voués au ridicule, à l’opprobre, et de nos jours de plus en plus souvent à l’emprisonnement. Le corps physique des jeunes, seul bien désirable qu’ait jamais été en mesure de produire le monde, était réservé à l’usage exclusif des jeunes, et le sort des vieux était de travailler et de pâtir. Tel était le vrai sens de la solidarité entre générations : il consistait en un pur et simple holocauste de chaque génération au profit de celle appelée à la remplacer, holocauste cruel, prolongé, et qui ne s’accompagnait d’aucune consolation, aucun réconfort, aucune compensation matérielle ni affective. »

mardi 26 juillet 2022

Non négociable

La Grande Odalisque
« J’aurais pu opérer un cunnilingus sur sa personne. Mais même cela, j’en avais la certitude, n’aurait pas pu suffire. Elle voulait comme tant d’autres femmes, elle voulait être pénétrée, elle ne se satisferait pas à moins, ce n’était pas négociable. .»
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm

samedi 23 juillet 2022

Cette aimable hospitalité

Les hommes sans tête
Taille originale : 19,5 x 42
& 21 x 29,7 cm
« Trois ans auparavant, j’avais découpé dans Gente Libre une photographie où le sexe d’un homme, dont on ne voyait que le bassin, s’enfonçait à moitié, et pour ainsi dire calmement, dans celui d’une femme d’environ vingt-cinq ans, aux longs cheveux châtains et bouclés. Toutes les photographies de ce magazine destiné aux “couples libéraux” tournaient plus ou moins autour du même thème : pourquoi ce cliché me charmait tant ? Appuyée sur les genoux et les avant-bras, la jeune femme tournait son visage vers l’objectif comme si elle était surprise par cette intromission inattendue, survenue au moment où elle pensait tout à fait à autre chose, par exemple à nettoyer son carrelage ; elle semblait d'ailleurs plutôt agréablement surprise, son regard trahissait une satisfaction benoîte et impersonnelle, comme si c’étaient ses muqueuses qui réagissaient à ce contact imprévu, plutôt que son esprit. En lui-même, son sexe paraissait souple et doux, de bonnes dimensions, confortable, il était en tout cas agréablement ouvert et donnait l’impression de pouvoir s’ouvrir facilement, à la demande. Cette hospitalité aimable, sans tragédie, à la bonne franquette en quelque sorte, était à présent tout ce que je demandais au monde, je m’en rendais compte semaine après semaine en regardant cette photographie ; je me rendais compte aussi que je ne parviendrais plus jamais à l’obtenir. »
« Ce ne sont pas des tableaux qu’il montre, mais le plaisir qu’il a eu à les faire.[…]
L’art de la peinture résulte d’un art du toucher inséparable de l’art de la caresse. »

vendredi 22 juillet 2022

Sainte Thérèse en extase

Taille originale : 21 x 55 cm
« Galvanisée, je lui ai expliqué, tout en défaisant ses boutons  :
— J’ai envie que...
— Tu as envie de quoi ?
— J’ai envie que tu m’encules. Mais sur le dos, me suis-je empressée d’ajouter, comme si j’espérais faire oublier le début de ma requête.
J’ignore s’il a compris quel pas en avant je venais de faire, avec l’air de ne rien lui céder. Quand je me suis rejetée en arrière et qu’il s’est avancé vers moi pour replier mes jambes, j’ai su qu’il avait suivi mon idée dès le début, sans avoir eu besoin de la verbaliser, et qu’il l’approuvait totalement. Il aimait que j’aime cette position, pour la conscience mutuelle et tacite qu’ainsi je le laissais complaisamment tout voir. Il aimait que j’aie porté cette pratique à un art au point de ne la considérer qu’allongée et offerte à son regard. Lui-même avait des délicatesses d’expert; il m’a pénétrée très lentement, attentif de manière inédite à mes sifflements, mais toujours ferme, ne renonçant jamais aux parcelles de territoire gagnées. Il sentait, rien qu’à la manière dont je me resserrais autour de lui, à quel moment la douleur cessait de rendre le plaisir plus fort, pour l’éclipser totalement.
J’ai expiré avec l’air de sainte Thérèse en extase, et il s’est enfoncé en moi profondément, violant mon oreille bourdonnante.
— Tu aimes ça, mon amour ?
Il m’encule en me disant je t’aime. Incroyable, la noblesse d’un tel acte lorsque c’est lui qui s’y livre. Le respect profond de l’Autre que l’on y sent. Ça n’était pas un respect plus fort encore que les circonstances, il savait qu’en me prenant ainsi il me courbait totalement sous son joug; en tant qu’adulte, il avait une appréciation sophistiquée de ma docilité, et une parfaite conscience de ce rapport de soumission. Mais il y avait quelque chose de magique chez lui, que je n’ai jamais retrouvé ailleurs  : cette manière d’agir, cette fermeté d’empereur pour me persuader que tous ces raffinements, ces mots crus, c’était pour mon bien. Et que me débattre, c’était temporairement perdre une occasion de jouir. Car il n’était pas question d’injures, en réalité. Partout où il disait salope ou pute ou chatte, en y pensant bien, je n’entendais que des caresses, que des exhortations à lui céder mes défenses.  »
Mise en perspective

jeudi 21 juillet 2022

Les amants imaginaires

La Fellation de Bréda (ou Les Bites)
« Bien m’en prit d'élever l'égoïste masturbation à la dignité de culte ! Que je commence le geste, une transposition immonde et surnaturelle décale la vérité. Tout en moi devient adorateur. La vision extérieure des accessoires de mon désir m’isole, très loin du monde. Plaisir du solitaire, geste de solitude qui fait que tu te suffis à toi-même, possédant les autres intimement, qui servent ton plaisir sans qu'ils s’en doutent, plaisir qui donne, même quand tu veilles, à tes moindres gestes cet air d’indifférence suprême à l’égard de tous et aussi cette allure maladroite telle que, si un jour tu couches dans ton lit un garçon, tu crois t’être cogné le front à une dalle de granit. »
Taille originale :
trois dessins 42 x 29,7 cm et un dessin 29,7 x 21 cm
« Je raffole des travestis. Les amants imaginaires de mes nuits de prisonnier sont quelquefois un prince mais je l’oblige à vêtir la défroque d’un gueux - ou quelquefois une gouape à qui je prête des habits royaux; ma plus grande jouissance je l’éprouverai peut-être lorsque je jouerai à m’imaginer l’héritier d'une vieille famille italienne, mais l’héritier imposteur, car mon véritable ancêtre serait un beau vagabond, marchant pieds nus sous le ciel étoilé, qui, par son audace, aurait pris la place de ce prince Aldini. J’aime l’imposture. »
"What Will Make Us Truly Proud of Ourselves?"
« Comment tu t’appelles?
— Jean.
C’est assez. Comme moi et comme cet enfant mort pour qui j’écris, il s’appelle Jean. Qu’importerait d’ailleurs, s’il était moins beau, mais je joue de malheur. Jean là-bas. Jean ici. Quand je dis à l’un que je l’aime, je doute que ce ne soit à moi. Je ne suis plus là, parce qu’à nouveau je m’efforce de revivre ces quelques fois alors qu’il m’accorda de le caresser. J’osais tout, et pour l’apprivoiser, je consentais qu’il eût sur moi la supériorité du mâle ; son membre était solide comme celui d’un homme et son visage d’adolescent était la douceur même, si bien qu’étendu sur mon lit, dans ma chambre, droit, sans mouvement, quand il me déchargeait dans la bouche, il ne perdait rien d’une virginale chasteté. C’est un autre Jean, ici, qui me raconte son histoire. Je ne suis plus seul, mais de ce fait je suis plus seul que jamais. Je veux dire que la solitude de la prison me donnait cette liberté d’être avec les cent Jean G. entrevus au vol chez cent passants, car je suis bien pareil à Mignon, qui volait aussi les Mignon qu’un geste irréfléchi laissait s’échapper de tous les inconnus qu’il avait frôlés ; mais le nouveau Jean fait rentrer en moi-même — comme un éventail, qui se replie, les dessins de la gaze — fait rentrer je ne sais quoi. Pourtant, il s’en faut de beaucoup qu’il soit antipathique. Il est même assez bête pour que j’aie quelque tendresse pour lui. Les yeux minces et noirs, la peau brune, les cheveux en broussaille et cet air éveillé… Quelque chose comme un voyou grec que l’on devine accroupi au pied de l’invisible statue de Mercure, jouant au jeu de l’oie, mais de l’œil épiant le dieu pour lui voler ses sandales. »

lundi 4 juillet 2022

Peinture et pornographie

 Taille originale : trois dessins : 28,1 x 21 cm
et un dessin : 29,7 x 21 cm

Il est étonnant qu’on souligne aussi peu le fait que la pornographie dans sa composante esthétisante s’inscrit pleinement dans la grande tradition de la peinture occidentale depuis la Renaissance italienne jusqu’à la rupture moderniste de l’impressionnisme. Il faudrait sans doute définir plus précisément cette composante esthétisante qui, à mon sens, caractérise notamment les productions des studios américains et de quelques européens par la qualité de leur mise en scène, de leurs recherches en matière de cadrage, d’ambiance, de décors, de lumière, par leur souci de mettre en valeur les corps qu’ils exposent. En bref, cette tendance s’oppose aux tournages dits « amateurs » qui se signalent par une image « sale » et une imperfection générale des corps, des lieux, des attitudes même si cette opposition n’est pas absolue et recouvre en réalité un continuum avec en outre des réalisations qui combinent de façon complexe ces deux grandes tendances.

Commençons par le plus évident. La Renaissance italienne redécouvre la beauté des corps à travers notamment la statuaire antique, beauté qui avait été dépréciée par le christianisme en raison notamment de son caractère périssable au profit de la supériorité supposée de l’âme. Cette beauté est celle des corps jeunes, généralement féminins, même si l’homosexualité masculine valorise par exemple chez Michel-Ange la grâce alanguie des éphèbes. (Le christianisme étant passé par là, c’est d’ailleurs plutôt la beauté tourmentée de saint Sébastien martyrisé qui sera généralement représentée avant que les beaux pédés ne soient célébrés pour eux-mêmes chez le Caravage entre autres.) Si les sociologues à la petite semaine s’en vont répétant que les critères de la beauté sont changeants et résultent d’un pur arbitraire social, l’on ne doute cependant pas que la Vénus d’Urbin a été peinte pour sa beauté — et reste appréciée pour cela — alors que les nus médiévaux ressembleront longtemps à des sacs sans attrait et ne dégageront aucun érotisme avant que les courbes s’arrondissent progressivement et que les visages révèlent peu à peu leur grâce singulière [1].

Mais une autre thématique s’impose visiblement avec force, celle du corps martyrisé, entre souffrance et extase. Si encore une fois la figure de saint Sébastien s’impose naturellement, le christianisme est largement dominé par l’iconographie des martyrs, qu’ils soient d’ailleurs sanctifiés ou au contraire damnés, précipités en masse par Rubens et d’autres au fond des enfers. On pourrait croire que seule la pornographie SM est ici concernée avec ses glorifications multiples de la douleur et de la soumission, mais ce que met en scène toute pornographie, c’est le don de soi, l’abandon du corps propre au désir de l’autre, qu’il s’agisse du partenaire ou de la partenaire, ou plus fondamentalement du spectateur. Ce que saisit la caméra, c’est l’abandon au désir de l’autre : « je fais ce que tu attends de moi, je suis à ton entière disposition ». Comme la jouissance, la caméra ne peut pas montrer la douleur qui, lorsqu’elle est représentée, est fictive, mais toutes les figures pornographiques illustrent le corps qui se donne activement ou passivement, qui s’abandonne à un désir qui le domine, le sien propre ou celui de l’autre, de la même façon que le Christ se livre aux mains de ses bourreaux jusqu’à la crucifixion, les yeux levés au ciel comme le regard de la fellatrice se lève vers l’œil de la caméra et que son âme s’élève vers la gloire suprême. « Dieu, Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » La question, loin d’être de désespoir, témoigne de cet abandon extrême de soi à la volonté, au désir de l’autre, avec le paradoxe que Jésus est Dieu lui-même et que cet abandon, il l’a lui-même choisi. Performeurs et performeuses s’ouvrent pareillement au désir voyeur, ils s’abandonnent totalement (même si c’est fiction) à un désir qu’ils ont autant suscité que désiré.

L’éjaculation faciale est sans doute la figure majeure en pornographie de cet abandon de soi et trouve certainement sa véritable origine dans la scénographie de l’Annonciation où celle qui n’est que la servante (sinon l’esclave selon certaines traductions) de son seigneur reçoit avec une sainte innocence les jets de foutre divin. Si la tradition médiévale, qui se prolonge sur ce point lors de Renaissance italienne, impose par humilité que le regard de la Vierge soit baissé à cet instant (Ambrogio Lorenzetti fait cependant exception), c’est la peinture vénitienne de Véronèse et du Tintoret qui lui fera lever les yeux au ciel et accueillir avec joie la grâce qui lui est accordée de servir de réceptacle à la semence divine. Et l’éjaculation faciale répétée à l’envi dans la pornographie moderne s’inspire avec évidence de cette scénographie où une vierge (même si elle n’en a que l’apparence) abandonne son visage renversé à l’inconcevable désir qui lui est adressé.

Mais c’est sans doute au niveau formel que les analogies entre la pornographie (désignée ici comme esthétisante) et la tradition picturale sont les plus saisissantes. Une œuvre majeure de la Renaissance italienne, la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, qui signe là la naissance de l’Art autonome libéré de l’emprise de la religion [2], témoigne ainsi de ce nouveau dispositif scénographique, la perspective dite « en raccourci », qui est partout présent en pornographie sous la forme de la contreplongée exhibant à la fois le sexe et le visage qui s’abandonne. C’est toute la tradition maniériste qui peut être ici évoquée, en particulier l’œuvre du Tintoret qui montre des corps en suspension, en fort raccourci, plongeant vers le regard du spectateur, ou bien en équilibre instable pour dévoiler l’entre-jambes de Suzanne

Semblablement, c’est chez le Tintoret que l’on trouve d’abord ce raccourcissement de la distance au tableau [3] qui agrandit les avant-plans en rejetant dans l’ombre les arrière-plans : l’emploi privilégié des courtes focales (ou grands angles) en pornographie agrandit ainsi démesurément les godes ou les pénis qui s’enfoncent dans des anus étroits, tout en diminuant la taille des visages au bord d’un fessier aux dimensions monumentales. Comme dans beaucoup de tableaux de Caillebotte, les avant-plans, même brutalement coupés par le cadre, prennent une importance démesurée, silhouettes massives chez le peintre, sexes féminins largement ouverts ou bites pénétrantes en pornographie.

La fascination pour les lignes courbes est également un trait formel très présent dans la tradition picturale, dans le maniérisme bien sûr mais pas seulement. Le cercle s’impose en effet très tôt comme une figure idéale, parfaite, dont tous les points sont équidistants du centre. C’est dans un cercle que Jean Dominique Ingres inscrit son Bain turc entièrement dédié aux courbes féminines et à leur beauté. Les courbes régulières se déclineront sous différentes formes, cercle, demi-lune, courbe et contre-courbe, ellipse plus ou moins allongée, ovoïde (formé en particulier par les hanches et les cuisses des femmes comme la Source du même Ingres), sinueuse… Elles pourront être parfaites comme celles de l’Odalisque d’Ingres, de la Bacchante d’Annibale Carracci ou des Vénus de Botticelli ou d’Angelo Bronzino ; ou au contraire imparfaites, marquées par les brefs cisaillements de la chair chez Rubens ou Courbet. Les performeuses se signalent effectivement souvent par la même générosité des formes, par des seins lourds et des hanches rebondies, mais beaucoup d’autres ont de fessiers aussi fermes que le cul de Mademoiselle O’Murphy peinte par François Boucher, et certaines ont la silhouette longiligne des belles rêveuses d’Antoine Watteau.

Les courbes des femmes mais également des pénis dressés et des glands gonflés ne forment cependant pas des figures isolées, et la pornographie se caractérise par des mouvements d’ensemble d’où toute droite semble pourtant bannie au profit d’un enchevêtrement de lignes sinueuses similaires à l’imbrication des corps dans L'Enlèvement des filles de Leucippe de Rubens. Il faut voir la pornographie comme on regarde un plafond baroque (par exemple L’Apothéose peinte par Andrea Pozzo à l'église Saint-Ignace de Rome) où les corps devenus légers sont soulevés, balancés, renversés, brutalement raccourcis par la perspective, vus par en-dessous, les cuisses s’ouvrant comme des ailes, seul le regard du spectateur se dirigeant naturellement vers l’anus divin. Le problème de l’organisation des groupes de personnages se pose d’ailleurs en peinture depuis le Baiser de Judas de Giotto et a trouvé de multiples solutions jusqu’à Rembrandt et sa célèbre Ronde de nuit ou encore Courbet et son Atelier du peintre, mais c’est peut-être Le Portement de Croix par Jérôme Bosch avec ses multiples visages saisis en en gros plan au point de masquer tout décor arrière, qui inspire le plus souvent la scénographie des gangbangs où le corps pénétré, qu’il soit masculin ou féminin, semble disparaître derrière les partenaires multiples mais reste toujours comme Jésus au centre de l’écran [4].

D’autres éléments picturaux, notamment le travail sur la lumière, la couleur, les décors encore ou l’utilisation de vêtements ou d’accessoires hautement significatifs, sont également utilisés dans l’esthétisation de la pornographie, mais ils ne nous retiendront pas plus longtemps ici tant ils sont évidents. On pourrait cependant argumenter que la peinture occidentale se signale par un déni constant de la pornographie au profit d’évocations érotiques plus ou moins euphémisées telles la Naissance de Vénus de Botticelli et tant d’autres. Il n’y a pas de représentation du sexe féminin ouvert ni de pénis érigés (qui sont au contraire réduits à de modestes dimensions). C’est certainement vrai, mais les peintres ont eu l’occasion de se confronter à la violence pornographique à travers notamment ces évocations brutales de la décollation de saint Jean-Baptiste [5] et surtout de Holopherne (que ce soit dans la version du Caravage ou celle d’Artemisia) qui montre l’intérieur du corps en principe invisible. Tout aussi frappantes sont les natures mortes de l’âge classique, non pas tellement les bouquets de fleurs exubérants mais plutôt les tables de fruits tranchés d’une nette façon pour en montrer l’intérieur, citron, pomme, grenade, abricot, sans oublier quelques huitres offertes à notre gourmandise et un couteau phallique pointant vers le fruit ouvert. La « nature morte » (une expression dont l’ambivalence a depuis longtemps été soulignée puisqu’il s’agit bien d’être vivants) vise à susciter la fascination pour la chose elle-même, qu’on pourrait croire banale et prosaïque, dans un geste de monstration comparable à celui de la performeuse qui livre à l’œil exorbité de la caméra son sexe largement ouvert entre ses doigts ou bien le seul trou de son cul entre ses fesses écartées. Comment d’ailleurs ne pas voir dans ce geste la réminiscence de celui de Véronique exhibant la sainte Face miraculeusement empreint sur le suaire ? Apparition véritablement miraculeuse d’une visage ou d’un sexe qui stupéfie le spectateur ou la spectatrice émerveillée.

Il reste que la pornographie n’évite pas l’académisme sinon même la grandiloquence et l’artificialisme de l’art pompier. Plusieurs traits (au moins) caractérisent en effet l’art pompier et, de façon plus ou moins accentuée, l’art académique. C’est d’abord une peinture qui est entièrement dirigée vers le regard du spectateur : toute la mise en scène est organisée pour satisfaire la curiosité, l’intérêt sinon le voyeurisme du public comme dans cette Naissance de Vénus de Bouguereau (celle de Cabanel ne vaut pas mieux), tournée pour exhiber complètement sa nudité (sauf son sexe bien sûr) que les autres personnages feignent de ne pas regarder. Il faut que le spectateur voie bien, et immédiatement, de quoi il s’agit. Les mouvements sont dès lors figés et les personnages « prennent la pose », trop visiblement. C’est par ailleurs une peinture de l’effet, de l’impression plus ou moins forte produite sur le spectateur, impression érotique (les Vénus toujours), violente (dans les évocations plus ou moins historiques), spectaculaire, effroyable dans de rares cas, mais où paradoxalement la représentation picturale l’emporte sur la réalité représentée qui n’est jamais qu’une évocation lointaine, toujours maintenue à distance. À aucun moment, on n’oublie qu’on est devant un tableau et que le Napoléon peint correspond totalement à l’image préexistante de l’empereur. Tout l’art « pompier » réside dans la mise en scène des personnages et des décors dans un geste de monstration et d’impression émotionnelle du spectateur, et il évite toute recherche, toute singularité formelle. C’est dans une direction doublement inverse que travaillera Manet, d’une part, en montrant des traits d’une réalité brute qui existe au-delà du tableau et qui est désormais partagée par le spectateur (c’est ce que Baudelaire désignera comme la modernité), et, d’autre part, en privilégiant la matière et la manière picturales [6] qui s’imposent désormais au regard du spectateur, non plus comme une habileté (le lisse, le modelé) mais comme un problème.

Ainsi, la pornographie esthétisante se transforme facilement en art pompier quand les figures se contentent de répéter des signes existants (double pénétration, fellation, gang bangs, bondage ou n’importe quoi d’autre), et que les poses se font totalement artificielles pour que la caméra puisse saisir une double pénétration anale ou le seul visage d'une performeuse se soumettant gracieusement aux jets de foutre ou de pisse de partenaires s’écartant au maximum du champ de la caméra. L’absence de renouvellement esthétique à l’intérieur des mêmes studios conduit également rapidement à l’académisme, et le style devient un maniérisme qui lasse plus ou moins rapidement. Et ce qui se perd avant tout, c’est ce contact avec la réalité même, aussi illusoire soit-elle, cette impression que l’on éprouve en découvrant pour la première fois les visages du Baiser de Judas de Giotto, l’Adam de Jan van Eyck, le Saint Thomas du Caravage, les portraits de van Dyck, le rire de Frans Hals, les calmes intérieurs de Vermeer, les paysages de Jacob van Ruysdael, les plages et les bords de mer d’Eugène Boudin, les danseuses de Degas, les nocturnes d’Edward Hopper… Et cette réalité-là, qui soudain retient notre attention, parfois jusqu’au saisissement et à la stupeur, c’est de la part de performeuses ou à de performeurs à l’enthousiasme inédit, au regard troublant, aux gestes vifs, au caractère affirmé, à la beauté singulière, que l’on peut espérer à nouveau l’ébranlement artistique de la pornographie !


1. Car il n’y a de beauté que singulière. Encore une fois, il est absurde de dénoncer le caractère supposé conventionnel, stéréotypé des beautés notamment féminines alors que c’est la singularité de chacune qui suscite une fascination différente selon les individus. Le désir comme l’amour est dirigé vers une personne singulière, même si certaines personnes suscitent plus souvent le désir que d’autres.
2. Ce que montre à voir cette œuvre, ce n’est pas d’abord un sujet religieux, évidemment reconnaissable, mais une manière inédite de représenter ce sujet, qui en fait l’intérêt pour le spectateur et qui témoigne du talent singulier de Mantegna. Ce tableau n’est pas destiné à la dévotion mais à l’admiration pour une œuvre originale et corrélativement pour un peintre qui n’est plus désormais considéré comme un artisan mais comme un Artiste. Le spectateur, quant à lui, n’est plus un simple croyant et devient ce qu’on appelle désormais un amateur d’art qui admire plus la manière de faire de l’artiste que le sujet du tableau.
3. Pour rappel, l’emploi de la perspective renaissante, telle que définie par Alberti et qui caractérise aujourd’hui encore l’essentiel des objectifs photographiques (à l’exception notamment des fish eyes) implique que le spectateur se positionne à une distance idéale du tableau. Chez les premiers peintres renaissants comme Piero della Francesca, cette distance est relativement grande alors qu’elle est souvent beaucoup plus courte chez un peintre comme le Tintoret, le spectateur étant alors « plongé » dans un tableau qui déborde de son champ de vision (bien entendu, le spectateur peut s’éloigner ou parcourir des yeux l’ensemble du tableau et ne pas respecter le point de vue qui lui a été idéalement assigné).
4. J’ai vu une très belle scène de domination gay où, au centre de l’image, un jeune homme penché en avant était contraint de se laisser enculer par un maître debout derrière lui alors que, sur la droite, une rangée d’hommes attendant leur tour se branlaient en exhibant leurs bites dressées comme les lances de la Reddition de Bréda de Vélasquez. L’attitude des deux personnages centraux évoquait quant à elle irrésistiblement celle des deux princes au centre de la toile, l’un prêt à s’agenouiller, à s’humilier, à se faire défoncer, l’autre posant sa main sur son épaule et enfonçant fermement sa bite dans son cul dans un geste d’apaisement mais aussi de supériorité morale.
5. Très belles décapitations dans le Triptyque de Saint-Jean Baptiste et de Saint-Jean l’Évangéliste de Hans Memling, qui exhibe la tête coupée et surtout le col sanglant du martyr, ainsi que dans le Supplice du comte innocent (la Justice de l’empereur Otton III) de Dirk Bouts, qui nous offre une même vue magnifique sur le cou tranché du supplicié.
6. Manet travaillera sur toutes les dimensions picturales : si le refus du modelé et du « fini » a choqué les contemporains (refus qu’il accentuera encore dans ses natures mortes), il recourra à des compositions complexes où les éléments de décor ne sont plus accessoires mais participent à la construction picturale (Le Balcon, 1869, Dans la serre, 1879), il utilisera des cadrages inédits avec des perspectives fortement marquées au point parfois de paraître parfois incorrectes (Le Déjeuner sur l’herbe, 1863, En bateau, 1874, La Serveuse de bocks, 1878-1879, Un bar aux Folies Bergère, 1881-1882), il jouera sur de forts contrastes de couleur et de lumière tout en conservant une cohérence sinon une harmonie d’ensemble (La Musique aux Tuileries, 1862, La Lecture, 1865, Chez le père Lathuille, 1879)…