vendredi 16 juin 2023

Si bien que leur propre désir leur pèse…

« La sexualité reste ce qu’évitent avant tout les différents ascétismes. En effet, elle met un trop grand nombre de choses en jeu et est ainsi le maillon à la fois le plus fragile et le plus pesant de la chaîne: elle est impulsive, corporelle, exigeante, intense, peu contrôlable (elle peut être sauvage ou au contraire romanesque), et elle a trop d’implications compromettantes ou difficiles avec autrui et avec la société ; de plus, chez certains individus des deux sexes, elle se trouve mal accordée au reste de leur caractère ou à l’idéal qu’ils ont d’eux-mêmes, si bien que leur propre désir leur pèse ; il n’en subsiste pas moins, mais il les met mal à l’aise dans leur corps et en conflit avec eux-mêmes. Enfin, la sexualité intéresse inégalement les individus, quel que soit leur sexe, d’où un conflit social latent. La sexualité humaine n’est pas une des réussites majeures de la nature ou, plus exactement, de la culture (bien que ce soit, dit plaisamment Nietzsche, une des rares activités humaines où l’on peut “se faire du bien à soi-même tout en en faisant à autrui : la nature est rarement aussi clémente”). Le tout a de lourdes conséquences historiques : souvent l’ascétisme est imposé à toute une société et la rend répressive ; c’est la victoire d’un de ces “partis virtuels” dont nous parlons ailleurs1, le parti de ceux que la sexualité met mal à l’aise et qui imposent leur loi à l’autre “parti virtuel”. »
Un conflit social latent ?
« 1. La religiosité n’est pas universelle, n’est ni un trait anthropologique ni l’habitus d’un moment historico-social, mais elle est majoritaire ; pourquoi faut-il aller plus loin que cet empirisme-là qui échappe aux mâchoires de la tenaille “individu ou société”. L’existence de “partis virtuels” pourrait donner la clé d’effets sociaux inexpliqués ; au-delà d’un sociologisme holistique et au-delà d’une liberté au hasard, la probabilité statistique est une réalité, disaient Quételet et Merleau-Ponty2. Par une disposition inscrite dans l’espèce, certains traits individuels sont répandus plus largement que d’autres (ce qui n’empêche pas leur aspect de varier selon les époques). Sous les divers habitus d’un moment historico-social, la diversité individuelle et sa probabilité statistique divisent la collectivité en “partis virtuels” dont chacun tendrait volontiers à s’imposer à la société tout entière. On peut croire que, dans l’Antiquité, ceux qui éprouvaient une chaleur au cœur (mêlée de peur) en pensant aux dieux étaient plus nombreux que ceux qui n’éprouvaient rien ; à d’autres époques, le penchant favorable se réduit au respect pour la religion et au sentiment qu’il existe un on ne sait quoi d’“autre” et d’élevé. Or ces sentiments vagues, mais majoritaires, suffisent à produire des effets historiques considérables lorsque le “parti ” religieux parvient à s’imposer à toute la société, comme il l’a toujours fait jusqu’à une époque récente. Quant au choix individuel, son pourquoi est caché dans l’inaccessible “boîte noire” dont parlent les psychologues ; augustiniens et calvinistes l’ont constaté à leur manière avec leur doctrine de la prédestination.
La réalité est ainsi faite de “partis virtuels”, d’un penchant majoritairement favorable, mais aussi d’une intensité généralement médiocre. Tandis qu’une religiosité vague est majoritaire, elle n’est intense que chez une minorité. Certes, il y a des saints, des fervents, des mystiques, d’admirables textes religieux, mais la religiosité majoritaire ne s’explique pas plus par ces sommets que la production de milliers de romans n’est due au goût pour la grande littérature. Même dans une population restée largement pratiquante, la plupart des fidèles respectent les rites par sens du devoir, non sans un peu d’ennui peut-être. Néanmoins cette coutume identitaire peut être enracinée en eux solidement et inexplicablement. L’efficacité d’un sentiment n’est pas proportionnelle à son intensité vécue, comme une illusion bovaryste nous le ferait croire; on peut tenir à sa religion et même se faire tuer pour elle sans la vivre fortement ; les valeurs apparaissent dans la conduite plus qu’elles ne brûlent dans les cœurs. »
Ce n'est pas une réussite majeure…
Taille originale : trois fois 29,7 x 21 cm
« 2. Par exemple, malgré d’énormes variations historiques, l’hétérosexualité est toujours plus fréquente que l’homosexualité (ce qui ne prouve évidemment rien), et le goût pour la musique, bonne ou mauvaise, semble plus répandu que la sensibilité picturale. S’il n’existait qu’une socialisation durkheimienne, il n’existerait pas de minorité bourgeoise votant à gauche. Si, au contraire, il n’existait que des variations individuelles, l’histoire deviendrait très différente : la loi des grands nombres jouant pleinement, la moitié, très exactement, des bourgeois voteraient à gauche et un Juif sur deux serait antisémite. »

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