jeudi 22 juin 2023

Les mauvaises habitudes

« À Rome, la gladiature a commencé pareillement par être un rite funéraire, une manifestation de deuil, et elle l’est longtemps restée ; les gladiateurs se battaient et se blessaient devant le bûcher d’un puissant personnage. Comme les pleureuses qui se meurtrissaient la poitrine et s’arrachaient les cheveux, ils ont commencé par être des professionnels du deuil ; ils remplissaient à la place des fidèles du défunt le devoir de faire couler le sang et d’affronter la mort pour montrer un désespoir mortel.
[…]
Le plaisir que donnent les émotions fortes ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
Voilà donc pourquoi la gladiature a pu exister : parce que cette singularité monstrueuse s’est formée peu à peu, à petits pas, et qu’à aucun de ces pas elle n’a rencontré de résistance ; au contraire, le public trouvait cela normal et y prenait goût. Ainsi naissent et croissent les mauvaises habitudes… Rien ni personne n’a empêché le public d’y trouver le plaisir que donnent les émotions fortes, d’y satisfaire le goût répandu de la cruauté (l’indifférence au sort d’autrui étant non moins répandue). Certains faits de civilisation prennent une grande importance qui n’est pas due à quelque grande cause qui les pousserait (une société à haut niveau de cruauté, par exemple), mais à l’absence d’obstacles qui les arrêtent ; certaines choses ont si peu de conséquences, menacent si peu d’intérêts qu’elles flottent pour ainsi dire librement. La répugnance pour la cruauté de ces combats a existé, Cicéron le dit, mais elle n’a pas offert de résistance.
Collage espagnol
Taille originale (gauche) : 29,7 x 21 cm
Où ai-je lu ou entendu que l’horreur des combats de l’arène était supportable pour les spectateurs parce que le public ne les voyait que de loin, comme une escrime dépersonnalisée ? On ne saurait être plus loin de la triste vérité, une vérité prouvée par une documentation massive, tant écrite que figurée : le public souhaitait voir distinctement ce spectacle de mort et s’en délectait. Qu’on me pardonne de commencer par des généralités désagréables : notre horreur indignée de la mort violente, des supplices, de la gladiature est une attitude que nous appellerons “secondaire” et qui est le fruit d’une éducation collective, d’un dressage éthique, d’interdits civilisés. En l’absence d’une pareille éducation — ou en cas d’abolition de ces interdits, d’effacement de cette éducation en un séisme révolutionnaire ou idéologique -—, l’attitude spontanée, “primaire”, d’une majorité d’individus est d’éprouver de la jouissance à la vue du sang et de la mort violente : le meurtre d’un homme procure le plaisir que donne toute sensation forte. Ou du moins voit-on mourir avec indifférence, sans horreur et sans commisération, même quand on s’appelle Sénèque ou Marc Aurèle : leurs écrits nous le prouveront. Mme de Sévigné regarda et décrit dans une lettre, avec une curiosité indifférente, le supplice d’une empoisonneuse brûlée vive ; sous l’Ancien Régime, on accourait en foule pour assister à ce genre de spectacles.
La vérité à 90°
Une attitude bien différente, mais non moins “primaire”, est celle d’une minorité qui voit le sang couler avec une horreur épouvantée et qui ne supporte pas la vue des supplices ni des gladiateurs, voire des corridas. Chez nous, autour de la victime de quelque accident de voiture, certains spectateurs cachent mal leur curiosité et leur attirance, tandis que d’autres s’enfuient horrifiés. De même, peut-on supposer, sur les gradins des arènes antiques tous les visages avaient quelque chose d’effaré ou de cruel. Deux vers des Plaideurs de Racine mettent en scène les deux attitudes à propos de la torture judiciaire sous notre Ancien Régime. Un juge propose galamment à une jeune fille de venir assister à une séance de “question”. Voici leur dialogue : “Ah, monsieur, peut-on voir souffrir les malheureux ? — Bah, cela fait toujours passer une heure ou deux.” Il est historiquement important de bien voir que cette sensibilité à autrui est faite le plus souvent de peur pour soi-même ; ce n’est pas seulement de la pitié pour le supplicié, de la commisération, de la miséricorde. Comme dit Aristote, “la pitié est un sentiment pénible, consécutif au spectacle d’un mal destructif que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans sa personne ou la personne d’un des siens”. »
Orgaz, orgasme ?
Variante arabo-andalouse

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