dimanche 19 novembre 2023

Le sang dans son jaillissement

Installation vidéo ?
« Par exemple, les Aborigènes australiens, les Inuit (Esquimaux) et beaucoup d’Amérindiens en dehors des régions tropicales, les Aïnous et maints autres peuples moins connus de l’Extrême-Orient russe ou du Japon, les Pygmées d’Afrique. Et, chez tous, on observe une même allure générale de la division du travail qui fait que l’homme s’adonne à la chasse, la femme à la cueillette.
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Regards caméra
Taille originale  29,7 x 21 cm
Si l’homme s’occupait entièrement du monde animal, et la femme du monde végétal, elle n’aurait pas grand-chose à faire. Or il est habituel que les femmes travaillent dur, tant dans des régions polaires que sous les tropiques. Aussi, faute d’une grande masse de végétaux à traiter, à moudre ou à broyer, elles vont jusqu’aux lieux de chasse, souvent elles s’occupent du transport jusqu’au camp, faisant occasionnellement le dépeçage, et régulièrement la préparation des peaux indispensables pour le vêtement d’hiver comme pour les tentes d’été ; elles s’occupent aussi de l’extraction et de la conservation de l’huile, si indispensable dans ces régions septentrionales. Elles se trouvent ainsi en contact direct avec le sang animal. Mais, pas plus qu’ailleurs, elles ne le font jaillir au cours de la chasse, car ce sont toujours les hommes qui tuent les bêtes. C’est un premier point sur lequel nous aurons à revenir : ce n’est pas le sang en lui-même qui fait problème, ce n’est pas tant le contact avec le sang animal que les us et coutumes des peuples du monde entier cherchent à éviter, c’est le sang dans son jaillissement. L’éclatement de la veine jugulaire, la mise à mort par égorgement, la saignée, autant d’événements auxquels la femme assiste à l’occasion, mais qu’elle ne met pas en œuvre elle-même, directement. Passé ce moment clef, elle peut intervenir. Et elle intervient à des étapes différentes de la chaîne opératoire qui va de l’abattage au plat cuisiné ou au vêtement à porter. Elle intervient en fonction du poids relatif des deux secteurs économiques de ces sociétés : pas du tout dans les régions (comme celles des San) où les végétaux sont importants, tant pour l’alimentation que pour la fabrication des récipients, et équilibrent les animaux qui font l’objet de chasse ; mais de façon significative là (comme chez les Inuit) où le domaine végétal est d’importance réduite, en débordant sur le domaine animal.
[…]
Ce que l’on ne veut pas voir ?
Le lecteur n’aura pas de mal à voir que les habitudes, coutumes et interdictions des Pygmées, des Inuit ou des Aborigènes australiens se trouvent étonnamment proches de celles de l’ancienne Europe. À la campagne, c’était l’homme qui égorgeait le cochon. La fête du cochon, une fête dont l’importance était à mettre en rapport avec la saison de sa réalisation, toujours en hiver, alors que les vendanges étaient terminées et qu’il n’y avait plus rien à faire aux champs, mobilisait toute la petite communauté rurale. Les femmes étaient présentes lors de l’égorgement du cochon et se tenaient là pour recueillir dans des poêles le sang encore chaud qui coulait de l’animal. Ce n’était jamais elles qui tuaient la bête mais, juste après le jaillissement du sang sous le couteau tenu par les hommes, elles manipulaient ce même sang pour faire le boudin. Il y a là une répartition des tâches qui est, dans son principe, semblable à celle que nous avons mise en évidence à propos des chasseurs-cueilleurs de l’Arctique et du Subarctique : la femme se trouve exclue, non pas du sang en lui-même, mais du geste qui le fait jaillir. Selon une logique que le lecteur va bientôt apprendre à reconnaître, ce n’est pas à proprement parler la conjonction du sang avec le sang que les us et coutumes tendent à éviter : c’est, plus précisément, la superposition de deux images. Deux images qui, en la femme, en raison de ses indispositions périodiques, et, dans le porc, en raison de son égorgement, font jouer pareillement un écoulement, un rapport troublé et changeant entre intérieur et extérieur. Et c’est toujours ce rapport, bien plutôt que la substance elle-même, que nous allons retrouver au cœur des croyances, des habitudes et des évitements. La femme ne tuait pas le cochon ni, bien entendu, ne participait à la chasse. Il en va d’ailleurs encore ainsi aujourd’hui de la chasse qui, après des décennies de féminisme, reste largement masculine. Plusieurs enquêtes d’ethnographie française ont bien montré en effet la répugnance des chasseurs (enquêtes des années 1980 ou 1990) à admettre une femme parmi eux. Aller à la chasse après avoir eu un rapport avec une femme, c’est se condamner à rentrer bredouille. Quant aux trois gestes, quasiment rituels, qui suivent la mise à mort, la castration, la saignée, le vidage, ils paraissent incompatibles avec la féminité. Une femme qui voulait s’intégrer à un groupe de chasseurs eut beau faire remarquer qu’à la cuisine, c’était bien elle qui vidait les lapins et les poulets, on lui répondit : “Ce n’est pas la même chose”. »

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