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Peut-il y avoir sexualité sans transgression?
Au sortir d’une longue période de puritanisme « bourgeois », philosophes et écrivains — notamment surréalistes — ont proclamé de multiples façons que l’érotisme supposait une nécessaire transgression des interdits imposés par la société. Dans ce contexte, Sade a pu être présenté comme le chantre d’une « libération sexuelle » par rapport à toutes les normes imposées aux individus et restreignant arbitrairement leurs plaisirs. Dans un célèbre essai, Georges Bataille définissait par ailleurs l’érotisme comme une transgression de l’interdit sans que celui-ci ne soit cependant aboli : pour ce philosophe, transgression et interdit étaient indissociables et nécessaires à l’existence humaine, l’une comme dépense extraordinaire d’énergie, excès orgiaque, et l’autre comme régulation nécessaire à toute vie sociale et culturelle (les spécialistes nuanceront ce bref résumé d’une œuvre difficile et absconse).
Néanmoins, il n’est pas sûr que cette association entre sexualité et transgression soit nécessaire et constante. Il faut envisager trois possibilités : la première — qui pourrait être défendue par les tenants d’une libération sexuelle teintée d’hédonisme — serait que les interdits en ce domaine ne sont que des tabous plus ou moins archaïques, hérités d’un christianisme « puritain » (au sens vague du terme), et que leur effacement progressif des consciences laisserait alors la place à toutes les formes d’un plaisir débarrassé d’une culpabilité fondée sur des préjugés plus ou moins absurdes (comme ceux concernant l’homosexualité par exemple). On serait proche alors d’une conception « naturaliste » de la sexualité, une fonction que nous partageons avec les autres animaux qui, on s’en doute, n’ont pas de conscience de l’interdit ni du péché.
L’autre position, déjà évoquée, est que la sexualité humaine est indissociable d’une forme ou l’autre de transgression dans la mesure où toutes les sociétés régulent et contrôlent de manière plus ou moins forte la sexualité, et qu’une absence totale de normes en la matière est impossible : ainsi, dans nos sociétés « libérées » des anciens tabous, il subsiste néanmoins des interdits majeurs à l’encontre en particulier de la pédophilie et des violences à l’égard de personnes non consentantes. Mais il existe bien d’autres normes concernant la décence, la propreté, la courtoisie, la retenue, le quant-à-soi, la nudité, le souci de ne pas perdre la face, normes que nous respectons spontanément dans la vie quotidienne mais qui peuvent être plus ou moins bafouées ou mises à mal au cours d’épisodes érotiques. Cependant, si l’on reconnaît la multiplicité et la prégnance de ces différentes normes sociales, on peut se demander dans quelle mesure leur transgression plus ou moins imaginaire est essentielle à la sexualité : ne s’agirait-il pas là plutôt de fantasmes secondaires qui ne sont pas nécessaires ni indispensables à une vie sexuelle « épanouie » ? Autrement dit, associer indissolublement comme le fait Bataille l’érotisme et le « mal », n’est-ce pas une manière « philosophique » pour des individus plus ou moins pervers de légitimer leurs passions particulières que ne partage pas la majorité des autres individus ? Après tout, de nombreuses « transgressions » n’ont rien d’érotique pour beaucoup de personnes : la scatophilie, la zoophilie, le fétichisme des chaussures ou du latex, les rites sadomasochistes laissent indifférent(e)s un grand nombre d’entre nous et peuvent même nous dégoûter ou nous rebuter. La pornographie, transgression des interdits visuels, fascine sans doute beaucoup de spectateurs, mais les mêmes images seront perçues par d’autres (hommes ou femmes d’ailleurs) comme un « étalage de chair » sans attrait ni « érotisme ».
Enfin, il existe une troisième possibilité, celle d’une transgression sans composante sexuelle. Voler, enfreindre le code de la route, frauder les impôts, injurier ses voisins, faire semblant de travailler et être payé à ne rien faire (pour ne considérer que des infractions relativement mineures) n’ont à première vue rien de particulièrement érotique. On peut cependant penser que toute infraction implique chez son auteur une forme plus ou moins secrète de jouissance ou de plaisir dont l’origine serait fondamentalement sexuelle : ainsi, le film Pickpocket de Robert Bresson (1959) suggère finement une attirance érotique dans les motivations de son personnage qui « viole » d’une certaine manière l’intimité de ses victimes. De façon plus théorique, Freud a montré dans le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient que le plaisir suscité par ces (petites) infractions à la logique et aux règles habituelles du discours (ne serait-ce que par leur absurdité apparente) serait lié à la satisfaction de tendances libidineuses (dans l’humour grivois) ou agressives (quand l’humour vise à ridiculiser un tiers). Néanmoins, même si l’on peut admettre que les pulsions qui nous poussent à la transgression ont toutes une origine érotique (au sens large), il paraît peu vraisemblable de parler, dans des situations comme le vol, l’agression physique ou même l’humour, d’une excitation proprement sexuelle.
Je ne prétendrai pas ici résoudre cette question en particulier parce qu’elle met en jeu le partage occidental entre le corps et l’esprit : envisager la sexualité sous l’angle de la transgression, c’est supposer que « l’esprit » — qu’il s’agisse de pensée, de réflexions, d’émotions ou de sentiments — commande entièrement ou principalement la sexualité (même si une part de ces mécanismes sont conçus selon la tradition psychanalytique comme inconscients). Sans verser dans le « biologisme », il faut, me semble-t-il, reconnaître les limites de notre savoir sur la sexualité en tant que fonction biologique : pourquoi certains animaux connaissent-ils des périodes de rut et d’autres pas ? Pourquoi les parades nuptiales varient-elles grandement selon les espèces ? Les animaux éprouvent-ils du plaisir à s’accoupler et comment ressentent-ils ce « besoin » qui les pousse à se reproduire mais également à adopter des comportement relativement complexes comme le brame et le combat entre les cerfs ? Pourquoi se dirigent-ils préférentiellement vers un partenaire de l’autre sexe (même si l’on a observé des relations homosexuelles chez certaines espèces) ? Si les scientifiques ont sans doute des éléments de réponse à ces questions (notamment en recourant à la notion de sélection naturelle), on doit reconnaître que nous ne savons pas grand-chose de la déterminante biologique de la sexualité humaine : l’erreur serait évidemment de surévaluer cette composante (comme le font les tenants des différentes formes de biologisme) mais également, à l’inverse, de prétendre « expliquer » la sexualité par le sens (social, psychologique ou même philosophique) que nous pouvons lui donner ou lui trouver par des stratégies plus ou moins élaborées d’introspection. « Quelque chose » résiste sans doute à toutes ces analyses…
Je ne souhaite donc apporter que deux réflexions à ce « débat » qu’il n’est sans doute pas possible de clôturer dans l’état actuel de nos connaissances.
La première concerne la transgression des normes sociales impliquée par toute sexualité. Beaucoup de normes sociales passent inaperçues tellement elles nous paraissent évidentes sinon naturelles. Ainsi, Philippe Laporte dans L’érotisme ou le mensonge de Freud : Refondation de la psychologie sexuelle défend l’idée que la sexualité humaine est intimement liée à la honte de la saleté et de la souillure, qui nous est très précocement inculquée avec le contrôle de nos sphincters : le sexe serait ainsi associé dès la petite enfance avec l’urine et les excréments dans un tabou général sur la région génito-anale. L’érotisme impliquerait que l’on surmonte ce dégoût pour le sale afin de se réconcilier avec son propre corps.
Cette explication assez séduisante néglige cependant deux faits : le premier est que l’attrait/répulsion pour la souillure (déjà mise en évidence d’ailleurs par Freud) ne constitue qu’une part de la sexualité et que la fixation sur l’analité (ou les fesses que semble affectionner particulièrement cet auteur) n’est pas universelle ; par ailleurs, cette approche n’explique pas du tout l’attirance pour l’autre et conduit plutôt à privilégier des forme d’autoérotisme puisqu’il s’agirait d’abord de surmonter la honte qui s’attache à notre propre corps.
Dans une perspective similaire à celle de Laporte, on peut cependant remarquer qu’il y a un apprentissage précoce, antérieur même à celui du tabou de la souillure corporelle, qui est celui des limites de notre corps propre : à la naissance (et je suis ici plus la pensée de Jean Piaget que celle de Freud), l’enfant n’a aucune conscience de soi ni d’une distinction entre lui-même et le monde, et c’est seulement dans les premiers mois qu’il apprend progressivement à faire le partage entre son corps et le monde environnant. C’est par des réflexes spontanés comme celui de la succion que l’enfant parvient à faire les premières discriminations entre par exemple le sein de sa mère (ou la tétine du biberon), qui peut se retirer ou s’absenter contre sa volonté, et son pouce ou ses doigts qu’il peut sucer à sa guise. Par l’exercice du toucher d’abord, puis de la vue et de l’ouïe, l’enfant va progressivement différencier le monde et les objets extérieurs de son propre corps soumis à sa propre maîtrise. C’est dans ce cadre que prend sans doute place le complexe d’Œdipe qui met fin à l’indistinction entre le corps de l’enfant (masculin ou féminin) et celui de sa mère.
La prise de conscience du corps propre (qui doit être universelle) va donc de pair avec celle du monde et du corps d’autrui (mettant fin à ce que Piaget appelle une « indissociation primitive », « un égocentrisme inconscient et intégral »), tous les apprentissages futurs prenant appui sur cette différenciation progressive. La maîtrise du sphincter anal est sans doute une étape importante dans cette prise de conscience des limites du corps propre, mais celle-ci s’articule à l’ensemble des apprentissages de l’enfant : celui-ci apprend à se séparer de sa mère nourricière, apprend à être propre, apprend aussi la douleur que peuvent provoquer certains objets, découvre également les punitions, découvre enfin qu’autrui peut se refuser à ses désirs… La découverte des limites du corps propre est donc d’abord de nature pratique et cognitive, mais elle est également morale et sociale, puisque nous apprenons tous que le corps d’autrui ne nous appartient pas, mais aussi corrélativement que notre corps nous appartient et que nous en sommes responsables (dans tous les sens du terme). Si les normes de la décence sont très variables selon les sociétés, elles reposent toutes sur la perception d’un corps à masquer, à cacher, à contenir de façon plus ou moins importante : il s’agit non seulement de le rendre invisible (ou partiellement invisible) mais également d’interdire certains gestes, certains touchers (considérés comme des « attouchements »), certaines attitudes qui porteraient atteintes au corps d’autrui (les hiérarchies sociales, notamment les classes d’âge, supposent ainsi, un respect plus ou moins prononcé des distances corporelles).
Or la sexualité implique nécessairement une mise en jeu des limites de notre propre corps comme du corps de l’autre : homme ou femme, on se donne à autrui, on donne accès à son corps, à son intimité, on pénètre le corps d’autrui ou on se laisse pénétrer, on renonce aux limites qu’on fixait jusque-là à la présence des autres, on s’ouvre et on se donne, on oublie la pudeur, la décence et le « quant-à-soi », on se met à nu et on met à nu, on oublie aussi ou on néglige (comme le souligne Laporte) les normes intériorisées de la propreté et le dégoût qui lui est associé. Mais la « souillure » du corps et de ses déjections n’est pas seule en cause, et la sexualité implique plus fondamentalement, me semble-t-il, une mise en cause (temporaire sans doute et plus ou moins importante) des limites du corps propre mais aussi du corps d’autrui et donc de toutes les normes sociales qui sont construites sur cette conscience, comme la décence, la pudeur (bafouée dans toutes les formes d’exhibitionnisme et inversement de voyeurisme), le respect, la mesure, la politesse (ce qui peut expliquer par exemple le goût pour les injures), l’estime de soi (qu’on peut négliger en se soumettant aux désirs de l’autre) et même la nécessaire protection du corps propre (mise à mal notamment dans les pratiques masochistes). La sexualité humaine implique ainsi la négligence ou le déni de normes sociales primitives et profondément intériorisées, à tel point que l’excitation sexuelle apparaît comme nécessairement liée à l’une ou l’autre transgression et qu’il devient impossible de les distinguer. La transgression peut être mineure — ne serait-ce qu’en surmontant la crainte du ridicule ou de la honte d’être nu devant autrui —, mais la conscience du corps propre comme limite physique et mentale est tellement ancrée et multiforme qu’il paraît impossible qu’il n’y ait pas chez tout être humain pris dans une relation sexuelle le sentiment d’une transgression mineure ou majeure d’une quelconque norme sociale. Et pour beaucoup, le sentiment d’une transgression devient alors la cause (ou une cause) essentielle de l’excitation qu’ils ou elles ressentent ou espèrent ressentir.
La notion de norme sociale peut cependant prêter à confusion, car elle est trop facilement conçue comme arbitraire, extérieure et imposée à l’individu de façon superficielle : la prise de conscience du caractère arbitraire de ces normes suffirait ainsi à entraîner leur transformation sinon même leur disparition. Or, ces normes peuvent être tellement intériorisées qu’elles font totalement partie de l’identité individuelle. C’est le cas en particulier de la langue qui est évidemment une convention sociale — nous parlons la langue de nos parents et de nos proches — arbitraire — nous pourrions parler une autre langue — mais dont nous sommes évidemment incapables de nous débarrasser sous peine de perdre notre humanité : nous pouvons transgresser de façon ponctuelle certaines règles langagières — par exemple en faisant des calembours absurdes — mais, sauf cas exceptionnels, nous ne pouvons pas vivre sans parler ni communiquer grâce à notre langue « maternelle ».
Toutes les normes sociales ne contribuent sans doute pas de façon aussi essentielle à notre identité, et l’on peut imaginer qu’elles composent un éventail depuis les plus profondément intériorisées, qui définissent notre être le plus intime, jusqu’aux plus conventionnelles et superficielles que nous ne respectons qu’en « façade ». Mais aucun d’entre nous ne peut sans doute vivre en « l’état de nature » en rejetant toutes les normes qui fondent la vie en société, et en renonçant ainsi à son identité la plus profonde (implicitement quand certains philosophes parlent d’état de nature, ils y intègrent les normes qui leur paraissent à ce point essentielles qu’elles leur semblent — faussement — naturelles).
Ainsi, la zoophilie, la nécrophilie, la gérontophilie ou encore le cannibalisme sont certainement des perversions très minoritaires parce qu’elles mettent en cause des barrières mentales et sociales (humanité/animalité, vie/mort, jeunesse/vieillesse…) qui sont trop profondément ancrées en chacun de nous, et si quelques-uns peuvent être attirés par de telles transgressions, beaucoup sont en revanche révulsés ou dégoûtés par des pratiques qui font vaciller notre identité la plus profonde et la plus archaïque. Semblablement, des représentations à visée érotique de personnes mutilées, blessées ou hospitalisées (comme on a pu le voir dans certaines bandes dessinées) susciteront sans doute un trouble chez certains spectateurs mais également une angoisse liée évidemment à la maladie, à la mort et plus généralement à l’atteinte au corps propre chez beaucoup d’autres.
Il y a certainement une très grande variabilité individuelle dans la perception de ce qui constitue l’identité profonde, le corps propre, l’intimité la plus personnelle, ce qui explique que les goûts, les préférences et les plaisirs sexuels sont souvent très difficiles à partager ou à faire comprendre : ce qui pour les uns sera perçu comme érotique ne sera que vulgarité pour d’autres, et ce qui suscitera trouble et attrait pour certains entraînera angoisse, dégoût ou répugnance chez d’autres.
Mais si l’on se place d’un point de vue individuel et subjectif, on peut se représenter les choses de la façon suivante : l’excitation érotique se déploierait entre deux limites, d’une part une norme — par exemple la décence — perçue comme relativement arbitraire et dont la transgression apparaît comme jouissive, et, d’autre part, un seuil au-delà duquel l’identité la plus intime est mise en cause, suscitant alors l’angoisse, la répulsion ou le dégoût. Mais la « zone » entre ces deux limites peut être plus ou moins large ou au contraire plus ou moins étroite : dans ce cas, l’excitation est très proche du rejet, ce qui suscite certainement un trouble accru. Pour prendre un seul exemple, la nudité est évidemment une source d’excitation pour beaucoup d’entre nous, que ce soit la nôtre ou celle d’un partenaire éventuel ; elle comporte en outre un risque d’exhibition si elle est révélée à d’autres, ce qui peut être une source d’excitation supplémentaire pour certains. Faire l’amour dans un lieu public (ou pouvant être exposé au public comme un bureau dont la porte serait mal fermée) est un fantasme répandu et sans doute assez souvent pratiqué. Mais il suffit d’imaginer que les témoins ne soient pas des inconnus mais des familiers — amis, collègues, supérieur, patron, clients… — pour que la situation excitante devienne facilement gênante sinon déplaisante. Enfin, si les tiers sont les parents, l’exhibition risque bien d’être intolérable pour beaucoup.
S’il y a sentiment d’une transgression (mineure ou majeure) dans tout sexualité, cette transgression joue sur deux limites différentes, suscitant ainsi des réactions opposées, excitation d’une part, angoisse ou aversion liée à la mise en cause de l’identité personnelle de l’autre. En matière de représentation (artistique, filmique, photographique, littéraire…), on pourrait ainsi dire que l’érotisme joue sur la première de ces limites, tandis que la pornographie touche à la seconde, suscitant alors le rejet de nombreux spectateurs. Bien entendu, les choses ne sont pas aussi simples, les amateurs de pornographie, nombreux, estimant qu’il ne s’agit là que d’une transgression mineure, suscitant chez eux seulement curiosité et désir, et non pas dégoût ou répugnance.
J’espère revenir sur cette question de la représentation — érotique ou pornographique — qui m’intéresse plus particulièrement, et éclairer si possible la dimension esthétique (au sens le plus large) que peut prendre cette représentation.
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