lundi 28 novembre 2022

Méditations pornographiques [6]

dessin sodomie
Taille originale : deux dessins 29,7 x 21 cm

 

On peut estimer que la transgression, sans être le moteur essentiel de la sexualité, en est une composante importante, la sexualité étant prise chez les humains dans les rets du symbolique (comme d’ailleurs tous nos autres comportements aussi « naturels » soient-ils comme l’alimentation) : cela s’explique assez facilement dans la mesure où la sexualité est en principe exclue de la vie publique, cachée dans une sphère « intime », et qu’elle implique un rapport à l’autre qui enfreint les normes de la bienséance (au sens le plus large du terme). Socialement, symboliquement, la sexualité implique la transgression de certaines normes — disons, celles de la « décence » —, transgression qui s’étend alors à d’autres normes par un effet de contagion symbolique[1]. Cela apparaît facilement dans l’usage des injures à l’égard d’un ou d’une partenaire (« salope, chienne, putain… ») qui agissent comme des « moteurs » d’excitation mais dont l’effet est très variable selon les individus et les moments.

Il faut en effet reconnaître l’existence d’une double limite, extrêmement fluctuante : d’une part, la transgression d’une première frontière suscite ou accentue effectivement l’excitation, mais celle d’une seconde entraîne rejet, dégoût, colère ou simple indifférence comme on le voit facilement quand on considère des pratiques « perverses » qui nous sont personnellement étrangères comme le fétichisme des chaussures ou de la petite culotte, la scatophilie, la zoophilie, etc. qui peuvent nous paraître répugnantes ou bêtement ridicules. La distance entre ces deux limites est très floue et sujette à un forte tension : en sexualité, il est souvent question d’expérimenter ses propres limites, c’est-à-dire d’approcher cette frontière où l’excitation pétrie d’imaginaire se transforme soudainement en son contraire, en une retombée dans l’insignifiance du réel (comme après l’orgasme, où les partenaires peuvent déclarer ironiquement : « c’était un peu exagéré ! »).

Cette dialectique entre deux limites s’observe également en pornographie. Il y a d’une part une transgression renouvelée notamment dans les pratiques mises en scène qui deviennent de plus en plus extrêmes — la pénétration devient double puis triple, l’éjaculation faciale se transforme en bukkake, le fist fucking déjà exceptionnel se métamorphose en foot fucking, la fellation conduit à la gorge profonde qui débouche enfin sur un énorme vomissement, etc. — ; mais de l’autre, chaque transgression peut susciter non pas le tremblement de l’excitation devant l’audace du geste mais l’indifférence, l’effroi, le dégoût, le rejet ou même le sarcasme. On remarquera en outre que cette dialectique concerne la monstration même en pornographie, c’est-à-dire la manière de mettre en scène la transgression : que convient-il de montrer et comment le montrer pour susciter l’excitation et non le rejet ? Reviennent ici les discussions sans fin sur la différence entre érotisme, qui serait seulement suggestion (mais il faut quand même en montrer un peu…), et pornographie qui serait étalage de chair sans âme ; mais ce sont là des discussions un peu vaines car croyant porter sur une limite objective alors qu’il s’agit d’une mesure profondément subjective. Et ce jeu entre deux limites se retrouve à l’intérieur même de ce qui est très généralement considéré comme pornographique : ainsi, la représentation sexuelle y est évidemment explicite, et le gros plan un cadrage privilégié, mais le très gros plan — par exemple sur l’anus étoilé — risque de faire disparaître toute « charge » érotique. Semblablement, l’obsession de la visibilité qui conduit à l’utilisation de speculums ou de godes transparents sera certainement ressentie par d’aucuns et d’aucunes comme un regard plus « médical » que sexuel. Encore une fois, la perception de cette double limite (entre le plan général et le très gros plan, entre l’image à basse définition et la très haute définition…) sera très variable, et la multiplication des images pornographiques de toutes sortes ne doit pas laisser croire que ces images suscitent une semblable excitation chez toutes et tous. Au contraire.

La honte pornographique

Plus intéressant à ce propos est sans doute le rôle de l’esthétisation pornographique. On évitera toute tentative de définition du beau — de plus grands philosophes que moi s’y sont essayés — et l’on se contentera en toute approximation de définir cette esthétisation comme une distanciation à l’égard du réel « brut », prosaïque, quotidien : cette distanciation est perçue positivement comme une amélioration de l’apparence des choses qu’on estime alors plus « belles ». Si l’on juge en effet que certains êtres, humains, animaux ou objets, sont « naturellement » beaux, parler d’esthétisation met en revanche l’accent sur le processus sinon le travail qui améliore éventuellement leur apparence : l’on pense à des gestes aussi banals que le maquillage, le rasage, la coupe de cheveux, l’épilation, les tatouages aussi, mais ce travail sur les corps peut prendre des formes beaucoup plus extrêmes : scarifications, élongation de certaines parties comme le cou ou le crâne, plateaux labiaux, pieds bandés et comprimés en Chine ancienne, chirurgie esthétique plus ou moins importante, culturisme plus ou moins intense… L’on remarque à ce propos que notre perception du beau semble jouer comme l’obscène pornographique entre deux limites, dans ce cas entre un corps jugé quelconque et un corps transformé jusqu’à la difformité.

Ce processus d’esthétisation s’applique évidemment aux corps pornographiques — seins siliconés, épilation complète, corps musclés ou au contraire culs rebondis, visages parfaits ou fortement maquillés— mais également aux multiples techniques de mise en scène photographique et cinématographique qui portent sur des aspects aussi différents que les cadrages, la mise en lumière, les harmonies colorées, la gestuelle des acteurs, les décors, les accessoires ou habillements, etc. De façon sommaire, on peut ainsi opposer les grands studios (essentiellement américains), qui donnent une image plus ou moins esthétisée des pratiques sexuelles, aux tournages dits « amateurs » montrant une réalité supposée « brute », sans artifices, sans grande technique, sans aucune idéalisation.

On comprend alors que cette esthétisation plus ou moins accentuée « embellit » des gestes ou des corps qui, sans cela, risqueraient de choquer le regard de beaucoup de personnes. C’est le cas en particulier des pratiques SM qui sont généralement mises en scène par les grands studios de façon esthétisante comme des cérémoniels raffinés. Le luxe, l’élégance, la préciosité, la solennité, l’artifice créent une distance par rapport au monde ordinaire et fonctionnent ainsi comme des « signes » d’une volupté presque irréelle. La domination plus ou moins extrême, la soumission plus ou moins brutale, l’humiliation plus ou moins intense deviennent alors acceptables sinon excitantes dans un tel cadre. On remarquera que cette esthétisation se retrouve également dans toute la peinture classique, notamment religieuse, qui a abondamment illustré différentes formes de martyres, cruels et sanglants comme celui du Christ. La mise en scène picturale créait une distance par rapport à l’événement dont la vue, bien qu’impressionnante, restait supportable. Certains peintres comme le Caravage ou Jusepe de Ribera ont néanmoins recouru à une forme inédite de réalisme pour redonner à la représentation du martyre un impact émotionnel renouvelé.

L’esthétisation pornographique peut bien entendu prendre des formes très différentes : l’utilisation du noir et blanc (plutôt que la couleur) rend ainsi « glamour » des photographies de sexe en gros plans ; un flou dit artistique peut jouer le même rôle aux yeux de certains alors que d’autres seront sensibles à des couleurs plus saturées et aux effets des filtres numériques de toutes sortes ; de façon générale, l’effacement des imperfections corporelles, l’élimination des détails prosaïques (comme des intérieurs en désordre…), l’utilisation de décors luxueux et bien sûr la mise en scène de performeurs et de performeuses au physique « avantageux » et au visage « agréable »[2] favorisent à leur manière la mise en fantasme d’une réalité sexuelle qui autrement apparaîtrait brute et triviale. Mais il subsiste toujours là une « dialectique » entre les deux limites déjà évoquées. L’esthétisation risque bientôt d’être perçue comme artificielle, et le « naturel » reviendra alors au galop comme un transgression source d’excitation : le « sale », le « laid », « l’immonde », le « dégoûtant », le « vulgaire » susciteront un nouvel attrait, une excitation renouvelée chez certains spectateurs ou spectatrices. Autrement dit, l’esthétisation éloigne la frontière de l’insoutenable, de l’irregardable, mais elle atténue également celle de la transgression nécessaire à l’érection du gland ou du clitoris. Les deux frontières fluctuent, s’éloignant et se rapprochant selon la sensibilité individuelle, selon le moment, selon les images rencontrées.

dessin sodomie
La transgression pornographique

Pour terminer, on relèvera que la seconde limite, celle qui est susceptible de mettre fin à l’excitation, peut être caractérisée, comme on l’a fait, de multiples façons : dégoût, répugnance, indifférence, colère, scandale… À cet endroit cependant, la pornographie est plus particulièrement confrontée au risque du grotesque : grotesque des poses, grotesque des gestes, grotesque des attitudes, grotesque des expressions, des gémissements, des paroles élémentaires… En cela, elle s’oppose à l’élégance du nu « classique » qui apparaît dès l’antiquité avec les poses déhanchées de la statuaire grecque (le contrapposto) : Vénus et Adonis, qu’ils soient représentés en sculpture ou en peinture, debout ou allongés, se caractérisent par la même élégance qui a rendu acceptable la représentation du nu dans l’art européen depuis la Renaissance. Mais la pornographie met les corps en grand écartement (notamment pour exposer les sexes) tout en les combinant de manière complexe, peu lisible, incohérente, ce qu’exprime bien l’expression de la « bête à deux dos », une espèce d’animal grotesque, plus ou moins ridicule. Les plans larges risquent en particulier de donner une telle impression lorsqu’ils obligent certains performeurs à d’étranges contorsions (notamment pour laisser voir les sexes) ou qu’ils mettent en scène trois ou quatre personnages s’emboîtant de façon artificielle sinon inefficace. C’est sans doute une des raisons pourquoi les vues d’ensemble cèdent rapidement la place à des plans rapprochés ou à des gros plans (avec néanmoins les déformations de perspective que provoquent l’emploi des très courtes focales).

Cette tension suscitée par le grotesque n’est pas propre à la pornographie et se retrouve notamment dans la peinture baroque de Rubens ou Jordaens avec ses corps multiples, contorsionnés, torturés, se chevauchant les uns les autres dans un espace réduit, ou encore ses visages déformés par le rire, les larmes, la peur, la haine ou la sainteté. Elle explique pour une part que l’une et l’autre puissent faire l’objet d’appréciations aussi contradictoires.


1. On parle ici de « contagion » de façon métaphorique. Il s’agit plutôt de la capacité du langage à étendre plus ou moins largement l’extension des mots (ou plus exactement des sémèmes) notamment par un usage rhétorique : par exemple, la « décence » qui concerne d’abord les corps peut facilement s’étendre à des gestes évocateurs (le majeur levé) ou au « langage » dont certains mots seront jugés inconvenants ou même orduriers.
2. Si la perception de la beauté est fondamentalement subjective, il se dégage néanmoins de la multitude des choix individuels des préférences plus ou moins marquées qui font par exemple la célébrité des pornstars (même si l’apparence physique n’est certainement pas le seul déterminant de leur succès).
L’adoration du roi

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