jeudi 3 novembre 2022

Méditations pornographiques [3]

Lever les yeux

La pornographie ne serait pas « réaliste », nous disent notamment les éducateurs et éducatrices à la santé : elle montrerait des comportements artificiels et extrêmes, ainsi que des personnes hors normes comme des « hardeurs » au sexe surdimensionné… En négatif se dessine alors une « normalité » sexuelle qui serait l’inverse du porno : la douceur du couple monogame qui prend son temps avec un minimum de fantaisie…

Mais si la pornographie est fiction, mythe ou mensonge, quelle en est néanmoins la part de vérité ? Après tout, les meilleurs analystes reconnaissent à la littérature romanesque (qui est également fiction) une forme de vérité médiate. Dans Les Misérables, « Victor Hugo nous conte avec justesse le destin tragique de ces enfants du bas peuple entre injustice, maltraitance et infortune ». Cosette n’a pas « réellement » existé mais elle représenterait tous ces enfants du bas peuple, etc. Que représente alors la pornographie ? Un pur mensonge ? À ce propos, il faut remarquer qu’entre vérité et fausseté, entre réalité et fiction, il n’y a sans doute pas de rupture franche (si du moins l’on considère les choses humaines et non le domaine des sciences pures), mais des continuités et des nuances qui vont du vrai au faux en passant par le vraisemblable, le général, l’habituel, le fréquent, le rare, l’exceptionnel, le subjectif, l’artificiel, l’invraisemblable (qui pourtant arrive parfois), le mensonge derrière lequel peut se deviner une vérité…

Taille originale : 21 x 29,7 cm
& 29,7 x 21 cm

Dans le désordre, examinons.

De scénario, il y en a très peu, et ces faibles récits sont orientés vers leur issue prévisible : l’accouplement, la baise, la pénétration multiple des orifices… Et cela sans trop attendre. On connaît la blague : la pornographie donne une image irréaliste de la vitesse à laquelle un plombier peut arriver chez vous… Mais de quelle réalité s’agit-il ? Celle des conventions sociales : la pornographie est bien évidemment une infraction aux normes de la décence, de la pudeur, de la retenue qui régissent la sexualité dans la vie publique. En principe — je dis bien en principe —, les femmes ne baisent pas immédiatement avec des inconnus au hasard des rencontres… Et les groupes de gays ne violent pas des hétéros obtus dans les toilettes publiques pour leur faire découvrir les plaisirs sodomites et autres. L’infraction peut être plus ou moins grave, passer même inaperçue. Mais elle est au cœur de la pornographie : ce qui n’est pas permis, pas possible dans la vie sociale ou plus exactement publique, s’y réalise comme par enchantement. En cela, la pornographie est porteuse d’une utopie plus ou moins heureuse, celle d’une sexualité qui ne serait plus régie par des normes sociales mais pas le seul désir qui s’exprimerait sans contraintes ni limites. Mais désir de l’individu voyeur, entièrement soumis à sa perversion à laquelle se soumet magiquement la « réalité ». Fiction utopique et pleinement égoïste donc, masturbatoire sans doute, ce qui choque celles et ceux qui croient nécessaire une morale en tout lieu, même le plus intime, même le plus imaginaire.

Du réel, il y en a bien pourtant, essentiel : les bites dressées, les chattes ouvertes, les culs exposés et les actes commis, exécutés, accomplis. C’est bien cette réalité-là que veut voir le voyeur, la spectatrice. Ce réel-là, habituellement caché, enfin se dévoile dans toutes ses formes, dans toutes ses expressions, même s’il y a artifice, mise en scène, technique préparatoire : la bite passe du trou du cul à la bouche avide, mais l’on sait ou l’on devine qu’il y a eu moult lavements préalables pour permettre l’acte obscène. Et la papavérine est injectée de façon répétée.

Mais le réel est ici singulier, extrême. La pornographie ne prétend pas représenter une sexualité « normale » (celle d’une supposée majorité) puisque cette « normalité » sexuelle est insatisfaisante, ce qui justifie le recours à la pornographie. Celle-ci m’offre ce que ma « vie » sexuelle ne m’accorde pas, qu’il s’agisse seulement de la « pimenter » ou de m’en donner un « substitut » plus ou moins total. La pornographie est un de ces « dangereux suppléments » qui prennent la place du « réel » (relisez, si vous en avez envie, Derrida[1]) ; la pornographie supplée la réalité sous une forme dérivée, nécessairement transgressive des normes sexuelles aussi diverses, multiples et variables selon les individus soient-elles. La première et la plus essentielle de ces transgressions est la représentation elle-même, le filmage, l’acte photographique auxquels se soumettent les performeuses et performeurs : les personnes « ordinaires » ne filment pas leurs ébats (sous peine de « revanche pornographique » des amants désappointés). Mais de façon générale, la pornographie se doit de montrer une réalité hors normes, celle d’un désir multiple surgissant et s’accomplissant sans contrainte, sans retenue.

Pas étonnant dès lors que beaucoup de situations représentées relèvent de la performance, performance semblable à celle des gymnastes livrant leurs corps à des tensions et des contorsions extrêmes. Mais, encore une fois, ces performances sont réelles, même si bien peu d’entre nous sommes capables d’effectuer un double salto arrière aux barres asymétriques ou de prendre part à une double pénétration anale suivie d’une triple éjaculation faciale…

Tout cela est évidemment mis en scène, organisé, dirigé pour le regard de la caméra. C’est un spectacle, et l’artifice comme celui du théâtre ou de l’opéra s’impose immédiatement au public mais s’efface progressivement jusqu’à l’acmé de la représentation dans l’illusion d’une excitation ou même d’une jouissance partagée. Le comble de l’artifice se transcende au moment du chant lyrique — la cavatine de Barberina, E lucevan le stelle dans la Tosca, l’aria du Cold Genius… — en une émotion pleine, authentique, et l’excitation surgit pareillement devant l’acte obscène, gonflant lentement verges et clitoris avant enfin de les libérer de leur excitation longtemps contenue.

Démolition/disparition

C’est là sans doute que se joue l’essentielle vérité de la pornographie car l’émotion trouble, l’excitation incontrôlée ne surgit pas devant n’importe quelle image et varie grandement selon les individus. Autrement dit, ce n’est pas l’image qui crée l’excitation mais la rencontre entre une image et un désir singulier, un désir singulièrement enfoui d’ailleurs. Et l’image agit comme révélateur de ce désir. Il est donc absurde de prétendre, comme le font les contempteurs de la pornographie, que celle-ci modèle les désirs comme l’empreinte d’un sceau sur de la cire molle. Car, si c’était le cas, n’importe quelle image — pornographique mais également autre : accident de voiture, violence corporelle, portrait masculin ou féminin, photo d’animal… — serait susceptible de provoquer l’excitation érotique, ce qui n’est évidemment pas le cas. Souvenons-nous de Crash de David Cronenberg : l’excitation des personnages naît notamment d’images de corps mutilés, accidentés ; si cela est évidemment possible, comment ne pas constater que ce désir singulier — que la plupart d’entre nous ne partageons sans doute pas — résulte de la rencontre entre une psyché singulière et des images qui révèlent quelque chose qui y est profondément enfoui. Alors, la pornographie peut être fiction, mise en scène, imagerie fantasmatique, le désir qui s’y manifeste est quant à lui incontestablement vrai car c’est lui détermine le regard pornographique. D’où la diversité des pornographies, toutes plus ou moins perverses au sens freudien, mais aussi leur « incommunicabilité » : l’hétérosexuel (masculin) appréciera généralement peu la pornographie homosexuelle, et la plupart des amateurs et amatrices de sodomies ne goûteront sans doute pas l’objet de la passion des scatophiles.

Il y a une vérité statistique dans la pornographie, car, si les désirs sont singuliers, souvent irréductibles les uns aux autres, ils sont néanmoins partagés par un nombre plus ou moins grand d’individus : l’éjaculation faciale par exemple a été à une époque largement populaire, sans doute moins aujourd’hui (car, en pornographie, il y a des modes aussi). Vient alors la grande accusation à l’encontre de la pornographie hétérosexuelle, qui serait seulement illustration et défense de la domination masculine. Et, comme tout est politique, même l’inconscient, cette imagerie est condamnable car faisant partie du continuum allant de la violence psychologique à l’assassinat bestial. Sauf que. L’imagerie est fantasmatique et illustre non pas ce qui est, ni ce qui devrait être (le supposé patriarcat), mais un désir qui, on l’a dit, lui préexiste, même s’il est plus vague, plus indécis que l’image qui apparaîtra alors comme une révélation (« c’est cette actrice-là qui me fait bander ! »). La question est donc bien celle du désir et non celle d’une supposée influence de la pornographie sur les comportements. Ce désir-là est d’abord fantasmatique, car la pornographie est bien évidemment un substitut, un « supplément » à une réalité qui est insatisfaisante (partiellement ou totalement) : elle m’offre ce dont la réalité me prive présentement. La domination en pornographie est une domination rêvée, imaginaire, comme le révèle son envers supposé, le masochisme masculin. Que celui-ci soit apparemment moins fréquent que le désir de domination ne signifie pas que l’un soit plus vrai que l’autre : tous les deux sont vrais, authentiques, et c’est cette vérité que révèle la pornographie. La manière dont se gère alors ce désir au-delà de la pornographie est affaire d’individus et relève d’une autre réalité, nécessairement diverse (encore une fois, pensez à la manière dont vit le masochiste dans la vie courante)..

Cette vérité mérite d’être interrogée, non pas de façon naïvement politique, ce qui ne conduirait qu’à la tentation du refoulement, de la répression, de la normalisation, c’est-à-dire au déni de la réalité (comme c’est le cas pour la consommation des dites « drogues »), mais de façon humaine (psychologiquement, sociologiquement…) de façon à en éclairer même de façon partielle les « mécanismes ». Pour reprendre l’exemple de l’éjaculation faciale, qu’en est-il de ce désir-là ? chez les hommes mais aussi chez les femmes qui paraissent s’en réjouir ? À qui d’ailleurs s’identifie le spectateur ou la spectatrice ? à l’éjaculateur ou à celle dont le visage s’offre au foutre jaillissant ? Et quelle rôle la beauté joue-t-elle dans ce spectacle ? Quel sens, quelles émotions entrent ici en jeu ? De quelle domination, de quelle soumission s’agit-il vraiment quand notamment le visage féminin offert à la supposée offense est souriant sinon même rieur ? Aucune de ces questions n’a de réponse évidente ni immédiate, car cette vérité de la pornographie doit nécessairement être interprétée, et cela d’une façon qui ne soit ni sommaire ni unilatérale.


1. Jacques Derrida, De la grammatologie. Paris, Minuit, 1967, p. 203-234.
Sous l'œil des caméras

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