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Une éducatrice à la santé écrit que « son but est de déconstruire auprès des jeunes les principaux stéréotypes véhiculés par la pornographie et surtout de leur permettre de comprendre qu’il s’agit d’une fiction » (je souligne). « Sans entrer dans un discours moralisateur ni alarmiste », elle dénonce ensuite une supposée hypersexualisation qu’elle résume par les mots « trop, trop vite, trop tôt ».
Derrière la tolérance apparente, on voit bien à l’œuvre une entreprise de normalisation des comportements qui suppose d’abord qu’il y a un bon âge pour entrer dans la sexualité — « ni trop tôt, ni trop vite » — (et ce sont les supposés éducateurs qui savent, semble-t-il, quel est ce bon âge), et surtout que la sexualité ne doit pas occuper une place « trop » importante dans l’existence individuelle. La pornographie devient ainsi le « bouc émissaire » de cette supposée « hypersexualisation » qui dessine en creux l’idéal d’une subordination de la sexualité à la dimension affective des relations : la norme sous-jacente, c’est bien sûr que la sexualité ne doit pas se vivre sans amour, sans sentiment, sans une affectivité plus ou moins durable (amour rimant encore avec toujours…). Toute une série de comportements ou de situations illustrées par la pornographie — sexualité de groupe, jeux de domination, pratiques bizarres ou perverses, inégalités de toute sortes, par exemple d’âge, entre les partenaires, rencontres éphémères ou ponctuelles… — apparaissent en revanche comme des « excès » qui menacent une relation idéalement « équilibrée ».
D’autres ont déjà dénoncé cette vision complètement stéréotypée de la pornographie dont l’extrême diversité est réduite par cette éducatrice au supposé cliché de « l’homme fort, puissant, performant et de la femme sexy et soumise ». La normalisation des comportements, sous-jacente à « l’éducation sexuelle », visant en particulier des pratiques perçues comme « perverses », a également fait l’objet, il y a près de quarante ans déjà, d’une critique cinglante d’une féministe comme Xavière Gauthier (Dire nos sexualités, Galilée, 1976) qui mettait au contraire l’accent sur la singularité individuelle des fantasmes, irréductible à toute « normalité » supposée [1]. Mais j’entends surtout remettre en question l’idée que la pornographie serait une « fiction » et affirmer qu’elle contient au contraire une vérité essentielle dont toute « éducation sexuelle » devrait tenir compte.
Il est en effet absurde de parler de « fiction » alors que la pornographie dans nombre de ses formes [2] — par exemple le « gonzo » ou les films amateurs ou pseudo-amateurs — a pratiquement éliminé tout élément narratif, se contentant d’aligner des séquences d’une sexualité brute, réduite à une pure gestualité, sans aucune histoire ni récit. Et les gestes mis en scène ne sont pas « feints », ne résultent d’aucun trucage et peuvent même être considérés dans certains cas comme de véritables performances corporelles. Quoi qu’on pense de telles pratiques, les éjaculations faciales (avec des formes extrêmes comme le bukkake), les doubles pénétrations, les ligotages plus ou moins raffinés du bondage sont « vrais », non simulés, même s’il y a souvent des effets de montage, et que les attitudes, positions et paroles sont très généralement commandées par un réalisateur. Personne ne peut croire que ces actions sont spontanées ou « prises sur le vif », mais l’ensemble de la mise en scène pornographique n’est pas plus artificiel qu’une compétition sportive de gymnastique ou de plongeon, un numéro de music-hall ou même un spectacle de danse contemporaine que personne ne définira comme une « fiction ».
Il s’agit bien plutôt là de « performances » — artistiques, sportives ou sexuelles —, et l’on ne peut parler de « fiction » que si l’on pense que la pornographie est ou qu’elle prétend être une représentation de la sexualité « générale », et qu’elle donnerait ainsi une « image » — évidemment fausse — des pratiques sexuelles « courantes » (qui restent bien sûr à définir)… Or il est peu vraisemblable que les consommateurs ou consommatrices de pornographie estiment que ces images sont représentatives d’une « réalité » beaucoup plus large, d’une sexualité qui serait partagée par un grand nombre d’individus et qu’on pourrait même considérer d’une manière ou d’une autre comme une « norme » généralement reconnue. Si certaines personnes sont attirées par la pornographie, on peut en effet supposer que c’est précisément parce qu’elle s’éloigne de leur propre « réalité » sexuelle, qu’elle offre un « piment » d’étrangeté, d’excès, de transgression, d’inédit par rapport à leur propre quotidien (que l’on ne réduira pas cependant au cliché d’une supposée misère sexuelle dont la pornographie serait alors seulement le pauvre palliatif). D’autres indices suggèrent également que c’est le caractère exceptionnel de la pornographie qui explique au moins en partie l’attrait qu’elle exerce (et non au contraire son supposé caractère représentatif d’une sexualité générale) : c’est le cas en particulier des « stars » du porno, souvent inconnues du grand public mais dont les noms circulent sur Internet et qui sont appréciées par leurs admirateurs comme des personnes singulières que ce soit pour leur séduction physique ou pour la qualité de leurs performances (ou pour toute autre raison particulière). Ces acteurs ou actrices sont bien vus comme des personnes singulières, évidemment différentes sinon supérieures en certains points aux gens ordinaires.
Ainsi, la pornographie est très généralement perçue comme un univers séparé, exceptionnel à bien des égards, à distance du monde commun, sans doute artificiel, mais qui ne prétend pas représenter une autre réalité qu’elle-même, celle saisie au moment du tournage ou de la prise photographique. S’il est ainsi absurde de parler de fiction et donc d’un mensonge en ce domaine, il peut en revanche paraître beaucoup plus hasardeux de parler d’une vérité ou d’une forme de vérité de la pornographie comme on l’a énoncé précédemment. Un exemple simple permettra pourtant d’éclairer facilement ce point.
La pornographie gay constitue un secteur très important et relativement circonscrit dans ce champ de production (même s’il existe quelques zones de recouvrement avec les productions « hétérosexuelles »). Si ces films, images ou vidéos résultent, comme l’ensemble de la production pornographique, d’une mise en scène largement artificielle, que les faits et gestes représentés sont sans doute relativement rares sinon exceptionnels et qu’ils ne reflètent nullement la réalité habituelle ou quotidienne de la majorité des gays (même si l’on insistera encore une fois sur la difficulté à définir de façon exacte ce que serait cette réalité), personne ne prétendra que l’homosexualité ainsi illustrée est essentiellement un « stéréotype », et que le désir homosexuel en particulier est une fiction : le partage entre pornographie gay et pornographie hétérosexuelle correspond évidemment à des orientations sexuelles différentes, très profondément ancrées chez les individus, et la « vérité » de la pornographie gay (ou au contraire hétérosexuelle) réside évidemment dans ce désir et plus spécifiquement dans l’orientation de ce désir qu’elle illustre et qui est partagé par ses consommateurs éventuels. Dans cette perspective, prétendre que la pornographie est essentiellement une fiction revient à nier la vérité mais aussi la diversité des désirs mis en scène et mis en jeu dans ce genre de représentations.
Il est évident (sauf pour certains homophobes…) qu’aucun homosexuel ne changera d’orientation sexuelle sous prétexte que les films gays seraient fondamentalement une fiction. Mais cette affirmation vaut pour tous les désirs représentés dans tous les genres pornographiques : non seulement la fellation vue à l’écran est réelle — c’est le pacte d’authenticité fondamentale de la pornographie à l’ère photographique —, mais elle traduit un désir qui est partagé aussi bien par les personnes mises en scène que par celles regardant cette scène. Ce désir est sans doute divers, de nature et d’intensité variables chez les unes et chez les autres, mais lui seul explique la participation subjective à ce spectacle aussi bien du côté des acteurs [3] que des spectateurs. Lorsqu’on voit sur un site web des hommes soumis, attachés, bâillonnés et sodomisés par des maîtresses armées d’un gode-ceinture, personne ne doute qu’il s’agit d’une pratique rare (?), « extrême », fruit d’une mise en scène plus ou moins appuyée, avec peut-être même une part de simulation (par exemple des cris de souffrance), mais l’on ne considérera évidemment pas qu’il s’agit là d’une « fiction », ni que les désirs ainsi illustrés seraient faux ou mensongers comme des stéréotypes.
Ce qui gêne alors l’éducatrice à la santé ci-dessus, ce n’est pas que la pornographie soit une fiction, mais bien que certaines formes de désir illustrées par la pornographie contreviennent à ses propres normes et valeurs. C’est le cas, on le devine, pour la dissociation pratiquement constante en ce domaine entre la sexualité et l’amour : pour cette éducatrice comme pour d’autres sans doute, il ne convient pas de faire l’amour « si vite, si tôt », le premier soir, à la première rencontre… C’est sans doute également le cas des jeux de domination sexuelle où des femmes apparaissent en position dominée (je suppose que cette éducatrice laissera le libre choix de leurs fantasmes aux « esclaves » mâles…). Même s’il n’y a pas de statistiques en ce domaine, il est assez évident que ces situations (où les femmes sont dominées) sont plus fréquentes dans les réalisations pornographiques que les situations inverses : non seulement les jeux de domination peuvent déplaire à certains, mais le fait que ce soient les femmes qui y soient le plus fréquemment dans des rôles de soumission peut heurter les convictions égalitaires de beaucoup de personnes (hommes ou femmes d’ailleurs).
On ne parle ici que de relations entre adultes consentants, et personne bien sûr n’est obligé ni de goûter ni de participer à de tels jeux, mais les désirs qui s’expriment à travers ces jeux et qui sont représentés par de nombreuses productions pornographiques ne relèvent pas de la fiction et sont bien « réels ». Il serait alors absurde dans une perspective éducative de nier leur réalité, d’en dénoncer le caractère illusoire, ou de vouloir les « redresser » et les rendre conformes à l’on ne sait quelle norme supérieure (de la même façon qu’à une certaine époque on a voulu « guérir » les homosexuels de leurs supposés « penchants » [4] ). Il s’agit bien plutôt d’en prendre conscience, de les assumer, d’apprendre éventuellement à les gérer en particulier dans une relation amoureuse, érotique ou sexuelle qui encore une fois suppose le consentement des différents partenaires. Mais nier l’existence de tels désirs, les traiter comme une pure « fiction », les soumettre à un processus vague mais contraignant de normalisation visant à en effacer la dimension excessive, les aspects plus ou moins transgressifs, les formes extrêmes ou bizarres, conduit inévitablement aux mensonges et aux différente formes de refoulement.
Cela vaut pour les jeux de domination mais également pour toutes les autres situations illustrées par l’extrême diversité des productions pornographiques. Reconnaître la vérité (et la variété) des désirs qui s’expriment à travers ces productions ne signifie évidemment pas que ces désirs trouveront facilement à s’accomplir dans une relation individuelle ni qu’ils soient réalisables en d’autres lieux ni avec n’importe quels partenaires. La pornographie elle-même peut alors être une manière d’assumer et de gérer de tels désirs qui ne dépasseront pas alors le cadre d’une consommation voyeuriste.
Il est clair aussi que de nombreuses formes de désir ne trouvent pas à s’exprimer dans les productions pornographiques et leur sont même contradictoires (il suffit de penser à la sentimentalité que révèle la littérature « à l’eau de rose » qu’il serait également absurde de réduire à une pure « fiction » sans en comprendre la vérité profonde), mais il faut prendre en considération la variété et la réalité de ces désirs dans le cadre d’une éventuelle « éducation » qui ne soit pas simplement une entreprise de normalisation.
1. Pour éviter toute ambiguïté, je préciserai que les seules normes admissibles en matière de sexualité sont à mon estime celles de la loi condamnant en Occident les violences infligées à autrui (sans son consentement) ainsi que la pédophilie. La « normalisation » que vise l’éducation sexuelle (ou une certaine éducation sexuelle) concerne en revanche des comportements licites (au regard de la loi) mais que certains éducateurs estiment condamnables pour des raisons essentiellement morales.
2. Bien entendu, on trouve des films pornographiques avec une dimension narrative plus ou moins développée, mais ces éléments narratifs se caractérisent le plus souvent par leur manque de réalisme, le caractère artificiel et invraisemblable de la fiction étant alors très généralement souligné, et il faudrait être bien naïf pour croire que les situations mises en scène reflètent une quelconque réalité. Mais il est clair aussi que ces aspects narratifs ne retiennent que faiblement l’intérêt des spectateurs qui attendent évidemment autre chose, à savoir la représentation d’actes sexuels non « simulés ».
3. Les contempteurs de la pornographie affirment souvent que les actrices ne tourneraient ce genre de films que pour des raisons financières et qu’elles seraient donc essentiellement dans la simulation ; en revanche, il ne semble y avoir aucun doute sur l’authenticité du désir des acteurs masculins et de la jouissance qui accompagne leurs éjaculations spectaculaires (même si l’on sait aussi que beaucoup recourent à des produits comme le Viagra®…). Encore une fois, il ne s’agit pas ici de prétendre que les performances représentées ne sont pas largement « travaillées » et mises en scène de façon plus ou moins artificielle, mais il serait tout aussi absurde de prétendre que seules des contraintes externes (l’argent ou pire la violence) expliqueraient l’engagement des actrices dans ce type d’activités, et que leur participation subjective (comme celles des acteurs d’ailleurs) serait de nature fondamentalement différente de celle par exemples des sportifs en compétition (d’amateurs ou de professionnels).
4. Il est aussi absurde de penser que la vision d’images pornographiques gay pourrait transformer un hétérosexuel en homosexuel que de croire que des images de femmes soumises vont installer chez des jeunes gens des tendances profondes à la domination ou à la soumission. C’est la préexistence de ces tendances qui explique au contraire la consultation éventuelle de ce genre d’images.
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