lundi 28 février 2022

Théorie de bistrot…

Taille originale : 21 x 29,7 cm

Il n’était pas (encore) saoul, seulement dans cet état où l’alcool, sans entamer la lucidité, libère l’esprit de sa retenue comme du souci des possibles réactions de son interlocuteur, et en particulier du fait que celui-ci se fiche peut-être complètement de ce qu’on est susceptible de lui raconter. Heureusement, j’étais encore capable de l’écouter et surtout de retenir l’essentiel de ses propos.

— Pour moi, il y a deux types de mecs avec deux types de sexualité, tu vois.

Je ne voyais rien, mais j’écoutais vaguement, m’attendant à un défilé de clichés et de lieux communs, sur les hommes, les femmes et l’humanité en général (et peut-être la bestialité s’il comptait m’entretenir de sexualité toujours plus ou moins animale).

— Ce n’est pas une question de personnalité ou de nature intime. Enfin si, mais ça s’explique pour moi par des parcours personnels différents. À l’adolescence, les gars, ils ne pensent qu’à baiser.
— À l’exception de cette nouvelle espèce en voie d’apparition, tu sais… les asexuels…
— Oui, on m’a informé… Enfin bon. Parlons d’une supposée majorité qui n’existe peut-être pas. Tu m’embrouilles. Imagine une situation type : le gars veut baiser ; au minimum à l’adolescence, il veut embrasser, il veut s’enfoncer, plonger sa bite dans une chatte ou dans une bouche complaisante… Tout ce qu’il attend pour la première fois, c’est une fille qui accepte ça, qui l’accueille entre ses bras, entre ses cuisses…
— Je vois, oui…
— Mais il faut imaginer l’autre côté, le côté de la fille. Suppose qu’elle aussi, c’est sa première fois. Elle, elle attend. Elle attend de voir.
— C’est un peu conventionnel. Pourquoi elle, elle n’aurait pas aussi envie ? Pour quoi elle attendrait passivement ? C’est vieux jeu, non ?
— Oui, bon, c’est conventionnel, mais convenu ne veut pas dire faux. Je parle d’une situation type avec plein d’exceptions possibles. Ou de nuances. Évidemment, il n’y a sans doute plus la peur de la grossesse non désirée… mais il y a d’autres mots, d’autres représentations qui sont toujours là, toujours prégnantes. Défloration, pénétration… Elle s’attend à être pénétrée. Défoncée. Elle a dû entendre ça : « je vais te défoncer ». Même si elle sait que c’est excessif, l’image est là. Elle va attendre, elle va s’attendre à quoi ? au pire ? au meilleur ? Ça dépend des mecs, paraît-il… s’ils savent s’y prendre ou pas. Tu comprends pourquoi elles commencent par la fellation…
— Non, pas vraiment…
— Parce qu’elles ont le sentiment de contrôler la situation. Là, elles goûtent à la chose, mais c’est elles qui mènent le jeu.
— Expression un peu malheureuse…
— Quoi ?
— Goûter…
— Bof ! J’imagine juste une situation type : le gars qui veut embrasser, qui veut baiser, et la fille en attente, disponible mais en attente… Ça peut bien se passer. Le type aura l’impression d’avoir atteint son but, embrasser, baiser en se disant que la fille y a trouvé son compte. Elle aura pu lui montrer des signes d’excitation, ou même de plaisir, mais tout ce qu’il pourra lui demander, c’est : ça t’a plu ? Et après ça, il se conduira toujours comme un bourrin. Peut-être pas toujours, mais généralement, par principe. C’est lui qui a envie et c’est lui qui donne du plaisir… Et s’il a bien retenu sa leçon, il se sentira obligé de « tenir » le plus longtemps possible pour que sa partenaire accède à l’orgasme.
— C’est un schéma traditionnel. Je ne vois pas ce que ça apporte…
— Attends. Imagine que le type, c’est sa première fois, mais pas la fille. Elle est plus âgée ou plus expérimentée. Elle, elle a repéré un mec, et elle a envie de lui. Ce qui va se passer, c’est que le gars va être confronté à son désir à elle, à son excitation, à ses envies. Ça peut être peu de choses : c’est elle qui le regarde, un regard tellement intense qu’il vaut signe. C’est elle qui lui propose d’aller ailleurs, dans un endroit plus tranquille. Il se dit qu’il va l’embrasser, mais c’est sa bouche à elle qui se colle presque immédiatement à la sienne. Et elle pose rapidement sa main sur le haut de sa cuisse, contre son sexe qui se met à bander. Il a des gestes maladroits mais elle n’en arrête aucun, et quand il met sa main sur son sein, il le sent pointer sous le tissu de la blouse… Et elle n’arrête pas de l’embrasser. Il lui fourre la langue au fond de la bouche mais elle fait pareil, elle n’arrête pas de l’embrasser et ça dure pendant des minutes et des minutes à tel point que c’est lui qui perd le souffle…
— Ça sent l’expérience vécue, cette histoire-là !
— Sans doute, sans doute ! Mais ce n’est pas ça qui importe…
— Pour un écrivain, si.
— Ce que je veux dire, c’est que lorsque ta première expérience est celle-là, de ce type-là, et bien, tu ne découvres pas seulement le plaisir partagé, mais le désir partagé… Le désir. Ça ne vient pas de toi, tu ne te contentes pas seulement de donner du plaisir (ou tu crois en donner), non, tu sens un désir qui vient vers toi, qui t’arrive sans que tu l’aies décidé, qui t’envahit même, te submerge. Et tu as envie de renouveler l’expérience. Tu as envie de sentir ce désir-là, tu as envie que l’autre te désire, de ressentir cet emportement, cette excitation qui n’est pas la tienne mais qui vient de l’autre. C’est tout à fait différent comme première expérience.
— Même si ce n’est qu’un baiser ?
— Disons une longue séance de baisers réciproques. Après, tu n’as pas seulement envie de baiser, de tirer ton coup comme on dit. Tu as envie que l’autre ait envie de toi, absolument, qu’elle manifeste qu’elle te désire autant que toi, tu peux la désirer. Tu n’es plus un bourrin.
— Et ceux que tu appelles des bourrins, ils ne peuvent pas faire cette expérience ultérieurement ? Ils sont condamnés à rester des bourrins comme tu dis ?
— Haha, oui, c’est la première expérience qui compte ! Enfin, j’en sais rien. Mais les témoignages littéraires sont à mon avis éloquents : quand les romanciers évoquent une première fois avec une femme plus expérimentée, ça marque les gars à vie, et on devine que c’est pour eux une révélation. C’est le mot : ils ne s’attendaient pas à cela, ils ne sont pas dominés, ils sont envahis par quelque chose qui ne leur appartient pas, qui vient de cette femme qui n’hésite pas, qui montre qu’elle a envie, qu’elle te désire, même si bien sûr ce n’est qu’une passade…
— Et le pauvre bourrin, qu’est-ce qu’il ressent d’après toi ?
— Au mieux, il recherche le plaisir de sa partenaire, pas son désir. Il ne cherche pas à éprouver son désir, il se contente de la faire jouir, avec d’ailleurs le soupçon qu’elle simule peut-être.
— Et au pire ?
— Il bourre, il tire son coup ! Enfin, tu vois bien. Pour moi, ce sont des expériences qui produisent des personnalités différentes. Quand tu as ressenti le désir d’une femme, c’est ça que tu cherches à retrouver ; tu ne peux pas baiser sans d’abord ressentir ça.
— C’est un peu discriminant comme théorie, non ? Méprisant même pour les bourrins dont je fais partie je suppose.
— J’en sais rien, moi.
— Une théorie assez intéressante néanmoins. Tu crois que ça concerne quelle proportion d’hommes ?
— Je ne sais pas trop.
— Et les femmes, qu’est-ce qu’elles en pensent ? Comment ça se fait que certaines sont désirantes comme tu dirais et d’autres pas ?
— Je ne sais pas. J’ai pas de théorie là-dessus. 

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