mardi 8 février 2022

Vestiges de la bête

Les mots de la (nouvelle) tribu
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Mais ça n’est pas la seule chose qui le pousse. Il y a le désir de laisser sortir la bête en lui, de libérer cette force — l’espace d’une heure, de deux heures, peu importe la durée, de donner libre cours à la nature. Il est resté marié longtemps. Il a eu des gosses. Il a été doyen de la faculté. Pendant quarante ans, il a fait ce qu’il avait à faire. Il avait du boulot, et la nature, la bête en lui, il les a remisées dans une boîte. Or voilà que cette boîte est ouverte. Le doyen, le père, le mari, l’universitaire, le lecteur de livres, le conférencier, celui qui corrigeait les devoirs, qui mettait des notes, c’est fini. Certes, à soixante et onze ans, on n’est plus la bête joyeusement assoiffée de sexe qu’on était à vingt-six. Mais il reste des vestiges de la bête, des vestiges de la nature et il renoue avec ces vestiges. Et ça le rend heureux, il est reconnaissant de cet état de fait. Il est même plus qu’heureux, il est en émoi, et le voilà lié à elle, déjà profondément lié à elle à cause de cet émoi. Ce n’est pas la famille qui lui fait cet effet — la biologie n’a que faire de lui, aujourd’hui. Ce n’est pas la famille, ni les responsabilités, ce n’est pas le devoir, ce n’est pas l’argent, ce n’est pas le partage d’une philosophie, ou l’amour de la littérature, ce n’est pas les grandes discussions sur de grandes idées. Non, ce qui le lie à elle, c’est cet émoi. Demain, il développera un cancer, et boum. Mais aujourd’hui, l’émoi est là.
Pourquoi me le raconter ? Parce que, pour qu’il puisse s’y abandonner librement, il faut que quelqu’un le sache. Il est libre de s’abandonner, me disais-je, parce qu’il n’y a pas d’enjeu. Parce qu’il n’y a pas d’avenir. Parce qu’il a soixante et onze ans, et elle trente-quatre. Il n’est pas là pour apprendre, pour faire des projets, mais pour l’aventure ; il est dans cette liaison pour la même raison qu’elle : pour le plaisir. Ces trente-sept années d’écart lui donnent beaucoup de licence. Lui, le vieillard qui connaît pour la dernière fois la charge sexuelle. Quoi de plus émouvant, pour qui que ce soit ? »

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