mercredi 15 juin 2022

Exercice de lucidité

Taille originale : deux fois 21 x 29,7 cm

On se souvient sans doute de ces propos de Karl Marx qui stigmatise cette « foule de travailleurs prétendument supérieurs — les fonctionnaires, artistes, médecins, curés, juges, avocats, etc. — qui non seulement ne sont pas productifs, mais essentiellement destructifs ». Ailleurs, il précise : « Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu’il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. (...) Dans une organisation communiste de la société, l’assujettissement de l’artiste à l’esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d’esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l’assujettissement de l’individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l’appellation reflète parfaitement l’étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n’y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. ». Et il ajoute encore : « Dans la société communiste, [...] personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la société qui [...] me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »

Quelques réflexions sommaires à ce propos.

D’abord, les artistes qui, nombreux au 20e siècle, se sont sentis solidaires — ou du moins se sont affirmés comme tels — de la classe ouvrière ont singulièrement oublié ces propos virulents de Marx les accusant d’être des parasites « destructifs » dans la mesure où ils bénéficient (ou bénéficieraient) d’une part de la plus-value extorquée aux ouvriers et aux autres travailleurs. Les artistes (du moins quand ils sont rétribués) participent effectivement d’une industrie du luxe dont profitent essentiellement les membres des classes supérieures.

Ils ont également oublié la dénonciation de la division du travail dont les artistes sont les bénéficiaires puisqu’en se consacrant à des tâches « nobles », « prétendument supérieur[e]s », ils s’épargnent des travaux beaucoup plus rudes et pourtant nécessaires comme ceux de l’agriculture ou de l’industrie. De ce point de vue, l’hypocrisie des artistes « progressistes » ou « révolutionnaires » (ou leur cécité) est sans doute largement partagée aujourd’hui par cette foule de travailleurs qui n’a cessé de croître avec le développement du secteur des services mais qui, du point de vue de Marx, serait considéré comme essentiellement « destructive »

L’utopie marxienne d’une société sans division du travail est également tombée dans les oubliettes de l’Histoire tant elle semble naïve et éloignée des réalités de la société industrielle que Marx connaissait pourtant bien. Personne n’a envie « de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de s’occuper d'élevage le soir et de s’adonner à la critique après le repas » ! À ce propos, c’est plutôt l’hypocrisie de Karl Marx lui-même qu’il faut relever ici alors qu’il s’est entièrement consacré à la rédaction de son grand œuvre de critique politique et économique, et qu’il lui paraissait manifestement plus important de rédiger le Capital que de pêcher un quelconque poisson pour se nourrir. S’il n’avait pas la sensibilité artiste manifestement, il appréciait néanmoins, comme ces « travailleurs prétendument supérieurs », la gloire qui est attachée à la production de ce que Bourdieu appellera plus tard les « biens symboliques ».

Pourtant, les peintres du dimanche se sont multipliés avec l’augmentation du temps de loisir, et, d’une certaine manière, chacun a l’occasion de « faire de la peinture » s’il en a envie (du moins dans les sociétés riches et développées). À l’autre extrême cependant, l’on trouve des artistes célèbres, sinon hyper-célébrés, dont les œuvres se vendent à des prix records. Et il ne faut pas oublier les milliers sinon les millions d’artistes (au niveau mondial) qui prétendent à un statut professionnel — ils ne veulent pas pêcher le matin ni cultiver les champs l’après-midi… — mais qui vivent en réalité dans des conditions difficiles, obligés souvent de recourir à un second métier (notamment dans l’enseignement ou dans l’animation culturelle). Le marché de l’art présente ainsi une forme particulière, en forme d’entonnoir renversé, pourrait-on dire : il y a une foule d’artistes à la base peu visibles, peu célébrés, peu rémunérés, puis des artistes de moins en moins nombreux dans les niveaux supérieurs de l’entonnoir qui ont l’occasion d’exposer dans des lieux plus ou moins prestigieux, qui bénéficient de l’attention des médias spécialisés et des instances de consécration selon l’expression de Bourdieu, qui tirent enfin des revenus plus ou moins conséquents de leur activité. S’il y a des conflits de légitimité notamment entre les nouveaux « entrants » et les artistes reconnus (souvent dénoncés comme académiques ou profiteurs du « système »), s’il y a une logique de la distinction qui pousse continuellement à remettre en cause les hiérarchies actuelles, personne — sauf le sociologue extérieur — ne conteste la logique de ce marché singulier où par ailleurs l’offre dépasse largement la demande. Le choix des acheteurs (qui ne représentent qu’une fraction de la population) se porte sur les biens « rares », c’est-à-dire qui sont déjà reconnus (ne serait-ce que par leur présence dans une galerie) et célébrés. La logique de la distinction joue également du côté de la demande et implique d’exclure les productions jugées « « sans intérêt », « médiocres », « inabouties », « quelconques »… Le marché de l’art repose donc sur une masse de « travailleurs » dont le travail pourtant est « sans valeur », ni artistique, ni financière.

Mais l’on comprend sans doute facilement pourquoi aucun artiste ne remet réellement en cause ce marché. C’est la logique de la loterie où énormément de participants acceptent d’acheter un billet même si leur chance de gagner est individuellement minime. Le prix à payer pour les artistes est certainement plus élevé (du point de vue de l’investissement humain), et c’est sans doute moins l’argent qu’ils visent d’abord que la reconnaissance des pairs ou la « gloire » auprès du public. Pour un marxiste conséquent, un tel marché est en définitive une illusion, un miroir aux alouettes, mais il n’y a sans doute pas d’artistes foncièrement marxistes… sauf peut-être les peintres du dimanche qui ont renoncé à jouer le jeu de ce supposé marché de dupes.

« Le maniérisme joue avec toutes les difficultés de la représentation picturale et cultive le raccourci. »

Pour terminer, il faut cependant relever une dernière illusion dans les propos de Karl Marx ou plutôt une tache aveugle. Il savait bien que pour écrire le Capital, il lui fallait plus que quelques heures d’après-diner. Et il savait aussi que sa Critique, loin d’être l’œuvre d’un amateur, était meilleure, plus riche, plus consistante, plus importante, plus juste que maints ouvrages de philosophie ou d’économie politique qui encombraient les étagères des bibliothèques de son temps. Mais il n’avait pas la fibre artistique, et il n’était sans doute pas capable d’apprécier ce genre de productions ni de comprendre que le chef d’œuvre est « rare » et qu’il implique un « travail » de création aussi intense que spécialisé. Comme tous les esprits « critiques », plus ou moins sociologues, il ne voyait sans doute dans les hiérarchies artistiques que des choix arbitraires, des « coups de force » symboliques destinés à masquer des intérêts beaucoup plus matériels et surtout financiers (comme le rappelle encore lourdement Bernard Lahire dans un ouvrage de près de six cents pages…).

Bien entendu, l’art moderne et surtout contemporain a fait éclater les critères d’évaluation, donnant une apparence d’arbitraire à l’ensemble du champ où se mêleraient inextricablement le snobisme, la provocation, la futilité, l’hermétisme, l’esbroufe, le subjectivisme et le n’importe quoi… Il ne s’agit pas de défendre toutes les formes de l’art actuel (ni de son marché soumis, comme on le sait bien, aux spéculations financières) mais seulement d’affirmer deux choses. L’art est aujourd’hui et depuis fort longtemps sinon depuis sa naissance un métier spécialisé qui demande du temps, du travail, de la recherche, de la réflexion, de l’habileté, des savoirs diversifiés, ces différentes compétences s’équilibrant de manière différente selon les domaines et les personnalités : la Fontaine de Duchamp ne demandait que peu de compétence technique (sinon aucune) mais une bonne connaissance de l’histoire de l’art, une intelligence subtile et pas mal d’ironie.

Par ailleurs, il existe des critères multiples et divers qui permettent l’exercice du jugement dans le domaine artistique et qui expliquent la forme même de ce marché : ce sont ces jugements multiples qui s’exercent aux différents niveaux de ce que l’on a décrit comme un entonnoir inversé (qu’on pourrait sans doute comparer à celui dont la caricature affuble traditionnellement la folie…). Ces critères sont difficilement objectivables, variables historiquement et régionalement, comportant une part irréductible de subjectivité (laquelle est elle-même soumise à toutes sortes d’influences difficilement mesurables), et les querelles seront interminables et surtout indécidables. Mais les hiérarchies existent, construites par consensus plus ou moins larges, plus ou moins éphémères, plus ou moins fragiles. Galeristes, critiques, « théoriciens », amateurs d’art, simples spectateurs d’expositions ou de musées prennent du temps pour apprécier certaines œuvres (ou réalisations ou installations ou toute autre expression artistique), ou pas, et, à moins de prétendre à une folie générale (comme s’y exerce la satire1), ces jugements ne sont pas rien, et il n’y a pas de raison de douter de leur validité, même si elle n’est évidemment pas universelle, même si l’on peut lui opposer d’autres critères d’appréciation et estimer par exemple que la Fontaine de Duchamp se résume à une provocation sans grand intérêt.

Or c’est cela qui est refusé dans l’utopie marxienne qui repose sur un idéal d’égalité radicale en toutes choses. Et il est à peu près certain que, dans cette société de peintres du dimanche ou de fin de soirée, on ne rencontrerait jamais d’artistes comparables à Giotto, au Caravage, à Claude Lorrain, à Breughel, à Manet, à Picasso, à Anish Kapoor, à Pollock ou Yan Pei-Ming. Et d’histoire de l’art, il ne serait pas question devant l’accumulation d’œuvres hétéroclites et insignifiantes.

 


1. L’on peut penser au film de Ruben Östlund, The Square, qui est une satire féroce du milieu de l’art mais qui, en tant que film, se présente lui aussi comme une œuvre d’art soumise au jugement de ses pairs et du public comme en témoigne la palme d’or obtenue en 2017 au festival de Cannes…

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