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Variantes |
« On connaît le geste scandaleux de Diogène : lorsqu’il avait besoin de satisfaire son appétit sexuel, il se soulageait lui-même, sur la place publique2. Comme beaucoup de provocations cyniques, celle-ci est à double entente. La provocation porte en effet sur le caractère public de la chose — ce qui en Grèce allait contre tous les usages ; on donnait volontiers, comme raison de ne pratiquer l’amour que la nuit, la nécessité de s’en cacher aux regards ; et dans la précaution à ne pas se laisser voir dans ce genre de rapports, on voyait le signe que la pratique des aphrodisia n’était pas quelque chose qui honorait ce qu’il y avait de plus noble en l’homme. C’est bien contre cette règle de non-publicité que Diogène adresse sa critique “gestuelle” ; Diogène Laërce rapporte en effet qu’il avait coutume “de tout faire en public, les repas et l’amour” et qu’il raisonnait ainsi : “s’il n’y a pas de mal à manger, il n’y en a pas non plus à manger en public”. Mais par ce rapprochement avec la nourriture, le geste de Diogène prend aussi une autre signification : la pratique des aphrodisia, qui ne peut être honteuse puisqu’elle est naturelle, n’est rien de plus, rien de moins que la satisfaction d’un besoin ; et tout comme le cynique cherchait la nourriture qui puisse satisfaire le plus simplement son estomac (il aurait essayé de manger de la viande crue), de même il trouvait dans la masturbation le moyen le plus direct d’apaiser son appétit ; il regrettait même qu’il n’y ait pas possibilité de donner une satisfaction aussi simple à la faim et à la soif : “Plût au ciel qu’il suffit de se frotter le ventre pour apaiser sa faim.” En cela, Diogène ne faisait que pousser à la limite un des grands préceptes de la chrēsis aphrodisiōn. Il réduisait au minimum la conduite qu’Antisthène exposait déjà dans le Banquet de Xénophon : “Suis-je sollicité, disait-il, de quelque désir amoureux, je me contente de la première venue et les femmes à qui je m’adresse me comblent de caresses, puisque personne d’autre ne consent à les approcher. Et toutes ces jouissances me paraissent si vives qu’en me livrant à chacune d’elles, je ne souhaite pas en tirer de plus vives ; je les voudrais plutôt moins vives, tellement certaines d’entre elles dépassent les bornes de l’utile.” Ce régime d’Antisthène n’est pas très éloigné dans son principe (même si les conséquences pratiques en sont très différentes) de plusieurs préceptes ou exemples que Socrate, selon Xénophon, donnait à ses disciples. Car s’il recommandait à ceux qui étaient insuffisamment armés contre les plaisirs de l’amour de fuir la vue des beaux garçons, et de s’exiler même si besoin était, il ne prescrivait pas, en tout état de cause, une abstention totale, définitive et inconditionnelle ; “l’âme” — c’est du moins ainsi que Xénophon présente la leçon socratique — “n’approuve ces plaisirs que si le besoin physique en est pressant et peut être satisfait sans dommage”.
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Paroles d’artiste |
Mais dans cet usage des aphrodisia régulé par le besoin, l’objectif n’est pas d’annuler le plaisir ; il s’agit au contraire de le maintenir et de le maintenir par le besoin qui suscite le désir ; on sait bien que le plaisir s’émousse s’il n’offre pas satisfaction à la vivacité d’un désir : “Mes amis”, dit la Vertu dans le discours de Prodicos que rapporte Socrate, “jouissent du manger et du boire avec plaisir (hēdeia… apolausis) et sans se donner de peine (apragmōn) : car ils attendent d’en sentir le désir.” Et dans une discussion avec Euthydème, Socrate rappelle que “la faim, la soif, le désir amoureux (aphrodisiōn epithumia), les veilles sont les seules causes du plaisir qu’on a à manger, à boire, à faire l’amour, à se reposer et à dormir, lorsqu’on a attendu et supporté ces besoins jusqu’à ce que la satisfaction en soit aussi agréable que possible (hōs eni hēdista)”. Mais s’il faut, par le désir, soutenir la sensation de plaisir, il ne faut pas, inversement, multiplier les désirs par des recours à des plaisirs qui ne sont pas dans la nature : c’est la fatigue, est-il dit encore dans le discours de Prodicos, et non pas l’oisiveté entretenue qui doit donner envie de dormir ; et si on peut satisfaire, quand ils se manifestent, les désirs sexuels, il ne faut pas créer des désirs qui vont au-delà des besoins. Le besoin doit servir de principe recteur dans cette stratégie dont on voit bien qu’elle ne peut jamais prendre la forme d’une codification précise ou d’une loi applicable à tous de la même façon dans toutes les circonstances. Elle permet un équilibre dans la dynamique du plaisir et du désir : elle l’empêche de “s’emballer” et de tomber dans l’excès en lui fixant comme limite interne la satisfaction d’un besoin ; et elle évite que cette force naturelle n’entre en sédition et n’usurpe une place qui n’est pas la sienne : car elle n’accorde que ce qui, nécessaire au corps, est voulu par la nature, sans rien de plus. Cette stratégie permet de conjurer l’intempérance, laquelle est en somme une conduite qui n’a pas son repère dans le besoin. »
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Le problème du fondement « Ce qu’il y a de commun entre tous les fondements, c’est d’être le premier à partir duquel il y a soit de l’être, soit du devenir, soit de la connaisance » |
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