samedi 15 février 2025

Des mouvements obscènes

Installation muséale
Taille originale : 29,7 x 42 cm & 29,7 x 21 cm

[À l’usine]

« Il partit à grandes enjambées le long d’une allée latérale. Les ouvriers en bleus de travail réagissaient à son passage comme un banc de vairons devant un gros poisson. Ils ne levaient pas les yeux et n’essayaient pas non plus d’attirer son attention, mais on percevait dans les gestes des ouvriers autour de leurs établis un net frémissement, un subtil regain d’attention et de précision tandis que le patron passait. Les contremaîtres changeaient d’attitude. Ils s’approchaient avec des sourires obséquieux lorsque Wilcox s’arrêtait pour demander ce que faisait là une caisse de pièces portant le mot “CHUTES” écrit à la craie sur le côté, ou lorsqu’il s’accroupissait près d’une machine en panne pour discuter des causes de la panne avec un mécanicien aux mains pleines de cambouis. Wilcox ne chercha pas à présenter Robyn à qui que ce soit, et pourtant elle sentait bien qu’elle était un objet de curiosité dans cet environnement. De tous les côtés, elle ne voyait que des yeux vides et vitreux qui, brusquement, se braquaient sur elle comme des appareils photographiques lorsqu’ils se rendaient compte de sa présence, et elle surprit des sourires sournois et des murmures qu’on échangeait entre voisins d’établis. Elle n’avait aucune peine à deviner le sujet de ces commentaires, étant donné les pin-up qui étaient affichées partout sur les murs et sur les piliers — des feuilles arrachées à des revues érotiques et qui représentaient des femmes nues aux lèvres luisantes, aux fesses et aux seins plantureux, faisant la moue dans des postures indécentes.
— Vous ne pourriez pas faire quelque chose à propos de ces images ? demanda-t-elle à Wilcox.
— Quelles images ? Il regarda autour de lui, manifestement surpris par la question.
— Toutes ces pin-up porno.
— Oh, ça ! On s’y fait. On ne les remarque plus au bout d’un certain temps.
C’était bien en effet ce qu’il y avait de dégradant et de déprimant dans ces images. Pas seulement la nudité des filles, ni leurs poses, mais le fait que personne ne les remarquait, sauf elle. Il avait bien fallu qu’un jour ces images éveillent de la luxure, assez en tout cas pour que quelqu’un se donne la peine de les découper et de les coller au mur ; mais, après un jour ou deux, une semaine ou deux, les images avaient cessé d’être excitantes, elles étaient devenues familières, jaunies, déchirées et pleines de taches d’huile, disparaissant presque au milieu de la crasse et des déchets qui traînaient partout dans l’usine. Ça rendait tristement dérisoire le sacrifice qu’avaient fait ces modèles de leur pudeur.
« Vous savez bien. Le porno, le vice. »
— Nous y voilà, dit Wilcox. Notre seule et unique machine CN.
— Comment dites-vous ?
— Machine à commandes numériques. Regardez à quelle vitesse elle change d’outil !
Robyn jeta un regard à travers une vitre en plexiglas et vit des objets qui se déplaçaient, entraient et sortaient, agités de brusques soubresauts, lubrifiés par des jets d’un liquide qui ressemblait à du café au lait.
— Qu’est-ce qu’elle fait ?
— Elle façonne des têtes de cylindres. C’est beau, n’est-ce pas ?
— Pas vraiment le mot que je choisirais.
Il y avait quelque chose d’étrange, de quasi obscène, aux yeux de Robyn dans ces mouvements brusques, violents et cependant contrôlés de la machine qui s’élançait et se retirait, tel un reptile d’acier en train de dévorer sa proie ou de copuler avec un partenaire passif.
— Un jour, dit Wilcox, il y aura des usines sans lumière pleines de machines comme celle-ci.
— Pourquoi sans lumière ?
— Les machines n’ont pas besoin de lumière. Les machines sont aveugles. Une fois que vous avez construit une usine totalement informatisée, vous pouvez enlever les lampes, fermer la porte et la laisser fabriquer ses moteurs, ses aspirateurs ou ce que vous voulez, toute seule dans le noir. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
Paroles d’artiste

[À l’université]

« La jeune fille, qui s’appelle Marion, en vient tout de suite au fait : “J’aurais besoin d’un délai pour vous remettre la dissertation que vous nous avez donnée.”
Robyn soupire : “Je m’y attendais.” Marion est une incorrigible retardataire, même si elle a toujours de bonnes excuses.
— Il faut que je vous dise, j’ai eu un double emploi pendant les vacances. À la Poste et aussi au pub le soir.
Marion n’a pas droit à une bourse parce que ses parents sont aisés ; mais, comme ils se sont brouillés entre eux et avec elle aussi, elle est obligée de travailler pour payer ses études universitaires, et de faire tout un tas de petits boulots à temps partiel.
— Comme tu le sais, on ne peut accorder de délais que pour des raisons médicales.
— Je peux toujours dire que j’ai eu un gros rhume à Noël.
— J’imagine que tu n’as pas de certificat médical.
— Non.
Robyn soupire de nouveau.
— Combien de temps il te faut ?
— Dix jours.
— Je te donne une semaine. Robyn ouvre un tiroir de son bureau et sort son mémorandum.
— Merci. Ça va aller mieux ce trimestre-ci. J’ai un meilleur boulot.
— Ah ?
— Moins d’heures mais mieux payées.
— Qu’est-ce que c’est comme travail ?
— Je… je suis mannequin.
Robyn s’arrête d’écrire et regarde Marion d’un air sévère : “J’espère que tu sais ce que tu fais.”
Marion a un petit rire nerveux.
— Oh, il ne s’agit pas de cela.
— De quoi ?
— Vous savez bien. Le porno, le vice.
— Encore heureux. Tu travailles pour qui alors ?
Marion baisse les yeux et rougit un peu.
— Eh ben, c’est pour de la lingerie, en fait.
Du consentement
Robyn imagine soudain à quoi doit ressembler cette fille qui se trouve là devant elle dans ses vêtements charmants et confortables, lorsqu’elle est moulée dans le latex et le nylon et attifée de tout ce falbala fétichiste : soutien-gorge, petite culotte, porte-jarretelles et bas, dont l’industrie de la lingerie se plaît à affubler le corps féminin ; elle la voit en train de se pavaner dans des défilés de mode devant des hommes lubriques et des femmes au visage sévère qui travaillent pour les grands magasins. Un sentiment de pitié et d’indignation l’envahit et elle se prend soudain à s’apitoyer sur son propre sort ; la société lui donne tout à coup l’impression d’avoir ourdi une vaste conspiration pour exploiter et opprimer les jeunes femmes comme elle. Elle éprouve une sensation d’étouffement et sent dangereusement monter les larmes dans ses glandes lacrymales. Elle se lève et serre dans ses bras Marion qui en est toute surprise.
— Je te donne deux semaines, finit-elle par dire en se rasseyant et en se mouchant.
— Oh, merci, Robyn. C’est super.
Robyn est relativement moins généreuse avec le suppliant suivant ; il s’agit d’un jeune homme qui s’est cassé la cheville en tombant de sa moto la nuit de la Saint Sylvestre. Mais, même le candidat le moins méritant obtient au moins quelques jours de délai, car Robyn a tendance à s’identifier aux étudiants et à s’opposer au système qui les juge, même si elle appartient elle-même à ce système. »
Sur grand écran

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