lundi 18 novembre 2024

Jeu de pouvoir

Un bel enculé ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Ce qui est refusé ici [par Leo Bersani], c’est l’idée répandue, théorisée et revendiquée dans la communauté SM selon laquelle il existe une discontinuité radicale et une différence de nature entre les rapports de domination (érotiques ou pas) tels qu’ils sont vécus dans la société et les rapports de pouvoir/domination tels qu’ils sont ritualisés dans une scène SM, entre les options politiques des SM et leurs comportements sexuels ; qu’il n’y a pas forcément de continuité entre les rapports de domination qu’a pu subir un sujet donné hors SM et les rapports de domination que ce même sujet vivra dans un cadre SM. La propension de Bersani à citer les adeptes du SM qui évoquent une forme de continuité en faisant référence au caractère cathartique ou thérapeutique du SM cautionne implicitement l’idée que le SM n’est rien d’autre que le sadomasochisme freudien et que c’est le SM psychique qui permet de rendre compte de l’ensemble des pratiques SM.
C’est en cet instant où s’ouvre la trappe discursive et épistémologique que le tour critique foucaldien est nécessaire. Le SM continue d’être pensé à l’aide des catégories médicales et psychiatriques datant du XIXe siècle. L’analyse de Bersani reste puissamment animée et inspirée par une nomination exogène : c’est Freud qui a accouplé les termes sadisme et masochisme… C’est Krafft-Ebing qui a créé le terme de masochisme en souvenir de Sacher-Masoch, celui de sadisme en référence à Sade. N’est-il pas temps de “traduire” sadomaso sans l’aide de Krafft-Ebing et de Freud ? Grands classificateurs devant l’éternel et dignes représentants d’un savoir/pouvoir qui sévit encore de nos jours… Ne serait-ce qu’en France où il ne se passe pas une année éditoriale sans que l’on vienne nous rabattre les oreilles avec un Sade qui n’était pas sado-maso, sadique tout au plus ?
Admiration ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm
L’utilisation de termes aussi chargés de ce que les SM ne sont pas — des sadiques, les héritiers directs de Sacher-Masoch, des femmes au top de leur masochisme séculaire — contribue à entretenir la confusion. Il y mille et une raisons dont certaines sont communes aux pédés, aux gouines, aux sado-masos, aux bisexuel(le)s, aux transsexuel(le)s et aux transgenres, aux travailleuses et aux travailleurs du sexe, aux minorités sexuelles en général, de créer son propre langage et d’opter pour l’auto-nomination de manière à se réapproprier leur site d’énonciation (que l’on ne parle plus à notre place) et une capacité de savoir (que l’on ne sache plus mieux que nous ce que nous sommes ou ce nous faisons). Nul doute qu’il serait politiquement intéressant et pertinent plus que correct de substituer au syntagme “sadomasochisme” celui de jeu de pouvoir (“power play”), de redéfinir périphrastiquement le SM comme “une forme d’érotisme fondée sur un échange consensuel de pouvoir” ainsi que le propose le collectif Corning to Power ou plus lapidairement d’y substituer une équation du type : pouvoir = confiance (“power = trust”).
À critiquer le néo-freudisme de Bersani, on se dit que Foucault avait raison de se méfier de la redoutable science discipline que reste la "psy" en général. Faut-il pour autant, si tant est que l’on ait envie de croire au potentiel subversif et/ou critique du SM, sur le plan personnel et politique, adhérer à l’utopie intellectuelle et discursive foucaldienne ? Cette dernière a ceci de post-moderne et de quelque peu téléologique, dans la formulation du moins, qu’elle appelle à la fuite hors d’un champ particulier maudit : celui de la psychologie. À cette vision un peu défensive, on peut opposer une perception plus modeste des glissements à l’intérieur des champs de savoir comme il est des glissements de terrains. Qui parle “psy” et comment. La voix de son maître dans l’article de Bersani. Mais dans les scènes SM et nombre d’articles des membres de la communauté SM ? Comment ne pas penser qu’il s’est produit une appropriation des concepts ressortissant de la psychologie au sens large tels qu’“identification”, “figure paternelle” ou “maternelle”, “famille”, “père et mère de substitution” comme le montre la terminologie de la scène daddy par exemple. Loin d’être les outils réservés des psychologues et sexologues, ces notions sont devenues les instruments favoris des SM, et l’exploration “mentale” l’un de leur jeu préféré. C’est dans cette instrumentalisation de la psy, du savoir et du pouvoir psy que l’on peut déceler un potentiel subversif, voire une stratégie d’appropriation et de résistance. À quoi bon partager les réticences de Foucault quant au discours psy à partir du moment où le site d’énonciation de celui-ci a changé : ce ne sont plus les médecins ou les psychanalystes qui formulent ou utilisent à eux seuls la psychologie ? Et si l’une des forces du SM, c’était — au jour d’aujourd’hui — son côté simili cuir et kitsch psy ? La récupération des concepts (une psycho pop sans psychotropes) et la création d’un langage relationnel et contractuel spécifique ? »
Deux morts accidentelles dans un violent incendie

mardi 12 novembre 2024

Elle l'aime parce qu'il est beau et qu'il a les jambes droites !

Cadre ancien
dimensions : hauteur : 4 190 mm ; largeur : 2 830 mm
Cadre moderne
(Taille originale : 42 x 29,7 cm)

Traduction nouvelle :

« Sur sa lyre l’aède préludait avec art à son chant : celui des amours d’Arès et d’Aphrodite au beau diadème, et comment pour la première fois ces deux-là baisèrent en secret dans la demeure d’Héphaistos ; il l’avait séduite par maints présents et par son engin bien érigé, et c’est ainsi qu’il déshonora la couche du puissant Héphaistos en la fourrant jusqu’aux couilles. Mais bientôt Hélios vint tout révéler à ce dernier ; car il les avait vus tous deux bien baiser jusqu’à l’orgasme. Dès qu’Héphaistos eut entendu ce récit qui le mit en rage, il s’en alla dans sa forge, ruminant sa vengeance. Il disposa son énorme enclume et fabriqua au marteau des liens infrangibles, inextricables, afin d’y retenir fixés cette salope et ce salopiaud. Puis quand il eut, dans sa colère contre Arès, fabriqué ce piège, il se rendit dans la chambre, où se trouvait son plumard puant le foutre et la cyprine ; autour de tous les montants du lit, il déploya son attirail de bondage ; une grande partie pendait d’en haut, du plafond ; c’était comme une fine toile d’araignée, que personne ne pouvait apercevoir, pas même l’un des dieux bienheureux, tant le piège était bien fabriqué. Quand il eut entouré de ce piège toute sa couche, il feignit de partir pour Lemnos à l’acropole bien construite, la terre qu’il préfèrait de beaucoup à toutes les autres.
Et Arès aux rênes d’or avait l’œil bien ouvert pour guetter Héphaistos, et il le vit s’éloigner, lui le glorieux artisan et le sinistre cocu. Il partit donc pour la demeure du très noble et très imbécile Héphaistos, avec l’impatient désir de s’unir à la salope au beau diadème (enfoui entre ses cuisses). Elle, qui venait de quitter son père, le fils de Cronos à la force invincible, s’était assise en arrivant. Entré dans la maison, l’amant la caressa de la main jusqu’à la faire mouiller, prit la parole et la salua de ces mots : “Viens ici, chérie, dans ce plumard ; baisons avec volupté et sans retenue ; Héphaistos n’est plus dans l’Olympe ; il vient, je crois, de partir pour Lemnos, chez les Sintiens au parler sauvage.”
Ainsi disait-il, et la déesse sentit monter le désir de s’accoupler bestialement avec lui. Tous deux allèrent donc au lit et s’enfilèrent à de multiples reprises et de multiples façons ; mais autour d’eux était déployé le réseau de cordes, artificieux ouvrage de l’ingénieux Héphaistos. Soudainement, ils se retrouvèrent coincés, ne pouvant plus remuer ni soulever leurs membres. Ils comprirent immédiatement qu’il ne leur restait plus aucun moyen de s’échapper. Et près d’eux arriva l’illustre cocu boîteux ; il était revenu sur ses pas avant d’arriver à l’île de Lemnos ; car Hélios faisait le guet et lui avait tout raconté. Il revint donc à sa demeure, le cœur affligé. Il s’arrêta au seuil de la chambre, et une sauvage colère le saisit. Il poussa un cri terrible et appela tous les dieux : “Zeus, notre père, et vous autres, dieux bienheureux et éternels, venez ici voir une chose risible et monstrueuse : parce que je suis boiteux, la fille de Zeus, Aphrodite, me couvre toujours de ridicule ; elle aime Arès, le destructeur, parce qu’il est beau, qu’il a les jambes droites, tandis que, moi, je suis infirme. Mais la faute en est à mes seuls parents, qui auraient mieux fait de ne pas me donner naissance. Venez voir comment ces deux-là sont allés baiser et forniquer dans mon propre lit, et j’enrage devant ce spectacle pornographique ! Mais je crois qu’à présent, ils ne souhaitent plus rester ainsi enlacés, avec sa bite enfoncée au plus profond de sa chatte, aussi excités soient-ils. Bientôt, ils ne voudront plus baiser ensemble ; mais mon piège, mon réseau les tiendra prisonniers, jusqu’à ce que le père de cette chienne m’ait exactement rendu tous les présents que je lui ai donnés pour sa salope de fille ; car elle peut être belle, c’est quand même une magnifique putain !”
Il éructa tout cela alors que les dieux s’assemblaient sur le seuil de bronze. Alors vint Poséidon porteur de la terre, et le très utile Hermès, et le puissant Apollon, qui écarte le malheur. Les déesses restaient chacune chez soi, par décence (on en doute…). Les dieux, dispensateurs des biens, s’arrêtèrent dans l’antichambre, et un rire inextinguible s’éleva parmi les Bienheureux, à la vue du piège de l’artificieux Héphaistos. Ils se disaient entre eux, chacun regardant son voisin : “Non ! Les mauvaises actions ne profitent pas ! Le plus lent attrape le plus prompt ; voici qu’aujourd’hui Héphaistos, ce gros lourdaud, a pris le plus rapide des dieux qui habitent l’Olympe, lui, le boiteux cocu, grâce à ses artifices ; aussi le coupable doit-il payer le prix de l’adultère.” Ainsi parlaient-ils en riant entre eux.
Le puissant Apollon, fils de Zeus, dit en aparté à Hermès : “Et toi, fils de Zeus, messager, dispensateur de biens, ne voudrais-tu pas, dusses-tu être pris au piège par de forts liens, baiser passionnément Aphrodite aux joyaux d’or et à la chatte enflammée ?” Le messager rayonnant et en érection à cette seule idée lui répondit : “Puissé-je avoir cette jouissance, puissant Apollon dont les traits portent au loin. Que des liens triples, sans fin, m’enserrent, et que vous me voyiez ainsi prisonnier, vous, tous les dieux et toutes les déesses, mais que je baise cette salope d’Aphrodite au cul en feu !” Et il éjacula sur ces paroles. »

N.d.E. : Cet épisode est considéré comme une interpolation licencieuse et vulgaire, ne faisant pas partie du texte original, et était considéré déjà comme tel à l’époque antique.
Son interprétation la plus vraisemblable est que la véritable passion érotique est réservée aux plus parfaits des dieux, Arès et Aphrodite, et que la grande majorité des humains sont, comme Héphaistos, les témoins jaloux et ridicules de telles amours.

samedi 2 novembre 2024

La pénétration dialogique

Parole d’artiste
« Au lieu de la plénitude inépuisable de l’objet lui-même, le prosateur découvre une multitude de chemins, routes, sentiers, tracés en lui par sa conscience sociale. En même temps que les contradictions internes en l’objet même, le prosateur découvre autour de lui des langages sociaux divers, cette confusion de Babel qui se manifeste autour de chaque objet ; la dialectique de l’objet s’entrelace au dialogue social autour de lui. Pour le prosateur, l’objet est le point de convergence de voix diverses, au milieu desquelles sa voix aussi doit retentir : c’est pour elle que les autres voix créent un fond indispensable, hors duquel ne sont ni saisissables, ni “résonnantes” les nuances de sa prose littéraire.
L’artiste-prosateur érige ce plurilinguisme social à l’entour de l’objet jusqu’à l’image parachevée, imprégnée par la plénitude des résonances dialogiques, artistement calculées pour toutes les voix, tous les tons essentiels de ce plurilinguisme. Mais aucun discours de la prose littéraire, — qu’il soit quotidien, rhétorique, scientifique — ne peut manquer de s’orienter dans le “déjà dit”, le “connu”, l’“opinion publique”, etc. L’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours. C’est la fixation naturelle de toute parole vivante. Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre, “étranger”, et ne peut éviter une action vive et intense avec lui. Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en question, vierge, seul Adam-le-solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui. Cela n’est pas donné au discours humain concret, historique, qui ne peut l’éviter que de façon conventionnelle et jusqu’à un certain point seulement. »
Actionnisme (pas très viennois ?)
« La parole peut être tout entière perçue objectivement (quasiment comme une chose). Telle est-elle dans la plupart des disciplines linguistiques. Dans cette parole objectivée, le sens aussi est réifié : il ne permet aucune approche dialogique, immanente à toute conception profonde et actuelle. C’est pourquoi la connaissance est ici abstraite : elle s’écarte totalement de la signification idéologique de la parole vivante, de sa vérité ou de son mensonge, de son importance ou de son insignifiance, de sa beauté ou de sa laideur. La connaissance de cette parole objectivée, réifiée, est privée de toute pénétration dialogique dans un sens connaissable, et l’on ne peut converser avec une telle parole.
Toutefois, la pénétration dialogique est obligatoire en philologie (car sans elle, aucune compréhension n’est possible : elle découvre dans la parole de nouveaux éléments (sémantiques, au sens large) qui, révélés d’abord par la voie du dialogue, se réifient par la suite. Tout progrès de la science de la parole est précédé de son “stade génial” : une relation dialogique aiguë à la parole, révélant en elle de nouveaux aspects.
« Mon corps est devenu un lieu de débat »
C’est cette approche qui s’impose, plus concrète, ne s’abstrayant pas de la signification idéologique actuelle de la parole, et alliant l’objectivité de la compréhension à sa vivacité et sa profondeur dialogiques. Dans les domaines de la poétique, de l’histoire littéraire (de l’histoire des idéologies en général), et aussi, dans une grande mesure, dans la philosophie de la parole, aucune autre approche n’est possible : dans ces domaines, le positivisme le plus aride, le plus plat, ne peut traiter la parole de façon neutre, comme une chose, et se trouve contraint ici de se référer à la parole, mais aussi de parler avec elle, afin de pénétrer dans son sens idéologique, accessible seulement à une cognition dialogique incluant tant sa valorisation que sa réponse. Les formes de transmission et d’interprétation qui réalisent cette cognition dialogique peuvent, pour peu que la cognition soit profonde et vive, se rapprocher considérablement d’une représentation littéraire bivocale de la parole d’autrui. Il faut absolument noter que le roman lui aussi inclut toujours un élément de cognition de la parole d’autrui représentée par lui. »
Peut-on y voir une mise en pratique ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Tel est le sens du thème de l’homme qui parle dans tous les domaines de l’existence courante et de la vie verbale et idéologique. D’après ce qui vient d’être dit, on peut affirmer que dans la composition de presque chaque énoncé de l’homme social, depuis la courte réplique du dialogue familier jusqu’aux grandes œuvres verbales idéologiques (littéraires, scientifiques et autres), il existe, sous une forme avouée ou cachée, une part notable de paroles notoirement “étrangères”, transmises par tel ou tel procédé. Dans le champ de quasiment chaque énoncé a lieu une interaction tendue, un conflit entre sa parole à soi et celle de “l’autre”, un processus de délimitation ou d’éclairage dialogique mutuel. Il apparaît donc que l’énoncé est un organisme beaucoup plus compliqué et dynamique qu’il n’y paraît, si l’on ne tient compte que de son orientation objectale, et de son expressivité univocale directe.
Le fait que la parole est l’un des principaux objets du discours humain, n’a pas encore été pris suffisamment en considération, ni apprécié dans sa signification radicale. La philosophie n’a pas su largement embrasser tous les phénomènes qui s’y rapportent. On n’a pas compris la spécificité de cet objet du discours, qui commande la transmission et la reproduction de l’énoncé “étranger” lui-même : on ne peut parler de celui-ci qu’avec son aide, en y intégrant, il est vrai, nos propres intentions, en l’éclairant à notre façon par le contexte. Parler de la parole comme de n’importe quel autre objet, c’est-à-dire de manière thématique, sans transmission dialogique, n’est possible que si cette parole est purement objectivée, réifiée ; on peut parler ainsi, par exemple, du mot dans la grammaire, où nous intéresse, précisément, son enveloppe réifiée, amorphe. »
Serait-ce donc un mythe ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm