jeudi 12 septembre 2024

Les dépayser de leur propre vie

Que de questions !
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm

En Grèce ancienne

« Il y a donc, dans la pensée religieuse des Grecs, comme une tension entre deux pôles, tantôt elle suppose un monde divin relativement proche des hommes, des interventions directes des dieux dans les affaires humaines, leur présence au côté des mortels, mais en contrepartie l’impossibilité de franchir les échelons entre l’homme et les dieux, d’échapper à la condition humaine. Tantôt elle admet une coupure plus nette, une distance plus grande entre les dieux et les hommes, mais en contrepartie elle ouvre la perspective d’une ascension humaine jusque vers le monde des dieux.
Douleur et extase
Polarité enfin dans le culte lui-même. D’un côté une religion civique et politique dont la fonction essentielle d’intégrer celui qui accomplit les actes religieux dans les groupes sociaux auxquels il appartient, de le qualifier comme magistrat, citoyen, père de famille, hôte, etc., et non de l’arracher à sa vie sociale pour l’élever à un plan supérieur ; dans ce contexte religieux, la piété, eusébeia, ne s’applique pas seulement aux rapports des hommes avec les dieux, elle embrasse toutes les relations sociales qu’un sujet peut avoir avec ses concitoyens, ses parents, vivants et morts, ses enfants, sa femme, ses hôtes, les étrangers, les ennemis. De l’autre côté, une religion dont la fonction est en quelque sorte inverse et qui apparaît complémentaire de la première : elle s’adresse à des dieux qui ne sont pas politiques, qui n’ont pas ou peu de temples, qui entraînent leurs fidèles loin des villes, dans la nature sauvage, et qui ont pour rôle d’arracher les individus à leurs relations sociales ordinaires, à leurs occupations habituelles, pour les dépayser de leur propre vie et comme d’eux-mêmes. Ce type de religion est spécialement l’affaire des femmes, dans la mesure où elles sont moins bien intégrées que les hommes à la cité, où elles sont précisément exclues de la vie politique. Socialement disqualifiées en tant que femmes pour participer de plain-pied avec les hommes aux affaires publiques, elles se trouvent religieusement qualifiées pour animer ces cultes qui sont d’une certaine façon le contraire de la religion officielle. Cette religiosité “mystique” si différente de la piété grecque commune, par sa recherche d’une évasion, sa culture de la folie, de la mania, sa quête d’un salut individuel, se manifeste dans des groupements sociaux qui sont, eux aussi, en marge de la cité et de ses cadres normaux : thiases, confréries, mystères, constituent des formes de groupements extérieurs à l’organisation familiale, tribale et civique. Ainsi, par une sorte de paradoxe, ces puissances de l’au-delà que les hommes ont créées, dans des conditions sociales définies, agissent en retour sur ces conditions sociales et provoquent des groupements d’un type nouveau, des formes institutionnelles originales. »

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