dimanche 24 mai 2020

Pornographie picturale

Quand l’excitation retombe après l’orgasme, le sexe n’est plus que de la chair, de la viande pour certains, même si elle n’est pas triste comme l’écrivait le poète quelque peu pédant. Pour d’aucuns, pour d’aucunes, la pornographie n’est qu’un étalage vulgaire de la chair, de corps misérables et souvent imparfaits dont la bassesse, la lourdeur même, est au plus haut point éloignée de la liberté de notre esprit.
Et c’est vrai qu’il faut un regard capable de transcender la réalité pour découvrir l’excitation pornographique, de la même manière que l’amateur d’art est capable de voir dans les pommes de Cézanne autre chose que des pommes sur une table.
Il faut ce regard-là. Rien n’est plus beau, me semble-t-il, que le visage d’une femme avec une bite en bouche regardant directement l’objectif en avalant décidément la queue qui lui est abandonnée. Ça a la beauté de ces autoportraits en contre-jour de Rembrandt jeune au regard un peu fou et exalté.
Et quand une femme s’assied au-dessus de son compagnon pour se faire enculer par sa forte bite, alors le grand écart de ses jambes qui occupent toute la largeur de l’écran, son ventre et ses seins qui montent vers le ciel comme des monts enneigés ressemblent à un paysage sublime de Jacob van Ruysdael dominé par un ciel de nuages à peine assombri, et où se dressent, attirant immanquablement le regard, un moulin hollandais, un arbre tordu au tronc blanc brisé en son sommet d’un jaune boisé ou encore une voile solitaire, dressée pourtant sans arrogance. Et le gros plan suivant qui révèlera le cercle de l’anus défoncé surmonté de la chatte aux lèvres ouvertes et humides, bien loin d’être vulgaire, ne révèle sa véritable nature qu’à l’intense curiosité qui est celle du spectateur ou de la spectatrice cherchant à pénétrer le mystère des pommes impassibles de Cézanne. C’est ce mouvement de la chair, de la bite qui pénètre l’étroitesse du trou du cul qu’a voulu saisir le peintre à travers sa toile figée. C’est ce tremblement de la touche qui vibre comme les fesses qui s’enfoncent sur la bite, qui vibre comme la chatte qu’une main caresse avec excitation et qu’admire l’amateur d’art. La pornografia è cosa mentale.
Et comment ne pas voir que l’éjaculation faciale sur un visage de femme, que d’aucuns trouvent humiliante, est semblable à une Annonciation italienne où la Vierge reçoit avec une extase contenue ce don à la fois inattendu et merveilleux au sein de ses entrailles ? Comment ne pas voir que la bite, loin d’être orgueilleuse, s’avance comme un ange, et que le foutre qui en jaillit n’est que l’incarnation de l’Esprit Saint, une colombe blanche aux ailes déployées ? Quelle femme se refuserait, si ce n’est à ce court instant de tremblement que saisit le peintre, à l’annonce d’une telle grâce ?
Il serait trop facile de comparer une scène de bukkake à une toile de Jackson Pollock couverte de giclures peintes ! Non, le bukkake est une cérémonie, pas un emportement, c’est la station du Christ couvert d’épines, car les soldats qui l’entouraient et le couvraient de quolibets se moquaient de lui en disant « Honneur à toi, roi des Juifs », mais le visage du Christ dégoulinant de sang est pourtant bien celui d’un roi, et sa douleur se confond avec une extase ! C’est le paradoxe du bukkake qui est un hommage suprêmement pervers à un visage qui s’abandonne au destin supérieur qui lui est dévolu.
Une toile de Pollock ressemble en fait à une orgie, ce sont des corps échevelés, minces ou gras, beaux ou laids, mâles, femelles ou trans ambigus, pâles ou sombres, vieux ou jeunes, repoussants parfois au milieu de vivantes séductions. Ce sont des bites et des culs, des chattes et des bouches, indistincts, sortant partiellement de l’ombre ou du cadre, des fragments luisants qui se frottent, se pénètrent, se sucent, se lèchent, s’entrechoquent, se défoncent, se caressent, s’aspirent… Les corps s’accouplent de toutes les façons, des bites dans des culs masculins, des bouches de femmes sur d’autres bouches féminines, des langues sur des glands ou au fond d’un cul et puis d’un autre, des mains qui branlent et des chattes qui s’ouvrent et dégoulinent, du sperme, de la mouille et de la salive qui se répandent indistinctement sur les ventres et les cuisses ouvertes, des poils et des cheveux pareillement répandus aux coulures expressionnistes de Pollock. C’est bien cet expressionnisme abstrait que vise la caméra au sein des corps dénudés, exposés, exhibés frontalement sur un écran plat traversé de giclures obscènes de couleurs se superposant, se traversant, se recouvrant tour à tour sur la toile étalée sous nos yeux
La pornographie dans sa forme esthétisante est, quant à elle, l’héritière du maniérisme d’un Parmesan, de cette Madone aux courbes élégantes et sensuelles, de ces mains effilées, de ce ventre nombrilesque gonflé de désir, de ces cuisses galbées qui s’avancent au bord du cadre, de ces cous tendus et recourbés pour pratiquer la fellation d’une bite absente. Ou alors ce sont les raccourcis saisissants du Tintoret, ces corps montrés en contre-plongée, ces poitrines gonflées qui se retrouvent à hauteur du sexe, ces Vénus qui paraissent suspendues en l’air de manière magique, ces mâles virils et indécemment poilus qui semblent les martyrs de leur propre jouissance au milieu d’observateurs sidérés par leur formidable érection. Et l’on retrouve là encore cette élégance française d’un Boucher qui nous découvre en un superbe aperçu triangulaire le derrière de mademoiselle O’Murphy, magnifiquement potelé comme ses cuisses, ses épaules et ses bras, juste avant qu’elle ne se fasse enculer par un léger marquis de bleu pastel vêtu.
En réaction à l’esthétisation du monde apparaissent cependant les différentes formes de réalisme, là où l’érotisme raffiné se transforme facilement en vile pornographie. L’on pense bien sûr à Courbet et à l’Origine du monde. Et il traite effectivement ses paysages de rochers comme des fentes de femme, noires et humides, et la Source de la Loue coule comme une chatte en chaleur. Pas étonnant qu’il place quelques culs bien rebondis dans ses forêts obscures comme des toisons pubiennes ! Tout le cinéma gonzo est inspiré directement de la peinture de Courbet. Il s’agit de saisir la réalité brute sans apprêt, dans l’émotion trouble et violente qu’elle suscite en nous. Ce n’est pas l’impressionnisme qui cherche à traduire une sensation visuelle, légère et heureuse. Le gonzo chez Courbet veut voir dans l’obscurité, veut exhiber des membres luisants, des chattes trempées, des pénétrations profondes sans fioritures. Il faut que ça baise et que cela nous fasse violente impression. Mais Courbet est toujours obligé d’y revenir. En peignant ses multiples versions de la Vague, c’est bien évidemment l’orgasme qu’il cherche à saisir mais je crois qu’il essaie bien plutôt de retrouver la première excitation qui l’a tellement troublé devant sa première image pornographique. C’est pour cela que le gonzo multiplie à l’envi les images brutales de sexes en jouissance dans l’espoir de retrouver cette excitation primale à jamais disparue.
Mais le grand maître du réalisme pornographique est bien sûr Manet, non pas à cause de l’Olympia ou du Déjeuner sur l’herbe (qui sont bien évidemment des œuvres pornographiques), mais à cause de ces regards de femmes adressés directement aux spectateurs ou spectatrices ou lancé vers un ailleurs à l’extérieur du cadre qui désigne ainsi leur désir patent. C’est manifeste dans son dernier chef d’œuvre, Un bar aux Folies Bergère. On a beaucoup glosé sur les erreurs apparentes de perspective, même si aujourd’hui la meilleure interprétation suggère de décaler le point de vue de la perspective à la droite du tableau qui serait coupé de façon artificielle, le regardeur devant se positionner carrément à l’extérieur du cadre, le tableau apparaissant alors à la gauche de son champ visuel. Ce dispositif compliqué, presque millimétré, est le signe que nous sommes face à une séance de bondage qui se présente, comme c’est souvent le cas, comme une cérémonie très calculée. Appuyée sur le comptoir, elle attend son maître qui est invisible comme un dieu absent. On devine cependant qu’il a une canne à la main. Elle attend donc sa bonne volonté, vaguement inquiète mais manifestement consentante. On croit qu’elle se tient droite, mais le reflet révèle bien qu’elle est déjà légèrement penchée en avant. Elle va soulever ses jupes et exhiber son cul. Va-t-il commencer par lui administrer une claque avec ses gants ? Va-t-il ensuite lui donner une correction et lui rougir les fesses avec sa badine ? Ses fesses sont similaires aux mandarines, et les bouteilles de champagne sont des godes à disposition du maître. Elle, son regard semble flotter dans le vague. C’est le regard nonchalant, vaguement mélancolique des esclaves sexuelles qui attendent qu’on décide de leur sort. Mais l’attente fait partie de la cérémonie du bondage. Il ne s’agit pas pour le maître de satisfaire brutalement ses désirs, de relever soudainement les jupes de Suzon et de l’enculer sans délai. C’est le regard même de la jeune femme qui va décider de la mise en œuvre de sa soumission. Se faire obéir n’est rien, imposer sa volonté n’est que l’exercice d’un pouvoir obtus… non, c’est le consentement de l’esclave qui est attendu par le maître engoncé dans son costume d’apparat. Et comme les mots sont facilement menteurs, c’est bien le regard seul qui va délivrer ce message, qui va lui livrer la vérité de l’âme de celle qui l’attend de l’autre côté de la table de service.
La pornographie n’a cependant pas besoin d’extrême perversion — même si c’est une tentation constante — pour retrouver le tremblement enfoui de l’excitation primale. Non, un simple geste suffit s’il est l’expression d’une âme impudique consciente d’elle-même.
Il y a une toile de James Tissot, intitulée Croquet, que l’on peut voir comme la parfaite incarnation d’une performance pornographique. Les mises en scène de Tissot (un peintre qui n’est évidemment pas révolutionnaire ni essentiel) sont souvent artificielles et presque ridiculement posées, comme c’est souvent le cas dans le cinéma pornographique. C’est ce qu’on constate d’ailleurs chez les deux jeunes filles assise et couchée à l’arrière-plan. Mais nous retiendra la grande mince à mi-plan qui se dresse debout et qui nous regarde avec aplomb avec son maillet tenu derrière son dos. Elle est à cet instant l’image d’une parfaite liberté, d’une femme qui n’obéit — même si ce n’est qu’un moment suspendu — qu’à elle-même, qu’à son inspiration insolente face au peintre qui la regarde. Elle s’arrête pour nous fixer alors qu’elle tient une bite en main, qu’elle la caresse et qu’elle la branle à sa guise avant de donner quelque coup joyeux aux deux couilles qui sont à sa disposition à ses pieds. A-t-elle castré un mâle soumis ou a-t-elle mis sa bite en cage ? Peu importe. Son corps de liane enserré dans une guêpière noire s’offre en toute impudicité à notre regard, et son geste lubrique nous ravit par son obscénité. À moins que, comme le chien à l’avant-plan, nous ne détournions le regard devant une telle obscénité. L’actrice pornographique qui nous fascine (ou l’acteur si vous préférez) est semblable à cette jeune femme à la fois libre de ses gestes et totalement impudique au moment d’accomplir l’une ou l’autre performance anale ou buccale, ou même une vigoureuse manuellisation.



Supplément d'âme


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