samedi 25 avril 2020

Le serveur pourpre

C’est à l’âge de 63 ans que Michael Douglas apprit qu’il était atteint de la maladie de Parkinson. Jusque-là, seule l’homonymie avec un acteur célèbre, fils d’un autre acteur célèbre, l’avait distingué un tant soit peu des anonymes qui l’entouraient. En même temps, cette homonymie était surtout embarrassante sinon même ridicule lors des premières rencontres où il lui fallait citer son deuxième prénom (Anthony). Il devait également subir l’humour gras des collègues qui ne manquaient pas d’ironiser sur l’image de grande séduction de son homonyme mais dont lui-même était absolument dépourvu avec son physique quelconque sinon ingrat. Et il savait bien que le nombre de ses relations féminines (successives) se chiffrait à cinq ou six maximum en comptant même quelques baisers furtivement échangés à l’adolescence.

Lorsque le diagnostic fut posé, il pensait pouvoir jouir bientôt d’une retraite méritée (selon la formule consacrée) bien que solitaire. L’ombre de la maladie planait désormais sur cet avenir qui, de toute façon, sans même cette menace, n’aurait été, il le savait, que celui d’une fin de vie désenchantée.

Survint cependant la grande pandémie qui balaya toute l’économie du pays et qui ruina les fonds de pension, notamment celui auquel Michael avait souscrit. À 66 ans, commençant à souffrir de tremblements légers, il dut se mettre à la recherche d’un emploi après avoir épuisé ses économies. Même si l’épidémie continuait à décimer les vieux, l’activité économique avait redémarré avec des soubresauts, et petit à petit commerces, restaurants, cafés et autres lieux de loisir rouvraient à vitesse réduite. Les prétentions salariales de Michael ne pouvaient qu’être extrêmement modestes. Mais heureusement, le patron d’un bar accepta de l’engager comme serveur quelques heures par jour. Il exigea cependant qu’il porte un costume, ou un semblant de costume, même si le standing du lieu n’était pas bien élevé. Mais ce costume n’était pas fourni, et Michael arriva le premier jour vêtu d’un improbable veston lie-de-vin aux revers d’un anthracite finement perlé ! Cet antique objet retrouvé au fond d’une garde-robe n’étonna que légèrement le patron qui affirma même que cela donnerait un cachet d’originalité sinon de standing à son établissement.

Les clients étaient cependant encore assez rares, ce qui permit à Michael de travailler lentement, marchant à petits pas, masquant les tremblements qui l’affectaient au côté droit. Ces clients arrivaient d’ailleurs par petits groupes, de deux, trois, quatre personnes au maximum. Mais ce jour-là, c’est une dizaine de femmes de tous âges et de tous genres, parlant haut et aux gestes larges qui s’installa autour de deux tables qu’elles avaient rapprochées. Michael prit note sur un bout de carton de la commande de multiples jus des fruits, eaux parfumées, thé vert, cocktails sans alcool et d’une bière. Il dut faire deux allers-retours au bar avec un plateau dont les verres s’entrechoquaient légèrement, mais, si le service fut lent, il était correct.

Ensuite Michael retourna s’accouder au bar en attente d’autres clients ou d’autres commandes. Il remarqua que, dans le groupe, certaines femmes avaient un fort accent étranger, français à son avis. L’une d’entre elles parlait même avec sa voisine exclusivement en français, lui sembla-t-il. Elles agitaient de nombreux papiers, qu’elles griffonnaient ou annotaient au cours de la discussion. Une seule d’entre elles avait un ordinateur portable, les autres ayant vraisemblablement renoncé à utiliser le leur de façon trop intensive à cause de la pénurie chinoise du lithium qui avait rendu (temporairement espérait-on) les batteries hors de prix. Leur humeur paraissait extrêmement changeante, parfois hilares, souvent excessivement agitées par l’énervement ou la colère.

Après une demi-heure environ, un calme relatif s’installa. Il était temps de recommander à boire. Michael prit note et revint au bar. Dans son dos, il entendit que la discussion se ranimait. Le barman avait mis un maximum de verres et de bouteilles sur le plateau que Michael emporta en le soutenant de la main gauche. Arrivé à la table, il essaya de se faufiler entre deux chaises pour commencer à servir les boissons, mais, au moment où il se penchait, la femme à sa droite fit un grand geste et cogna le coude du serveur, provoquant un renversement général du plateau. Il ne sut jamais ce qui s’était passé exactement : sa main droite avait-elle cogné le bord du plateau ? celui-ci était-il mal posé sur sa main gauche ? le choc l’avait-il à ce point surpris qu’un réflexe avait entraîné la chute des verres ? Il réussit néanmoins à rattraper le plateau, mais plusieurs verres se renversèrent sur la voisine de gauche qui poussa un grand cri. Un verre au moins se cassa sur la table. Des gestes désordonnés visèrent à mettre les feuilles étalées sur la table à l’abri de l’inondation, mais plusieurs d’entre elles glissèrent à terre.

Michael fut traité de maladroit et reçut pas mal d’injures. On lui donna même une bourrade dans le dos. Il s’efforça de réparer les dégâts, mais sa maladresse semblait à toutes particulièrement inopportune. Heureusement, le barman vint l’aider, apportant une serviette pour la femme au pantalon mouillé, ramassant les verres renversés, proposant une tournée gratuite. Le calme revint, et c’est le barman qui assura le nouveau service en tenant haut le plateau au-dessus de la tête des clientes. Michael était assis sur un tabouret à l’écart, sa main droite étant prise de tremblements irrépressibles. Son visage ridé était aussi rouge de confusion que sa veste. Son regard était obstinément baissé.

Il savait que cette maladresse allait très certainement lui coûter son poste. Il lui fallut un long moment pour retrouver son calme. Le groupe de femmes se leva et s’en alla. Il alla ramasser les verres vides. Il essuya la table, fit semblant d’épousseter les sièges. En se penchant, il remarqua une feuille qui avait glissé en-dessous de la banquette et était passée inaperçue. Il la ramassa mais le groupe était déjà loin. Il la plia et la glissa dans une poche au cas où sa propriétaire viendrait la réclamer. Mais il n’en fut rien. Michael finit sa journée en attendant le verdict du patron absent mais qui avait été certainement prévenu par le barman, déjà bien exaspéré par les lenteurs du vieil homme.

Il rentra chez lui, dans son appartement aussi vide qu’un tableau de Hopper. Sans grande qualification, il était néanmoins assez cultivé et avait une certaine prédilection pour la peinture. Il sortit le papier de sa poche et entreprit de le déchiffrer. Mais il était écrit en français, une langue dont il ne connaissait que des rudiments hérités de l’école secondaire. Et il n’avait plus d’accès à Internet pour des raisons d’économie. Il entreprit néanmoins de déchiffrer ce texte avec l’aide d’un vieux dictionnaire bilingue retrouvé au fond d’une armoire. Il lui fallut plusieurs heures pour arriver au bout. Il ne parvint pas à comprendre le sens du préambule qui lui semblait référer à une inconnue, une présidente peut-être.

Préambule

Après la grande pandémie, elle fut décidée que plus rien ne serait comme avant.

Propositions de lois

Pour mettre fin à l’oppression systémique ainsi qu’aux privilèges des blancs, hommes, cis, hétéros, bourgeois, etc., plusieurs propositions de lois et décrets sont soumises à l’approbation de l’assemblée autogestionnaire féminine, racisée, transgenre, homo, matriarcale, etc.

  • On interdira aux hommes d’entretenir des relations avec des femmes plus jeunes si la différence d’âge est de vingt ans ou plus. C’est une mesure transitoire, et, chaque année, cet écart se réduira d’un an pour parvenir à la parité parfaite. (À l’inverse, l’âge de la retraite sera progressivement retardé selon les décisions d’un gouvernement masculiniste précédent mais ce report ne n’appliquera qu’à la gente masculine.) Les couples légalement mariés avant l’entrée en vigueur de cette loi (dits « mixtes ») resteront licites, mais les épouses seront fortement encouragées à demander le divorce.
  • Une prime sera octroyée aux hommes qui entretiennent une relation stable avec une femme plus âgée.
  • Pour obtenir un consentement éclairé, l’âge des premières relations sexuelles autorisées avec un partenaire masculin pour les jeunes filles sera reporté à 16 ans puis à 18 ans, puis à 21 ans. La mesure ne s’applique pas aux relations lesbiennes.
  • Pour mettre fin à toute forme de revanche pornographique, la prise de photos ou de vidéos d’une partenaire nue sera interdite, même si elle est consentie, vu l’emprise maléfique que les pervers narcissiques peuvent exercer sur leurs partenaires féminines.
  • De manière générale, la pornographie mettant des femmes en scène sera interdite. La pornographie gay restera exceptionnellement autorisée pour autant qu’elle ne mette pas de travestis féminins en scène. La pornographie mettant en scène des femmes hétérosexuelles dominatrices ne sera pas considérée comme de la pornographie mais comme des instruments d’éducation sexuelle pour autant que n’apparaisse aucune érection masculine. Le port de cages de chasteté sera recommandé.
  • Les sports de combat seront interdits aux hommes cisgenres.
  • Les hommes surpris à consommer de la pornographie, même s’il s’agit de documents anciens, seront exhibés sur leurs différents comptes sociaux entièrement nus et soumis à des sodomies et des pénétrations diverses exercées par des exécutrices des hautes œuvres assermentées.
  • Après la tombée de la nuit, tous les hommes sortant en rue devront porter une cage de chasteté. Les zones au centre des villes, comportant cinémas, lieux culturels et de loisir, devront être déclarées non-mixtes et réservées aux femmes.
  • En rue, la distanciation sociale restera d’application en toutes circonstances pour les hommes, à l’égard des femmes mais également entre eux pour éviter tout phénomène de bande (et toute bandaison !).
  • Une profonde transformation des anciens carnavals est nécessaire : on promouvra l’exhibition grotesque et ridicule d’hommes cisgenres, blancs, flamands, sodomisés par des transgenres noires. La musique utilisée sera une version revue des Flamandes de Jacques Brel, réécrite à l’ancien genre masculin.
  • Seuls les hommes dénudés seront désormais autorisés dans les publicités. Ils devront apparaître dans des attitudes passives et des positions soumises. Au contraire des Noirs, le sexe des hommes blancs ne pourra jamais apparaître en érection et sera réduit par retouche numérique à 50% de sa taille naturelle.
  • Fellation, éjaculation faciale et toute autre pratique jugée humiliante, déshonorante ou désobligeante pour une femme (comme un analinctus adressé à un homme) devront être dénoncés comme violence systémique.
  • De la même façon que la révolution chinoise de 1912 a mis fin à la tradition barbare des pieds bandés, le port des chaussures à hauts talons et à talons aiguilles sera interdit. Seuls les transgenres pourront utiliser ces accessoires dans des exhibitions muséales.
  • Pour mettre fin au harcèlement visuel, les hommes devront adopter en toutes circonstances une attitude chaste et pudique en baissant modestement les yeux en présence des femmes.
  • L’amour est une idéologie masculiniste qui est destinée à masquer aux femmes l’oppression dont elles sont les victimes et qui vise à leur faire accepter leur propre domination : il faut donc créer une nouvelle espèce de femmes guerrières, insensibles et sans pitié pour tous les oppresseurs.
  • Les concours de beauté sont une des formes les plus archaïques de la domination masculine réduisant les femmes aux rôles d’objet décoratif : toutes les femmes sont désormais considérées comme également belles, et des concours des hommes les plus laids et les plus grotesques seront institués pour mettre à mal toute prétention masculine à juger de la beauté féminine. Toutes les figurations de Vénus seront retirées des musées d’art ancien.

Arrivé au bout de sa lecture, Michael chiffonna le papier et le jeta à la poubelle. Il ne comprenait pas s’il s’agissait d’un tract, d’un texte littéraire, d’une satire ou d’un projet politique. Mais au fond, il s’en moquait. Il était persuadé que son patron l’appellerait le lendemain matin pour lui dire de ne pas se présenter au bar. Il décongela un steak, le fit rôtir, l’accompagna de patates rissolées, d’un peu de crudités et de ketchup. Autant finir en beauté.

Au milieu du repas, il se leva et alla chercher le Colt 45 hérité de son père qu’il conservait depuis toujours sous les draps dans sa garde-robe, même s’il savait que c’était une bien mauvaise cachette. De temps à autre, il aimait le sortir ainsi, le soupeser, le manipuler, le démonter même. Il était toujours aussi admiratif devant la finesse de cet objet dont le mécanisme subtil et parfaitement ajusté était pourtant facile à comprendre pour l’observateur, contrairement à toutes les supposées merveilles de l’électronique, devenues absolument quotidiennes mais échappant irrémédiablement, comme autant de boîtes noires, à l’intelligence de leurs utilisateurs profanes. En tirant la culasse (ou glissière) dans ce geste mille fois vu au cinéma et à la télévision, l’utilisateur faisait basculer le chien (ou marteau) vers l’arrière, mais la gâchette empêchait son retour lorsque la culasse était relâchée vers l’avant. Celle-ci dans son mouvement entraînait par l’arrière la cartouche au sommet du chargeur et l’amenait dans la chambre. Ce seul mouvement exigeait en fait un ajustement extrêmement fin des différentes pièces pour que l’arme ne s’enraye pas. C’était une merveille de précision mécanique. En pressant la détente, l’utilisateur libérait alors la gâchette et le chien qui venait frapper le percuteur. C’est là que s’était manifesté le génie de Browning, l’inventeur de ce pistolet. Il s’agissait d’utiliser la force de recul générée par l’explosion de manière à recharger l’arme automatiquement, mais si la culasse avait été libre, la puissance de propulsion de la cartouche se serait effondrée. Deux tenons devaient alors servir à solidariser le canon avec la glissière qui l’enveloppait et qui assurait l’hermétisme de la chambre, le temps nécessaire à ce que la balle sorte du canon. Quand, sous la pression, la glissière commençait néanmoins à reculer en entraînant le canon, celui-ci fixé sur une biellette devait légèrement s’abaisser et les tenons se désolidariser de la glissière qui continuait son mouvement vers l’arrière en écrasant le ressort récupérateur (fixé sous le canon) et en faisant basculer le marteau, dont le retour était une nouvelle fois arrêté par la gâchette. Entretemps, la glissière dans son mouvement de recul avait retiré grâce à l’extracteur l’étui de la cartouche aussitôt éjecté (via une petite pièce — l’éjecteur donc — fixée sur la carcasse de l’arme) par la fenêtre (dite d’éjection) sur la droite de la glissière. Celle-ci revenait alors vers l’avant et entraînait dans sa course une nouvelle cartouche vers le canon. Il y avait plus d’une cinquantaine de pièces, toutes parfaitement ajustées, dans ce pistolet dont l’ensemble fonctionnait de manière souple et harmonieuse malgré le bruit de la détonation. C’était incontestablement une merveille d’inventivité mécanique. Un pur produit du génie humain.

Michael pensa qu’il pourrait faire un massacre au bar, mais ce n’était pas très satisfaisant de tuer un patron qui ne l’avait engagé que depuis un mois à peine. Et puis avec un seul chargeur, il serait loin d’atteindre les records des tueries de masse dans le pays et de mériter ainsi de faire les titres des journaux télévisés. Il pouvait éventuellement acheter une boîte de cartouches mais doutait avoir la dextérité nécessaire pour faire un grand nombre de victimes avant d’être lui-même abattu. Il était même persuadé du contraire. Il était trop vieux, il avait trop attendu. Il faut être jeune pour être un tueur de masse. Il pouvait éventuellement se rabattre sur un politicien quelconque, mais ceux-ci ne se laissaient plus si facilement approcher. Et puis c’était tout de même affreusement banal et peu enthousiasmant. Il y avait pourtant tellement de grandes gueules qu’il aurait voulu faire taire, des politiciens bien sûr, mais aussi des journalistes qui péroraient à la télévision, des intellectuels prétentieux, des spécialistes en tout genre, des sociologues, des psychologues, des sexologues, des climatologues, des criminologues, des politologues, des urologues, des néphrologues, des neurologues, tous porteurs de mauvaises nouvelles… Non, tous ceux-là ne se tairaient jamais, ils continueraient à faire un bruit assourdissant, ils continueraient à lui remplir la tête, à l’assommer de mots et d’accusations, de reproches et de certitudes, de morale et de politique, de convictions et de vérités… Ils ne se tairaient jamais… L’humanité entière se gonflait de paroles vides mais terrifiantes, de prédictions apocalyptiques, de cris d’orfraie, de discours d’effroi, de convictions amères, et tous le harcelaient, l’apostrophaient, l’injuriaient… Si, si, ils l’injuriaient, ils lui crachaient au visage, ils lui postillonnaient dessus en hurlant des gros mots… Et quand ils se calmaient, il les entendait encore marmonner à ses oreilles, murmurer dans son dos, le menacer sourdement… Il sentait la lourdeur du pistolet dans sa main, plus d’un kilo tout de même alors qu’un Glock en matériaux composites pèse 700 grammes à peine, il le pointa vers la télévision éteinte… Il aurait fallu les tuer tous… et puis il aurait fallu flinguer ce foutu virus… sans oublier son propre cerveau qui se déglinguait lentement mais inexorablement. Oui, il aurait fallu faire sauter sa propre cervelle et mettre fin à tout ça !

L’exaltation était retombée. Plus d’Internet. Il lui restait de vieux DVD pornographiques. Il y avait cette actrice très belle, adepte aussi bien de la fellation que de la sodomie ou des doubles pénétrations. Malheureusement, les mâles qui s’accouplaient avec elle paraissaient terriblement vieux et vulgaires, comme des vieux boucs choisis seulement pour la durabilité de leurs érections. L’un d’eux au visage chafouin apparaissait néanmoins dans un grand nombre de films de cette actrice, ce qui pouvait laisser supposer qu’il avait été son amant ou du moins qu’elle avait eu une prédilection pour ce misérable type. Michael fit défiler le DVD. Il ne regardait que de brèves scènes passant rapidement à la suivante. Les images n’étaient pas très nettes. Elle avait une bite en bouche. Elle regardait la caméra. Elle souriait.

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