jeudi 29 mai 2025

L'âme des animaux

Adsumptio
taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm et 29,7 x 21 cm

« Dans un avenir végétarien les gens utiliseront peut-être l’adultère comme alibi pour consommer de la viande… ils baiseront au vu et au su de tous et après ils fileront en douce dans des clandés à bœuf où on leur louera à l’heure une salle à manger privée… Comment se fait-il que je me sois mis à penser au bœuf ? »
David Lodge


Oui, je suis un assassin, un tueur en série. J’ai massacré des centaines de porcs, des milliers, des dizaines de milliers de porcs, de gros porcs gras et luisants, à la chair rose et tendre. Je les ai conduits à l’abattoir, entassés dans d’inconfortables bétaillères sur des voies incertaines et bouleversées. Et je les ai débarqués, certains mourant déjà, au milieu des cris, des coups et des injures sans qu’un seul pourtant ne se révolte en maudissant l’arrogance de ses bourreaux. On les asphyxiait d’abord au gaz carbonique, soi-disant pour que ce soit moins douloureux avant une mise à mort aussi rapide que brutale. Oui, je suis le Rudolf Höss de la race porcine. Et je les ai fait disparaître de la surface de la terre aussi sûrement qu’un bûcher funéraire ne le ferait. Je les ai mangés. Tous. Notre infâme espèce les a mangés. Inéluctablement, sans qu’un seul en réchappe. Jusqu’à faire disparaître la moelle de leur os. Même pas des cendres. Seulement de la m…

On nous a vus sur des photos de groupe, souriant dans nos uniformes blancs de bouchers, de bourreaux, entourés de nos femmes, de nos enfants, de nos complices, à quelques pas de ces lieux sanglants et de leurs armes cachées, massues, tronçonneuses, fusils, couteaux, hachoirs, scies, pistolets, broyeuses… Nous avions le triomphe souriant, le sentiment du devoir accompli, de la victoire nécessaire sur l’adversité. Mais nous étions le Mal.

Nous fûmes condamnés unanimement, cloués au pilori de l’opinion, jugés par le grand Tribunal antispéciste, même si beaucoup d’entre nous s’enfuirent vers des contrées éloignées ou se noyèrent dans la masse anonyme. Nous avons vainement invoqué le contexte de l’époque, le changement des mentalités. Nous étions des sauvages, des barbares, les membres d’une inhumanité radicale. Les condamnations furent lourdes : plusieurs mois et même plusieurs années de prison (avec sursis) pour violences mortelles envers des individus spécisés.

Mais le loup mangera toujours l’agneau, et le crocodile saisira toujours entre ses mâchoires la gazelle au bord de l’eau vaseuse. Et puis les habitudes sont trop ancrées. Comment se défaire du goût de la viande que nous conservons entre les canines et dans l’arrière-bouche ? Et puis, je me souviens de ma grand-mère qui, dans sa ferme bientôt disparue, distribuait à ses poules du grain à la volée avant d’en saisir une qui s’était approchée imprudemment et qui se retrouvait bientôt la tête sur le billot, décapitée d’un geste sec du couperet, le corps encore frémissant aussitôt plongé dans un seau pour qu’il se vide de son sang. Et, enfants, nous regardions avec étonnement cette brutale mise à mort alors que les autres poules qui ne s’étaient même pas éloignées continuaient à picorer imperturbablement les graines répandues sur le sol. Aucune, non, aucune, ne semblait effrayée par le spectacle qui venait de se dérouler sous leurs yeux, comme si la mort soudaine de leur congénère n’était rien, pas même un mot, pas même un soupçon de leur sort futur. La mort n’était qu’un bref instant de frayeur, un saisissement aussitôt oublié.

Heureusement, la Fédération des Peuples Premiers, réunissant les dix-neuf dernières peuplades de pêcheurs-chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, est venue involontairement à notre secours en invoquant non seulement leurs coutumes ancestrales mais également les conditions de leur survie, qui leur imposent de recourir à des protéines animales. Des responsables végans de haut niveau affirmèrent qu’il suffirait de ravitailler ces populations isolées avec des parachutages de haricots rouges et de lentilles corail pour assurer un apport protéinique suffisant, mais un savant calcul d’experts démontra que de telles opérations seraient négatives en termes d’équilibre carbone, en comparaison avec la consommation de quelques pécaris amazoniens ou émeus australiens (les populations pygmées ne purent défendre leur chasse traditionnelle à l’éléphant jugé trop emblématique pour la sensibilité occidentale)

En outre, les peuplades amérindiennes apportèrent des arguments antispécistes très troublants : leurs membres considéraient les animaux comme leurs égaux et ils estimaient que, sous des enveloppes corporelles légèrement différentes, les pécaris, les singes laineux et les toucans qu’ils chassaient étaient leurs beaux-frères avec qui ils communiquaient sans difficultés. Ils devaient d’ailleurs parlementer avec eux pour les amadouer et les convaincre de se laisser abattre sans rechigner pour servir ensuite de mets de qualité. Les femmes qui avaient en charge les quelques cultures considéraient de la même façon les plantes comme leurs enfants qu’elles devaient encourager et parfois sermonner pour les faire pousser droites. C’était sans doute une forme extrême d’interspécisme mais apparemment irréfutable. Aucun philosophe occidental ne parvint à démontrer l’inconsistance logique de leur système de pensée. C’étaient de fins dialecticiens capables de démonter par des arguments inattendus toute tentative pour les convaincre d’abandonner leurs coutumes carnivores.

Des rituels complexes accompagnaient cependant la consommation de viande mais aussi de végétaux, rituels destinés à compenser la dette créée par la mise à mort de l’animal dont les compagnons risquaient bien de harceler pendant la nuit l’âme des chasseurs. Cette dette ne pouvait être compensée que par un don d’une portion de légumes abandonnée au cours des repas, mais cette consommation entraînait à son tour une nouvelle dette à l’égard des sœurs de la plante qui exigeaient qu’on leur laisse quelques os ou un peu de graisse animale. Mais la compensation n’était jamais à la hauteur de la dette, car les chasseurs savaient bien que leurs prélèvements dépassaient leurs maigres contre-dons. Seule la mise à mort d’un ennemi humain abandonné ensuite aux charognards pouvait temporairement suspendre la plainte des esprits animaux ou végétaux (même si ces derniers étaient moins harassants) et permettre à l’assassin de connaître enfin quelques nuits tranquilles. Les religions étaient devenues un sujet trop sensible et il n’était pas question de remettre en cause les conceptions des peuples premiers au nom d’un rationalisme étroit ou d’un laïcisme mal compris. Une exception à l’universalisme antispéciste leur fut donc accordée.

Nos derniers représentants, qui se constituèrent alors en Fédération de communication et de consommation interspécistes, se pourvurent en appel au nom des antiques religions sacrificielles qui auraient survécu grâce à notre corporation malgré une christianisation sommaire, ainsi qu’en témoignait en particulier la tradition de l'abattage rituel romain d’un coup sur la tête avec la hache pontificale, sans souffrance animale de mauvais augure, restée traditionnellement en usage dans les abattoirs en Europe occidentale : si le sacrifice du bœuf (et du poulet) était largement attesté par les textes, celui du cochon semblait beaucoup plus hypothétique, mais la logique interspéciste voulait qu’on ne fasse pas de distinction entre ongulés paradigités. Une avocate particulièrement habile et grassement payée, Justine de La Flèche du Lou, plaida de manière exceptionnelle la liberté religieuse qui incluait des rites ancestraux intangibles et infrangibles comme l’orientation vers la Mecque, le signe de croix, la circoncision, la communion où le croyant mange le corps du Christ et boit son sang sous la forme du pain et du vin, ou encore le corps des défunts abandonné aux vautours tibétains ou même le sacrifice humain (qui a servi, rappelons-le, de justification aux Conquistadores pour massacrer et asservir le peuple aztèque). Qui sommes-nous donc, questionna-t-elle d’une voix tonitruante, pour prétendre régenter de telles pratiques au nom d’une rationalité d’essence occidentale, d’un impérialisme culturel qui a servi et sert encore à soumettre aux plus cruelles des exploitations les peuples du monde entier ? La mise à mort bouchère est bien, affirma-t-elle sans crainte ni tremblement, un rite antique païen, qui rassemblait toute la communauté villageoise autour de l’animal couronné de fleurs en hommage à son sacrifice volontaire, tel qu’il fut encore magnifié par le Bœuf écorché de Rembrandt, dont les Crucifixions ne sont que de pâles imitations christiques. Oui, le bœuf se sacrifie pour la survie de l’humanité comme le fils de Dieu s’est sacrifié pour le salut de notre âme !

La réplique de l’avocat général fut cinglante, et il se moqua cette prétendue religion, affirmant que les abattoirs ne ressemblaient en rien aux temples antiques, réservés aux seules vestales, et qu’il s’agissait seulement là des usines d’une mort industrielle. Aucune aura, aucune sacralité, aucune once de religiosité ne se trouvait en ces lieux, et les assassins tout de blanc vêtus n’étaient en rien les officiants d’un culte rendu à l’on ne sait quelle divinité, si ce n’est le veau d’or du profit !

Dans un arrêt particulièrement touffu, la juge estima que les préventions étaient effectivement établies, même si elle réduisit légèrement les peines prononcées en première instance. Mais, dans ses considérations, elle reconnut que le sacrifice du bœuf et d’autres animaux à sang chaud était une tradition religieuse respectable, même s’il n’était pas légitime de l’invoquer en cette circonstance comme l’avait démontré à l’envi l’avocat général. Étonnamment, elle précisa à quelles conditions une telle mise à mort pourrait s’inscrire dans un cadre cultuel, à savoir son caractère exceptionnel, sa solennité, le respect dû à la victime, les rites (gestes et paroles) destinés à protéger sacrifiant et sacrificateur de la souillure néfaste de la mise à mort, la présence requise — même à distance de l’espace sacré — d’une communauté de croyants, une modification des états neurologiques des principaux officiants sous la forme de transe chamanique, d’exaltation mystique, d’ivresse spirituelle, de psychopompe onirique, d’expérience psychédélique, d’extase orgasmique ou au contraire d’éveil contemplatif. La juge avait manifestement fait beaucoup de lectures en sciences religieuses et en ethnologie, et aucune de nos découpes bouchères, aussi codifiées et précises soient-elles, ne s’apparentait effectivement à un rituel religieux empreint de sacralité. Et si l’intoxication alcoolique nous était familière, elle ne nous avait jamais conduits à un état supérieur de la conscience, mais seulement à des écarts de conduite automobile.

Libres mais soumis à un opprobre général, faux aristocrates d’un ancien régime même pas promis à la lanterne, nous en étions réduits à quémander des aides sociales que nos condamnations judiciaires semblaient rendre illégitimes. Quelques jours plus tard, nous nous sommes réunis dans une brasserie en un petit groupe d’aigris pleins de colère contre ces militants qui nous avaient harcelés, et de ressentiment contre ce monde qui ne nous comprenait pas, que nous ne comprenions plus. Ce soir-là cependant, au milieu de frites grasses et d’une maigre salade, Émilien leva le lièvre à défaut de pouvoir le tirer. Les attendus de ce jugement touffu impliquaient que l’abattage rituel était bien licite dans un contexte religieux, même si les religions sacrificielles antiques étaient réputées aussi obsolètes qu’un iPhone SE (de première génération). Rien n’interdisait cependant de les faire renaître sous une forme vintage en gommant le caractère industriel de nos abattoirs et en retrouvant le savoir-faire artisanal de nos grands-parents. Bien entendu, il faudrait trouver un lieu adapté à de telles cérémonies, et Joseph proposa immédiatement la cave de sa maison récemment achetée rue Haute Porte : constituée de deux grandes salles voûtées de briques rouges, elle avait d’ailleurs servi il y a un demi-siècle environ à des réunions gauchistes puis écologistes dont il avait trouvé de multiples dépouilles, photos, tracts, mégots de haschich et touffes de cheveux frisés. C’était là qu’avaient été allumées les premières étincelles du complot qui devait nous emporter. Ce serait là que nous allumerions à notre tour les feux de nos sacrifices sanglants dont les fumées monteraient jusqu’aux narines de nos dieux ressuscités. Il faudrait cependant prévoir une bonne extraction d’air pour éviter d’attirer trop vite l’attention des voisins. Et bien entendu imaginer un petit rituel, quelques vêtements liturgiques et un cérémonial destiné à nous attirer les bonnes grâces des dieux tout en nous fournissant des arguments opposables à nos juges. Plusieurs litres de bière furent nécessaires pour peaufiner les détails de plus en plus saugrenus de ces cérémonies plus ou moins inédites. L’évocation des vestales donna immédiatement une dimension sexuelle à l’affaire. Émilien était prêt à faire l’amour à de fausses vierges grassement payées au milieu de la barbaque disposée sur un autel de marbre rose en l’honneur d’Arès (dont il ne parvenait pas cependant à retrouver le nom grec) et d’Aphrodite (qu’il aurait volontiers enculée). Clément parlait de se faire branler par de gentes dames avant de jouir dans les entrailles d’une truie à peine ouverte. L’audacieux Léonce, dont les penchants sodomites étaient de notoriété publique, voulait se satisfaire d’une carcasse fraîchement dépecée de bœuf dont il goberait le pénis tandis qu’une gente dame lui défoncerait l’anus avec un gode de cuir tanné. Je souriais à ces pâles évocations de romans anciens, tout en m’enfonçant lentement dans une sombre ivresse.

Les attendus du jugement continuaient à me turlupiner et me laissaient insatisfait, ou plus exactement j’y pressentais une conclusion non dite, non formulée mais nécessaire, à moins d’admettre une contradiction dans le raisonnement juridique. Je la devinais confusément sans parvenir à saisir le point exact où porter le coup. Puis il m’apparut et j’en fus terrifié. L’hilarité était générale, même si les rires diminuaient peu à peu, et cette ambiance détendue me permit bientôt d’exposer cette évidence : si le sacrifice était autorisé pour des motifs rituels, et s’il n’y avait plus de barrière entre les espèces humaines et animales, il devenait licite de sacrifier des individus de toute espèce pour satisfaire nos dieux. Et même si des lois anciennes condamnaient de tels gestes comme des crimes, la condamnation somme toute légère qui avait été la nôtre devait s’appliquer en toutes circonstances. Si la mise à mort de milliers de porcs s’était conclue par quelques mois de prison avec sursis, l’assassinat d’un seul homme ne pouvait pas être plus chèrement payé. On comprenait bien, ajoutai-je, pourquoi tant de défenseurs de la cause animale sont devenus de farouches partisans de la peine de mort, sinon même d’une extinction programmée de l’espèce humaine, la super-prédatrice : seule la mort de l’homme mettrait fin à la mort injuste de l’animal ! Bien entendu, le monde judiciaire était loin d’admettre des conclusions aussi audacieuses, mais c’était notre mission, terminai-je, de mettre nos juges devant leurs contradictions.

Mes compagnes et compagnons dont l’esprit était certainement plus embrumé que le mien ne voyaient cependant pas la conclusion nécessaire du raisonnement qui, loin d’être seulement le mien, avait une valeur universelle. Oui, il fallait envisager le sacrifice humain. Et effectivement, le cannibalisme en était un corollaire acceptable. Mais, objectèrent d’aucuns, comment envisager la moindre sécurité si tous nous sommes susceptibles de nous manger les uns les autres. Je fis remarquer que c’était déjà le cas parmi les espèces dites animales qui s’entredévorent sans que l’insécurité ne les empêche de continuer à vivre et à brouter quelque autre espèce animale ou végétale. En outre, il n’y avait aucune raison que les lois cessent de s’appliquer à l’ordre humain. De tels sacrifices ne seraient autorisés qu’aux croyants de notre religion plus ou moins dispersés dans le monde. Je proposai de nous mettre sous l’égide de Cronos, dieu castrateur de son propre père et dévoreur de ses propres enfants. Les militants antispécistes et autres adeptes de Gaïa ne pourraient bien sûr pas attenter à la vie, quelle que soit l’espèce en cause, ni encore moins consommer de la chair humaine ou animale.

L’ivresse facilita la progression de l’idée complaisamment exposée, puis l’élaboration de différents plans susceptibles de permettre le passage à l’acte. La création d’une association cultuelle autour du mythe de Cronos en fut la première étape : le dépôt des statuts évoquant des traditions sacrificielles antiques sans préciser explicitement leur nécessaire actualisation devait nous protéger en cas probable de poursuites judiciaires. La désignation des futures victimes comme militants antispécistes fut habilement camouflée sous la forme d’un combat d’idées : sur ce point, l’aide de notre avocate fut essentielle. Elle se proposa d’ailleurs comme administratrice de notre association.

Nous consultâmes ensuite dans le Grand Livre d’images électroniques les profils des militants de la région, ceux-là mêmes qui nous avaient livrés à la vindicte publique. Mais grande fut notre déception de constater qu’ils étaient tous minces et émaciés, nourris seulement de légumes et de fruit secs. Pas de graisse, une viande maigre, tendineuse, sans jus, dont les fibres se coincent entre les dents. De nombreuses militantes étaient visiblement anorexiques, et on n’en retirerait aucune nourriture substantielle : on ne nous tromperait pas plus sur la marchandise que Zeus ne l’avait été par cet imbécile de Prométhée ! (Nous parfaisions par ailleurs notre connaissance de la mythologie grecque pour éviter toute accusation d’artificialisme dans notre future défense religieuse.)

C’est dans un forum consacré aux luttes intersectionnelles que nous découvrîmes finalement Zénobe, un militant de la cause noire, qui avait indiqué incidemment être végétarien. Il n’était pas antispéciste — du moins, il ne se proclamait pas comme tel — mais il était jeune, bien enrobé, avec des muscles rebondis, un fessier proéminent (il avait posté des photos de lui en maillot), des cuisses musculeuses, un visage poupin. Notre choix était arrêté. Il nous parut d’ailleurs préférable d’éviter un de nos accusateurs ou accusatrices dont le sacrifice serait trop facilement apparu comme une vengeance. Un végétarien aux airs de charmant porc ibérique suffirait à assouvir notre faim. La cave fut bientôt aménagée avec un autel, un chevalet et, à son pied, un grand récipient en terre cuite, une reproduction de la peinture de Goya dissimulée derrière une tenture rouge comme un mystère sacré, et bien sûr les indispensables instruments de découpe.

Éva, notre cheffe queux, fut chargée d’approcher la proie. Comme tous les imbéciles qui dénonçaient la domination des maîtres du Réseau et du Grand Livre d’images, Zénobe y exposait largement sa vie, ses rendez-vous, ses projets, les manifestations et les concerts auxquels il voulait assister. Deux ou trois rencontres apparemment fortuites suffirent à nouer le contact : il apparut rapidement qu’il était gay, mais il appréciait les compagnies féminines qui le laissaient si facilement exprimer sa sensibilité et qui acquiesçaient en souriant silencieusement à ce qu’il disait. Il serait facile de l’attirer en un lieu inconnu mais beaucoup plus difficile de l’aveugler un bref instant avant de l’abattre : il ne fallait pas stresser l’animal avant la mise à mort qui devait être aussi brève qu’efficace. On n’allait quand même pas jouer à colin-maillard ! Clément trouva un début de solution : on annoncerait la projection d’un quelconque documentaire, on plongerait la salle dans le noir complet, mais avec des lampes infrarouges permettant à un officiant muni des lunettes adéquates de repérer sa proie et de l’étourdir rapidement avec un pistolet d’abattage.

L’élaboration des détails du scénario fut très longue, et, pendant ce temps, je m’exerçai à utiliser le pistolet — qui m’était tout à fait familier — dans les conditions inhabituelles d’une vision avec des lunettes infrarouges. Je devais bien sûr atteindre à bout touchant le front de l’animal, mais cela impliquait d’abord de sortir de ma cache, de me diriger précisément vers ma cible, de pointer l’arme vers sa tête et d’appuyer sans hésitation sur la détente. Je répétai de dizaines de fois la procédure avec des variantes. C’était la rapidité d’action qui était déterminante afin d’éviter toute panique. On envisagea que je me mette derrière Zénobe, et que je cache le pistolet et les lunettes dans un sac pour le frapper par-derrière, mais ces manipulations se révélèrent trop longues et bruyantes. En outre, il fallait prévoir une grande bassine d’eau frémissante ainsi qu’un cintre de près d’un mètre avec deux crochets, relié par une chaîne à un treuil. Le plus simple était de diviser la cave par une cloison coulissante. Éva et Zénobe devraient s’asseoir au premier rang de la supposée salle de projection, sur le côté gauche, près de la porte derrière laquelle je serais dissimulé. Cette pièce arrière serait plongée dans le noir pour que les lunettes infrarouges soient immédiatement opérationnelles. Un acolyte, Joseph, vérifierait à travers un œilleton le moment où les lumières s’éteindraient dans la salle adjacente, et me donnerait le signal du départ en ouvrant d’un geste rapide la cloison devant moi. Le déplacement et le geste technique me prendraient quatre secondes au maximum. Le seul risque était que Zénobe tourne la tête dans le noir, rendant ainsi la visée plus difficile. Mais il suffirait de lui taper sur la joue ou de grogner devant lui pour qu’instinctivement il redresse le visage.

Il restait à choisir la date, symbolique de préférence : le solstice d’hiver était heureusement proche, ce qui correspondait à l’époque des Saturnales, même si nous étions terriblement impatients et prêts déjà à brûler toutes les étapes. Rendez-vous fut pris. On trouva un titre de conférence sérieux mais suffisamment amusant pour l’attirer en nos lieux : « Les États-Unis dernier bastion du spécisme ou comment l’Amérique nous étouffe au pet de vaches ! » Léonce, le plus cultivé d’entre nous, avait rassemblé des bribes d’informations susceptibles d’alimenter une mini-conférence plus ou moins crédible qui devrait rapidement s’interrompre pour laisser place à un documentaire intitulé Les bisons, premières victimes du suprémacisme blanc. Tout en étant prémonitoire, ce titre nous rappelait ironiquement une période glorieuse de l’abattage bovin.

Le scénario se déroula à peu près comme prévu. La rencontre commença par un cocktail végane, Mouillette de rhum et de citron vert, Thé glacé de la Grande-Île, Sexe sur la plage et Cosmopolitain de canneberge. Heureusement, Zénobe n’était pas abstinent, et personne ne dut soutenir une longue conversation avec lui. J’étais déjà en position dans la pièce adjacente, et j’attendais impatiemment que les événements se précipitent. Cette attente me parut interminable. Quand Joseph me donna le signal, je glissai rapidement dans la salle plongée dans le noir où je distinguai pourtant immédiatement ma cible. Comme prévu, je pointai le pistolet au milieu du front, un peu au-dessus de ses pupilles phosphorescentes. Le coup partit et fracassa la boîte crânienne. Zénobe s’écroula en renversant sa chaise et en me donnant un violent coup de pied, sans aucun doute involontaire, dans le tibia. Lâchant immédiatement le pistolet, je le saisis par le col et le retournai sur le ventre. Je voyais suffisamment son corps affalé pour m’asseoir dessus et éviter tout mouvement involontaire de sa part avant de l’attraper par les cheveux et de lui trancher la gorge avec le couteau que j’avais glissé derrière mon dos. Même si c’était la première fois que j’opérais sur un animal humain, mon expérience était suffisamment grande pour trancher correctement les carotides. J’ordonnai qu’on rallume et j’enlevai aussitôt les lunettes de vision nocturne.

Les participants découvrirent mon costume de cérémonie entièrement rouge avec un grand tablier de cuir amarante. Trois officiantes, Sophie, Hatoumata et Thérèse, qui m’avaient suivi immédiatement, devaient m’aider dans ma tâche. Elles se montrèrent vêtues d’une chasuble et coiffées d’un calot de couleur pourpre. Des masques vénitiens à long bec crochu, tout aussi rouges, complétaient leur apparence. On avait essayé bien sûr d’éviter toute allusion à la blancheur bouchère ou chirurgienne, mais nous manquions sans doute d’inspiration : l’on ne parvient pas en quelques soirées à concurrencer les traditions costumières d’une liturgie vieille de plus d’un millénaire, et de nombreux rires plus ou moins étouffés se firent entendre. Mais le sérieux reprit rapidement le dessus, car l’ensemble de la cérémonie devait être filmée comme preuve du caractère cérémoniel du dépeçage en cours.

Il fallait à présent agir très rapidement avec mes acolytes : enlever les chaussures de Zénobe, passer les crochets à travers ses talons sous les tendons avant de remonter sa carcasse avec le treuil, laisser l’animal humain se vider de son sang dans le récipient en terre cuite (le sang servirait notamment à la confection de saucisses). Il fallut également découper ses vêtements avant de le plonger dans le grand bac d’eau presque bouillante. C’était l’étape indispensable pour enlever tous les poils et obtenir un cuir de bonne qualité. L’on passa un bon moment à gratter la peau pour un résultat propre et lisse.

Je devais ensuite retirer les intestins : avec un petit couteau, je découpai le pourtour de l’anus en évitant de percer le colon que je fis ensuite ressortir délicatement. J’enroulai une ficelle autour de cette extrémité pour éviter toute déjection polluante ultérieure. J’ai également coupé les testicules et le pénis.

L’opération la plus délicate intervenait juste après. Il s’agissait d’ouvrir la peau en la pinçant au niveau du sternum avant de remonter avec le couteau jusqu’à l’aine sans porter la moindre atteinte à l’estomac ou aux intestins. À un moment donné, la bête s’ouvre et libère les organes qui se répandent à vos pieds, de préférence dans une bassine ou un plateau. Tous ces organes peuvent être préparés et mangés sous une forme ou une autre, qu’il s’agisse des reins ou du pancréas ou même des intestins qui, bien nettoyés, servent de peau à saucisses. Ensuite, je m’employai à ouvrir le sternum et à le désolidariser des côtes pour couper la trachée puis détacher les derniers organes, cœur, poumons et foie, précieusement conservés. On découvrit de belles tranches de gras odorant et délicieux à consommer. On découpa également la peau au niveau des jambes et des avant-bras avant de tirer fortement vers le bas comme une chaussette qu’on retournerait. Mais la découpe devait se faire lentement en glissant un couteau à désosser par en dessous. Cela prit une bonne demi-heure.

Restaient les dernières étapes de la grande découpe : trancher la tête, en entaillant d’abord le pourtour du cou avec un couteau pour exposer les os, qui ont ensuite été désolidarisés avec un fendoir, découper enfin à la scie les pieds et les mains pour des préparations à la gelée. Hatoumata récupéra rapidement la tête pour en extraire la cervelle qu’elle lava soigneusement. Elle coupa également les joues puis la langue à préparer séparément. Il était temps à présent de nettoyer la carcasse à grande eau avant de la scier en deux et d’en remiser les deux moitiés au frigo. Experte dans le maniement d’une tronçonneuse, Thérèse s’acquitta facilement de sa tâche. Elle fut applaudie par l’assistance comme à une fin de concert. C’est d’ailleurs à ce moment que Clément, qui se piquait d’être amateur de musique classique, fit résonner les premières mesures d’une version enregistrée du Magnificat de Bach.

Il fallait en effet ajouter à toutes ces opérations trop profanes une once de sacralité, la marque d’un cérémonial visant moins à communiquer avec les esprits, les dieux ou l’au-delà qu’à affirmer la supériorité des prêtres, des druides, des sorciers, des mollahs, des pontifes, de tous ceux qui s’affirment les maîtres du sacré. Et nous étions les maîtres et maîtresses du sacré désormais, nous les quatre officiants réunis autour d’un autel surélevé — l’espace manquait pour une pyramide aztèque malheureusement — pourvu en son centre d’une table de cuisson au gaz avec une large poêle d’un noir brillant. Avec quelques gestes solennels et prétentieux, nous avons invité l’assemblée d’une quarantaine de fidèles à se recueillir devant la victime de notre offense et à l’implorer pour qu’elle nous pardonne ce crime nécessaire. Nous interprétâmes son silence comme un assentiment, et nous nous tournâmes ensuite vers le ciel ou du moins vers la large hotte qui surplombait la table de cuisson. Les dieux avaient hâte de goûter aux senteurs de notre offrande, eux qui n’avaient jamais été privés d’odorat à la suite d’une méchante attaque d’un virus couronné. Nous jetâmes dans la poêle chaude plusieurs morceaux de graisse que nous avions réservés et qui grésillèrent rapidement. Dans un mouvement lent et délicat, Sophie (enfin, je suppose que c’était elle, car sous les masques, il me devenait difficile de distinguer mes acolytes, mais elle était la plus grosse) déposa les deux testicules de belle dimension au centre de la poêle. Quand ils furent cuits, on les découpa en fines lamelles que l’on partagea cérémonieusement avec quelques membres de l’assistance désireux de goûter à ce plat délicat.

Cinq jours plus tard, au cours d’une nouvelle communion, l’on passa aux découpes secondaires, épaules, poitrine et longes, puis côtelettes, jambons, escalopes, filets, bardière, tout en préparant saucisses, rillettes, rognons, lard fumé ou salé, ainsi que les indispensables abats. Toutes les senteurs à nouveau appréciées des dieux l’étaient tout autant des convives impatients des joyeuses ripailles annoncées.

Les premières fois suscitent toujours un trouble, un tremblement de l’âme, une incroyable décharge émotionnelle qui se grave dans la mémoire et qu’on tente vainement d’ensuite retrouver. L’orgasme se transforme en jouissance puis en plaisir sans plus cette violence intérieure soudainement libérée. Nous sacrifiâmes une seconde victime un mois plus tard, puis une troisième, puis d’autres encore à un rythme qui s’accéléra passant de mensuel à hebdomadaire puis quotidien. Le bouche-à-oreille ou plus exactement les réseaux sociaux cryptés fonctionnèrent rapidement, et les nouveaux croyants se multiplièrent aux quatre coins du pays et même du monde. Quelques adeptes férus de statistiques affirmèrent qu’à ce rythme, nous provoquerions une lente décroissance de la population humaine et corrélativement des gaz à effets de serre : ils recommandaient dans cette perspective de privilégier les adolescents des familles les plus favorisées, grands consommateurs de produits électroniques au coût énergétique prohibitif (sans oublier l’utilisation de terres rares) et très généralement sportifs à la chair ferme mais encore bien persillée.

Bien entendu, nous savions que notre impunité n’était que temporaire et que les forces de l’ordre protectrices du bon peuple des humains sensibles et des animaux intelligents nous tomberaient bientôt dessus. C’est la disparition d’une personnalité antispéciste bien connue, Henry Chartier, qui précipita les événements : aujourd’hui encore, je ne comprends pas pourquoi on a choisi un individu aussi maigre, aussi osseux, aussi vieux même, une mauvaise carne détestable. Sa célébrité — c’était un militant, journaliste, écrivain, éditorialiste, essayiste, autant pisse-copie que pisse-vinaigre — provoqua un tel remue-ménage que les supposés fins limiers de la police nous tombèrent dessus en plein banquet. La presse, les télévisions, les réseaux sociaux avaient de quoi nourrir leur public scandalisé : maison du crime, boucherie humaine, massacres sanglants, monstres cannibales, musée des horreurs… L’horreur était sans cessé répétée : elle plaisait, elle fascinait, elle terrorisait, elle émerveillait les lecteurs incrédules, aspirant secrètement à des images vraies mais interdites, visibles seulement de façon volée sur des réseaux cryptés. Mais ces hypocrites ne jouiraient même pas des senteurs de nos agapes !

Un nouveau procès s’engagea. Cette fois, la prison à titre préventif fut longue et pénible avec des légumes bouillis et du tofu insipide. C’est fort amaigris que nous nous présentâmes au procès, neuf accusés principaux et plusieurs dizaines de complices. Notre avocate, que nous avions heureusement tenue éloignée de nos agissements, accepta notre ligne de défense sans doute inhabituelle mais dont les résultats ne pourraient pas être pires que celle invoquant la provocation, la légitime défense, l’absence de préméditation ou encore la maladie mentale. De sa belle voix de basse, Justine de La Flèche du Lou invoqua la détresse des minorités religieuses opprimées et rappela que c’était l’honneur des démocraties d’accepter des accommodements raisonnables à l’égard de croyances et de rites qui peuvent sembler irrationnels de prime abord mais qui sont profondément inscrits dans l’histoire et le cœur des humains. Et s’il fallait dénoncer l’appropriation culturelle que les coiffeurs et couturiers occidentaux exercent à l’encontre des peuples premiers, comment qualifier l’expropriation culturelle consistant à priver d’antiques nations de leurs traditions les plus sacrées ? Enfin, et ce fut sans doute l’argument écologique le plus efficace, n’était-il pas nécessaire de pratiquer un contrôle raisonné des populations humaines, en particulier des individus usant et abusant des ressources limitées de notre planète ? Après tout, il ne s’agissait que d’une ponction limitée de plus ou moins un demi pour cent par an qui permettait de réduire la pression environnementale sans nuire au bien-être du reste de la population. Son dernier argument à connotation féministe me parut plus faible : comme nous avions sacrifié un grand nombre de jeunes mâles et très peu de femelles, elle voyait dans ce choix le renversement salutaire de la chasse aux sorcières qui avait vu seulement une minorité d’hommes conduits au bûcher. La thèse fut abondamment commentée et largement disputée entre des historiennes (aucun historien n’osa s’en mêler) et certaines militantes féministes qui, après s’être assurées du respect de la parité parmi nos membres qui comptaient par ailleurs trois pour cent de transgenres, affirmèrent qu’on devait voir dans ces agissements non pas une vengeance, mais un rééquilibrage dans le crime, condamnable certes mais compréhensible.

Les répliques de l’avocat général furent une nouvelle fois cinglantes : il évoqua des castrations à vif (destinées à éviter un odeur désagréable à la viande), de pseudo-cérémonies même pas dignes des pires orgies romaines, un fatras d’idées confuses au service d’une inhumanité sectaire, des mises à mort sans soins palliatifs, une transgression générale des normes de la civilisation… Mais ses mots étaient trop anciens, et ses idées n’étaient plus dans l’air du temps. En outre, des complices avaient largement soudoyé les juges qui se rallièrent timidement à nos raisonnables accommodements tout en invoquant la jurisprudence désormais établie sur la continuité interspéciste, privant de toute exceptionnalité la mise à mort (sans souffrances excessives) des animaux humains. Seule la prévention concernant la castration à vif fut retenue.

C’était une victoire incontestable. Nos commandos pourraient bientôt se déployer dans tout le pays, saisir les derniers militants antispécistes terrorisés, les mener dans de nouveaux temples où, mis à nu avec leurs compagnons porcins, ils seraient conduits au travers de couloirs fortement grillagés vers la baignoire d’abattage.

Mais l’histoire avance d’une démarche claudicante et la voie triomphale est parsemée de nids-de-poule. Par nos discours enflammés destinés à raviver une supposée religion antique, nous avions éveillé des susceptibilités inattendues et nous nous étions attaqués à un ennemi supérieur en nombre aux ressources humaines apparemment inépuisables et à la foi inébranlable. Les affidés de l’Unique n’étaient guère opposés au sacrifice, mais ils ne pouvaient admettre des motifs religieux qu’ils qualifiaient de païens et d’hérétiques. Nul ne pouvait invoquer d’anciennes divinités maléfiques ni se livrer à des pratiques idolâtres. Nul dieu ne pouvait concurrencer l’Unique ni prétendre à des hommages que seul celui-ci pouvait recevoir. Le combat commença par des prêches enflammés. Dans les temples dédiés à l’Unique, les dénonciations des incroyants et de leur amour des richesses et de la bonne chère se firent de plus en plus virulentes. Des graffitis maladroitement orthographiés sur des temples déclenchèrent une colère noire et bientôt des protestations autour de boucheries récemment rouvertes. Les manifestations se transformèrent en combats de rues, les invectives verbales en pugilats. Les premières bombes explosèrent. Les mitraillages suivirent. Le basculement de l’opinion se produisit quand la presse rapporta un nouveau scandale, le sacrifice d’un enfant d’un couple d’antispécistes, qui avait été cuit à la broche lors d’un mariage boucher. Les détails sur la manière dont il avait été farci pour obtenir une viande moelleuse et généreuse scandalisèrent inutilement les âmes sensibles. Les affidés de l’Unique s’en donnèrent à cœur joie et dénoncèrent notre cruauté, notre barbarie et bien sûr notre hérésie criminelle. L’on essaya de démonter l’argumentation de nos adversaires, leurs évidentes confusions, leurs approximations, leurs contradictions logiques, le caractère outrancier de leurs accusations (reductio ad Hitlerum), mais le mal était fait. L’opinion publique avait abandonné tout bon sens et se ralliait à ceux qui leur promettaient le retour au calme et à la tranquillité.

La milice bouchère voulut porter le glaive dans les bastions ennemis, mais, contre toute attente, ceux-ci étaient bien défendus et lourdement armés. Les fusils de chasse, bien qu’équipés de lunettes de visée, ne pouvaient rivaliser avec les AK-47, les M-16 et même les Barrett M82 (postés en embuscade) des hordes de fanatisés. La Porsche Cayenne d’Émilien fut la première victime d’un tir de lance-roquette qui envoya mon ami rejoindre les mânes de ses ancêtres et de tous ceux dont il avait consommé par le passé la moelle des os.

La contre-offensive fut rapide même si les combats se firent quartier par quartier, boucherie par boucherie, et nous fûmes progressivement débordés. Ce fut la débandade. Plusieurs se suicidèrent plutôt que d’admettre la défaite, incapables d’imaginer une vie sous le regard de l’Unique. Beaucoup essayèrent de fuir à l’étranger, dans des pays lointains restés amis. Mais il fallait beaucoup de complicités alors que les candidats à l’exil étaient bien trop nombreux. Je me cachai à la campagne dans la résidence secondaire d’une camarade, me nourrissant seulement de champignons et de quelques légumes volés dans les jardins des environs. Lors d’une promenade en forêt, j’aperçus un lapin en lisière d’un champ, mais je fus incapable de l’attraper. Je savais que j’étais recherché, et je ne fus pas vraiment étonné quand un camion militaire s’arrêta devant la maison que j’occupais. J’avais certainement été dénoncé. Il ne servait à rien de nier mon identité alors que ma photo se trouvait encore aux quatre coins de la grande toile, ainsi que mon empreinte génétique dans un recoin moins accessible.

Le procès a été sans surprise et j’ai reconnu mon hérésie ainsi que l’ensemble des mes crimes même si j’ai plaidé non-coupable et que je ne reconnais pas la légitimité de ce tribunal de vainqueurs qui juge en fonction d’une législation postérieure aux faits qui me sont reprochés. Avant ma pendaison qui doit survenir dans les jours qui viennent, j’ai écrit cette confession pour que les générations futures connaissent mon âme véritable. C’est un portrait d’homme comme tant d’autres hommes et tant d’autres femmes, semblable aux animaux qui furent les compagnons de toute ma vie, peint d’après nature et dans toute sa vérité.

Visite muséale

Voix d’Abel

Tonnerre, quel feu ! quel feu d’enfer !
Regardez ce que mon frère allume
Pour chauffer son échine frileuse
Et cuire un gros fricot de légumes !

Je suis comme Dieu, je n’aime pas
Ce cuiseur de fève et de salade,
Quand je mâche, moi, c’est du saignant.
Je veux l’odeur et le goût du sang.

Mes dents ne sont pas pour les asperges !
Les choux, les navets, les épinards,
J’en meurs étouffé ! Je veux de la chair,
Je suis fait de sang, j’aime le sang.

Le bien rouge sang où l’esprit chante.
Mon frère Caïn, ce triste enfant,
Retourne au jus blanc des betteraves.
On le voit pâlir comme la neige.

Moi je veux la vie et ses carnages,
Et c’est par le sang que le cœur bat.
Ainsi parle Abel. Caïn jaloux,
D’un hachoir haineux lui fend la gorge.

Et lui boit tout son sang d’un seul coup.

Vision rapprochée

jeudi 22 mai 2025

L'exubérance des formes

Pigeon ne vole pas…
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7cm
« L’art préhistorique possède quelque chose qui provoque toujours chez le spectateur, spécialiste ou béotien, l’étonnement et l’interrogation. Il suscite aussi une forme d’empathie visuelle, parce qu’il émeut et parle à notre imagination. D’abord c’est le contraste entre l’ancienneté que l’on accorde à ces manifestations artistiques, totalement oubliées de l’histoire, et la maîtrise des moyens mis en œuvre par les artistes qui nous surprend. Ensuite, nous sommes souvent déroutés par la multiplicité des formes d’expression de ces images qui oscillent sans fin entre réel et irréel, concret et abstrait, visible et invisible. Enfin, ces images éveillent la curiosité et suscitent mille questions tant elles dissimulent leur intention.
Le préhistorien est le témoin privilégié de ce spectacle paradoxal dont le sens échappe tandis que forme et technique se donnent - parfois magnifiquement - à voir. Ces images, si accessibles en apparence, sont pourtant si mystérieuses. Faute d’avoir accès à leur message – codé ? -, le préhistorien doit se contenter de l’infinité et de l’exubérance de leurs formes, mais il reste un peu sur sa faim. Alors que nous consommons au quotidien, sans y réfléchir, des flots d’images désincarnées, alors que nous admirons les œuvres d’art de nos musées pour leur beauté formelle ou pour leur place dans l’histoire sans nous interroger outre mesure sur ce qu’elles signifient vraiment, nous tentons sans cesse de comprendre les motivations et la signification de l’art préhistorique car il nous apparaît comme une formidable porte ouverte sur la vie spirituelle des sociétés et des hommes de la Préhistoire. »

Coniugis aduentum praesenserat inque nitentem
Inachidos uultus mutauerat ille iuuencam ;
bos quoque formosa est. speciem Saturnia uaccae,
quamquam inuita, probat nec non, et cuius et unde
quoue sit armento, ueri quasi nescia quaerit.
Iuppiter e terra genitam mentitur, ut auctor
desinat inquiri : petit hanc Saturnia munus.
Quid faciat ? Crudele suos addicere amores,
non dare suspectum est : Pudor est, qui suadeat illinc,
hinc dissuadet Amor. Victus Pudor esset Amore,
sed leue si munus sociae generisque torique
uacca negaretur, poterat non uacca uideri !

samedi 3 mai 2025

Le sanglot du sexe

David et Goliath•e
« à quel instant comprenez-vous que vous aimez le sexe mais que vous êtes affligée par la mélancolie ? »
Taille originale = 29,7 x 21 cm

vendredi 2 mai 2025

L'a enflamé Ardent désir

Grand format
« Pour ce qu’en ce point estoye,
À mon pouoir je mettoye
Peine à me tenir jolie,
Une heure triste, autre lie,
Selon les divers assaulx
Qu’Amours livre à ses vassaulx
Or plouroie, ores chantoie.
Mes compaignes pou hantoye,
Fors Lorette qui savoit
Tout quanque mon cuer avoit.
Si n’est riens qui ne soit sceu
Au derrain et apperceu,
Et à peine, quoy que on die,
Muce amant sa maladie :
S’il est fort d’amer ataint.
Fort est qu’il ne pere au taint.
Si commença grant murmure
Du fait qui ancores dure,
Aussitost qu’à estranger
Je pris bergiere et berger
Et je me tins solitaire. »
À l’ombre
« Comme j’étais amoureuse,
Je mettais toute ma peine
À être la plus jolie.
Quoique je fusse tantôt
Triste, tantôt euphorique,
Selon les sautes d’humeur
Imposées par Amour :
Je pleurais, puis je chantais.
Je ne voyais que Lorette
Qui savait ce que j’avais
Au cœur. Mais quoi que l’on fasse,
Tout finit par se savoir,
Et un amant ne peut pas
Cacher le mal qui l’atteint :
S’il est malade d’amour,
C’est son teint qui le trahit,
On commença à parler,
Et on en parle toujours,
Dès que j’eus pris mes distances
Des bergers et des bergères