jeudi 28 mars 2024

L'emblème de la marchandisation des corps

L’excitation de la création
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« En Italie, le meurtre vend plus que le cul. Cette maxime avait changé la vie de Luana. C’était le présentateur du JT régional de Brianza où elle avait commencé sa carrière il y avait plus de vingt ans qui lui avait dit ça, commentant une affaire particulièrement glauque qui avait défrayé la chronique pendant plusieurs semaines. Luana avait archivé cette “perle” dans sa mémoire, sachant qu’elle lui serait utile un jour. Aux dires de tous ses collègues, elle avait toujours été une très mauvaise journaliste : elle ne savait pas écrire, avait une préférence pour les opinions plutôt que pour les faits, n’avait pas la patience de se documenter et de vérifier ses sources, mais elle était ambitieuse et — à l’époque— belle et provocante. Son vrai talent était la télégénie. “On dirait que tu es née pour passer à la télé”, lui disaient les directeurs d’antenne pour l’attirer dans leur lit.
Ils savaient aussi pertinemment que son ambition effrénée finirait par lui jouer des tours, mais ils se gardaient bien de le lui dire. La vanité l’avait poussée à se plier aux logiques machistes du milieu ; elle s’était bouché le nez et elle avait dit oui à toutes les personnes qui comptaient, qui l’avaient récompensée en la mettant à la tête du deuxième journal télévisé national, n’en déplaise aux féministes qui dans des lettres enflammées l’accusaient d’être devenue l’emblème de la marchandisation du corps. Quand les journaux télévisés nationaux ne lui avaient plus suffi, Luana avait fait le grand saut en prenant la direction d’un talk-show, puis elle s’était rabattue sur une émission people quand son décolleté n’avait plus fait recette et que les invitations à dîner des producteurs s’étaient raréfiées. Mais plus les années passaient, et plus les séances de maquillage pré-antenne se rallongeaient, plus il était compliqué de se maintenir au sommet, face à une concurrence jeune et acharnée, prête à tout pour quelques minutes à l’écran. Des talk-shows aux programmes les plus trash de la télé misérabiliste, le pas avait été aussi rapide qu’humiliant. Mais son déclin ne faisait que commencer : après un trop grand nombre d’interventions de chirurgie esthétique qui n’avaient pas donné les résultats escomptés, sa présence télévisée avait été avancée de manière inexorable : d’abord en fin d’après-midi, puis à la tranche d’après déjeuner, pour finir en milieu de matinée, le placard absolu pour toute présentatrice. L’étape suivante aurait été l’humiliation suprême avant le télé-achat : les émissions diffusées à l’aube. Luana n’avait aucune intention de toucher le fond.
Dérapage, délire, déséquilibre
Taille originale  2 fois 21 x 29,7 cm
Aussi avait-elle fait fi du conseil d’une collègue plus expérimentée qui, à cause d’un mauvais choix amoureux, était passée du prime de la première chaîne privée nationale au journal d’après-midi d’une chaîne lombarde. Le conseil était le suivant : “Ne te maque jamais avec un politique. Ils utilisent les gens comme des toilettes publiques.” Luana, en désespoir de cause, avait enfreint la règle d’or, plantant le dernier clou dans le cercueil de sa dignité pour se mettre en couple avec un secrétaire de parti en pleine ascension, avec ses entrées dans le milieu et de vingt ans son aîné, qui avait vu dans cette liaison une occasion de redorer son image avant les élections. L’espace d’une saison, tout s’était passé comme prévu : grâce à ce coup de projecteur, Luana avait réobtenu le prime time, enjambant les corps encore épargnés par la chirurgie des jeunes bimbos qui la croyaient finie. Mais quand son compagnon s’était retrouvé au cœur d’un “complot judiciaire” orchestré par une frange dissidente du parti et qu’il avait fait l’objet d’une enquête pour corruption et prostitution de mineures, Luana — après quelques “invitations” dans des émissions où elle avait tenté en vain de réciter la partition de la pauvre victime d’un puissant dépravé — s’était retrouvée à cinquante ans bien tassés en marge du cirque médiatique auquel elle avait sacrifié sa jeunesse, sa dignité et sa carrière. Peu à peu, même les émissions à scandale les plus vulgaires l’avaient oubliée. Elle avait essayé de se recycler en reporter, mais on lui avait ri au nez.
« Une femme surprise… »
[…]
« Par le foutre Dieu ! »
Le succès ne se mesure pas à l’argent, mais à la beauté et à la jeunesse de qui tu mets dans ton lit. Luana ne se rappelait pas qui était l’auteur de cette perle. C’était forcément un homme ; un producteur ou un directeur de chaîne quelconque qu’elle fréquentait lorsqu’elle était au faîte de sa popularité. Mais qui que ce soit, il avait parfaitement raison.
À en juger par le jeune homme endormi à côté d’elle, elle comprit qu’elle avait renoué avec le statut de “femme à succès”. La plupart des fils de ses amies étaient plus âgés que ce tas de muscles avec une coupe à la mode qui gisait à côté d’elle. Elle l’avait ramené la veille, après une fête privée au Ceresio 7, l’Olympe des clubs glamours milanais, choisissant parmi une dizaine de stars de la téléréalité, d’acteurs à la petite semaine, de mannequins et de danseurs qui lui avaient fait les yeux doux toute la soirée tels des chiots dans un chenil. L’heureux élu était un ex-séducteur de L’Île de la tentation, beau comme un dieu grec, mais dépourvu de la moindre qualité intellectuelle ou artistique. Après une saison, sa carrière était déjà terminée. Vingt-sept ans, un corps parfait que Luana avait chevauché dans toutes les positions, l’essorant pour en tirer tout le plaisir possible.
« Où sont ceux qui t’accusaient ? »
Taille originale  29,7 x 21 cm
— Il y aurait moyen d’être invité dans ton émission ? lui avait-il demandé entre deux parties de jambes en l’air, le regard plein d’espoir.
Luana lui avait répondu exactement ce que lui disaient les producteurs télévisés trente ans plus tôt : “Ça dépend...” Ça dépend... Deux mots qui stimulaient la libido de ce genre d’apollon plus sûrement qu’une plaquette de Viagra. Il avait tout donné pour obtenir une "apparition" dans Verdict.
Les draps étaient encore humides de sueur. Le chiot dormait toujours. Luana s’apprêtait à le réveiller pour le chasser de chez elle, afin de s’accorder un bain chaud en toute solitude. »
Exhibitionnisme agressif ?
« L’exhibition sexuelle ne doit pas être confondue avec l’agression sexuelle. Il y a agression sexuelle lorsque la personne porte atteinte au corps de la victime. »

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