lundi 2 octobre 2023

Un frisson de curiosité

L’accusation…
« Les autres soirs, “j’allais” avec d’autres hommes que je trouvais dans la rue ou que Gisella me présentait Il y en avait de jeunes, de moins jeunes et de vieux : certains sympathiques, qui me traitaient avec gentillesse, d’autres désagréables, qui me considéraient comme un objet acheté et vendu ; mais, au fond, comme j’avais décidé de ne m’attacher à personne, c’était toujours la même musique. Nous nous rencontrions dans la rue ou au café, nous allions parfois diner ensemble, puis nous courions chez moi. Là, nous nous enfermions dans ma chambre, nous faisions l’amour, nous parlions un peu, puis l’homme payait et s’en allait, et je passais dans la grande salle où je trouvais maman qui m’attendait. Si j’avais faim, je mangeais, et ensuite je me couchais. Quelquefois, mais assez rarement, s’il était encore tôt, je sortais à nouveau et retournais en ville chercher un autre homme. Mais il y avait aussi de longs jours où je ne voyais personne et restais à la maison sans rien faire. J’étais devenue très paresseuse, d’une indolence triste et voluptueuse où semblait s’assouvir une soif de repos et de tranquillité qui n’était pas seulement la mienne, mais celle de maman et de toute ma race d’êtres toujours fatigués et toujours pauvres. Souvent, la vue du tiroir aux économies vide suffisait à me débusquer de la maison et à me faire battre les rues du centre en quête d’un compagnon ; mais souvent aussi ma paresse l’emportait, et j’aimais mieux emprunter de l’argent à Gisella ou envoyer maman acheter à crédit dans les boutiques. »
La défense…
« Et, pourtant, je ne saurais dire que, réellement, cette vie me déplût. Je m’aperçus vite que mon inclination pour Gino n’avait rien de particulier ni d’unique, et qu’au fond presque tous les hommes, pour une raison ou pour une autre, me plaisaient. Je ne sais pas si cela arrive à toutes les femmes qui font mon métier ou bien si cela indique la présence d’une vocation particulière ; ce que je sais, c’est que, chaque fois, je sentais un frisson de curiosité et d’attente qui n’était que rarement déçu. Des jeunes gens, j’aimais les corps longs, maigres, encore adolescents, les gestes maladroits, la timidité, les yeux caressants, les lèvres et les cheveux pleins de fraîcheur. Des hommes mûrs, j’aimais les bras musclés, les larges poitrines pleines, ce je ne sais quoi de massif et de puissant que la virilité met dans les épaules, dans le ventre, dans les jambes de l’homme ; enfin les vieux même me plaisaient parce que l’homme n’est pas, comme la femme, esclave de l’âge ; jusque dans la vieillesse, il conserve son charme ou en gagne un d’un genre particulier. Le fait de changer tous les jours d’amant me permettait de distinguer à première vue des qualités et des défauts avec cette précision, cette pénétration dans l’observation que, seule, l’expérience permet d’acquérir. Et puis le corps humain était pour moi la source inépuisable d’un plaisir mystérieux et jamais assouvi ; et, plus d’une fois, je me surpris à caresser des yeux ou à toucher du bout des doigts les membres de mes compagnons d’une nuit comme si j’eusse voulu, au-delà du rapport superficiel qui nous unissait, pénétrer le sens de leur prestance et m’expliquer à moi-même pourquoi je me sentais à ce point attirée par eux. Mais je tâchais de dissimuler cette attirance le plus qu’il m’était possible, parce que ces hommes, dans leur vanité toujours en éveil, auraient pu la prendre pour de l’amour et s’imaginer que j’étais éprise d’eux, alors qu’en réalité l’amour — tout au moins tel qu’ils l’entendaient — n’avait rien à faire avec mon sentiment, lequel ressemblait plutôt au respect et à la trépidation que j’avais éprouvés, jadis, quand je fréquentais l’église en accomplissant certains actes religieux. »
Le pays de Cocagne
Taille originale : 42 x 29,7 & 21 x 29,7 cm

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