lundi 15 mai 2023

Protopie

Cum grano salis

Je ne sais plus quel théoricien ou théoricienne queer a dit que la marge était la meilleure position pour comprendre la normalité ou plus exactement l’institution de la normalité. C’est dans une perspective similaire que j’ai envie de dire que l’asexualité, qui semble aujourd’hui minoritaire (sinon très minoritaire), représente sans doute une normalité future. L’asexualité dit, mezzo voce, la vérité d’un état des mœurs au bord du basculement et signe la fin de cette époque historique de la sexualité que Michel Foucault avait caractérisée comme la volonté de savoir. Aujourd’hui, « nous savons », et cela ne nous intéresse plus !

L’asexualité va exercer une fascination de plus en plus large, séduisant un nombre de plus en plus grand d’individus en quête de normes nouvelles, d’une vie idéale, d’une maîtrise de son propre corps, d’un souci de soi conçu comme un accomplissement de son être profond désormais distinct de son propre corps. Et cette fascination s’explique par au moins quatre raisons.

La plus évidente est que la « libération sexuelle » a prétendu normaliser une activité qui jusque-là était non pas taboue, ni interdite, mais encadrée, refoulée, contenue dans des limites constamment transgressées : Foucault a raison, on parlait tout le temps de sexe (notamment en littérature), on représentait partout la sexualité mais de façon médiate, détournée, allusive, et ô combien excitante. Le sexe comme le nudisme s’est alors prétendu naturel et a largement perdu son « parfum d’interdit » ou plus exactement ce moteur du désir qu’était la transgression. L’exemple le plus clair de cette banalisation est la pornographie qui, autrefois cachée sous le manteau, est à présent visible partout et donne tout à voir sans restriction : la surenchère des corps, des pénétrations, des gestes multipliés peine alors à satisfaire le désir de transgression. Seule la sexualité queer semble encore obéir à cette logique au risque cependant de s’enfermer dans des pratiques « bizarres », weird, « extrêmes », au bord du ridicule et de l’incompréhension. Mais plus largement, la sexualité étant « partout », immédiatement disponible, n’est plus recherchée là où elle se « cachait », dans les failles, les interstices de l’ordre social et moral.

Une pratique par essence inégalitaire ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm & 29,7 x 21 cm

Par ailleurs, la nouvelle vague féministe centrée sur les violences masculines et la question du consentement véhicule une image anxiogène de la sexualité toujours dangereuse. En alléguant une violence « systémique », présente chez tous les hommes, elle transforme le désir masculin en une menace permanente, créant un fort sentiment d’insécurité chez toutes celles qui seraient tentées par une relation hétérosexuelle : être violée est un risque constant, à prendre… ou à ne pas prendre. La pénétration — même lorsqu’on la renomme circlusion — est nécessairement dangereuse, possiblement douloureuse, donnant accès au corps intérieur, à une intimité qui se livrerait sous la forme d’un abandon sans défense… Dès lors, beaucoup de femmes comme cette écrivaine qui déclarait être devenue lesbienne par conviction (et non plus par un désir compris comme la vérité intime de l’individu) privilégieront à l’avenir les relations homosexuelles qui apparaissent comme plus saines et plus sûres qu’une hétérosexualité risquée et perverse.

En outre, même si certaines ignorent le danger qui serait inhérent au désir masculin, les relations hétérosexuelles sont frappées d’illégitimité parce que nécessairement inégales : si « tout est politique », si la domination masculine est universelle, alors la sexualité ne peut prétendre être un espace préservé du patriarcat. Au contraire. C’est la notion de consentement qui vacille dans cette perspective car, s’il y a domination, celle-ci s’accompagne de l’aliénation de la personne dominée, de l’emprise psychologique qu’exerce le dominant. Tout consentement risque dès lors d’apparaître comme un abus de faiblesse. Et dans la même perspective, l’amour est désormais désigné comme un leurre, une illusion, une idéologie fatale dont les femmes sont les grandes victimes. Pour elles, il vaut certainement mieux se consacrer à une carrière prestigieuse et rémunératrice que de céder à une passion aliénante.

Enfin, le processus de civilisation, bien mis en évidence par Norbert Elias, s’élève aujourd’hui d’un nouveau cran en exigeant la disparition de toute allusion sexuelle, en particulier au désir masculin, dans l’espace public : celui-ci doit être totalement neutralisé, pacifié, devenir aussi « professionnel » qu’impersonnel. Au nom de la lutte contre le harcèlement, toute manifestation de nature sexuelle, directe ou indirecte, est désignée comme « infraction », « agression », « violence symbolique »… Ainsi, à rebours de la supposée libération sexuelle, beaucoup soutiennent à présent et à l’avenir que la « pornographie », dont les images sont censées s’étaler partout, sous des formes majeures ou mineures (concours de Miss, publicités « sexistes », top modèles et actrices à la parfaite plastique), devrait être refoulée dans des marges, des espaces réservés, à l’abri en particulier du regard des adolescents qu’il convient d’éduquer sainement sans les soumettre à une constante tentation. De la même manière que la nourriture prise auparavant avec les doigts est désormais touchée par des couverts et des pincettes, la sexualité devrait être inexpressive, muette, enfermée finalement dans le seul cadre légitime de l’intimité conjugale, qu’elle soit homo ou hétérosexuelle. La séduction — condition pourtant de cette conjugalité — apparaît alors nécessairement comme une infraction dans un espace public neutralisé et peut toujours être dénoncée comme agression.

Norbert Elias soutenait d’ailleurs que ce contrôle pulsionnel à la base du processus de civilisation était la condition même de l’individualisme moderne impliquant une intériorisation des normes et corollairement une plus grande maîtrise de soi. Or le sujet maître de soi est pour les mêmes raisons un idéal féministe : la femme se doit de ne plus être dépendante ni d’un père, ni d’un mari, ni de l’amour, ni d’une sexualité « animale », renouant ainsi avec un idéal de chasteté ascétique que l’on retrouve dans beaucoup de sociétés et à de nombreuses époques. Et l’on peut prévoir une situation inverse de la Grèce antique : ce sont les femmes qui deviendraient les véritables sujets de la cité, seules véritablement libres et rationnelles, maîtresses de leurs corps et de leur désir, oscillant entre l’asexualité et une homosexualité conçue comme un plaisir tempéré, alors que les hommes resteraient prisonniers de leur condition animale.

Du point de vue masculin, l’asexualité constitue également un mouvement de fond. Confrontés à la critique d’une domination masculine « systémique », accusés d’infuser autour d’eux une « toxicité » inconsciente, soupçonnés d’être mus par une violence irrépressible, les garçons sont sommés de se « déconstruire », tâche bizarre qui n’est pas sans rappeler les dommages infligés par la guerre à ces visages brisés qu’on a surnommés les « gueules cassées » (et qui ont inspiré notamment l’œuvre de Francis Bacon). Pour eux aussi, les relations hétérosexuelles apparaissent comme difficiles, risquées et angoissantes (peur de mal faire, peur d’être maladroit, peur d’être dénoncé, peur d’une essentielle incompréhension…). En outre, la concurrence intramasculine — bien mise au jour à la fin du 20e siècle déjà dans l’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq — creuse un fossé entre un minorité de « mâles » supposés dominants, assurés (ou rassurés) de leur prestance, de leur beauté, de leur pouvoir, et une majorité bientôt persuadée d’être la perdante de la compétition hétérosexuelle. L’homosexualité gay étant refusée par beaucoup (pour des raisons multiples trop longues à expliciter), l’asexualité sans doute teintée de masturbation constitue donc une solution raisonnable et une voie praticable.

Ni « préliminaires », ni « plat de résistance »…

Cette analyse peut sembler réductrice et bien hypothétique. Mais de nombreux signes déjà présents confirment sa justesse. Ainsi, la volonté de savoir dont parlait Michel Foucault supposait une vérité cachée de la sexualité que la philosophie, la littérature ou la psychanalyse avaient pour ambition de découvrir ou de révéler (avec le geste magnifique de Gustave Courbet prétendant révéler l’Origine du monde dans l’exhibition d’un sexe féminin). Cette puissance révolutionnaire du sexe apparaît aujourd’hui comme un leurre ou plutôt laisse la place à une réalité prosaïque comme celle illustrée en teintes pastel dans les manuels d’éducation sexuelle. On ne s’étonnera donc pas qu’un philosophe quelque peu prétentieux affirme que c’est l’amitié qui aurait aujourd’hui une telle puissance « révolutionnaire ». Partout, la sexualité est désormais dénoncée comme oppressive parce qu’exigeant performance et hyperactivité. Une internaute animée d’une sainte colère affirme même que, consentement ou pas, toute pénétration est un viol, et que, pour concevoir un enfant, une éjaculation à l’orée du sexe féminin est suffisante… Et une autre, revenue de ses aventures pornographiques, énonce doctement le « secret le mieux gardé au monde : les gens ne baisent pas tant que ça ! » Quant à l’éducation sexuelle dispensée dans les collèges, elle consiste avant tout à prévenir les filles des « risques » qu’elles encourent : il n’y a pas d’éducation au plaisir mais seulement à la nécessité du consentement qui doit être réfléchi, mûri, concerté avec une auscultation profonde de soi : « Ai-je vraiment envie de baiser ? Mais non, bien sûr ! ». Au final, il vaut donc mieux renoncer à toute relation sexuelle plutôt que de prendre le moindre risque face l’omniprésente violence masculine (sans oublier la possible et horrible publication d’images intimes par des amants indélicats).

Enfin, comment ne pas voir que le sport sous toutes ses formes depuis les plus banales — jogging matinal — jusqu’aux plus extrêmes — highline, kate surf, skyrunning et autres inventions à la saveur anglosaxonne — a pour objectif de procurer des « sensations » aussi intenses que celles considérées désormais comme surfaites que promettait la libération sexuelle. Et pour celles et ceux (moins nombreux) que l’exercice rebuterait, les stages de relaxation, de méditation, de développement ou d’épanouissement personnels fournissent sans doute un bénéfice similaire à moindre effort.

L’oiseau en cage

Comme déjà signalé, l’asexualisme s’inscrit dans une tendance anthropologique profonde qui se caractérise par le refus de la sexualité, par le « dégoût de la chair », par de multiples tentatives de maîtrise du corps et par différentes formes d’ascétisme qui visent le sexe mais également d’autres fonctions corporelles (comme l’alimentation). Les raisons en ont été souvent religieuses comme chez les moines chrétiens ou bouddhistes, mais il s’agit plus profondément d’une constante qui, on le voit, se manifeste régulièrement, parfois de façon très violente ou excessive et sous des apparences diverses et renouvelées. L’asexualisme nouveau est donc peut-être bien l’avenir de l’homme (et de la femme) au 21e siècle.

Le Triomphe de la chasteté, donc

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