dimanche 5 mars 2023

Huit bras, huit jambes…

Taille originale :
29,7 x 21 & 21 x 29,7 cm
« Les voix s’arrêtèrent enfin, bien que maintenant seul le bouddha [surnom d’un des personnages] (avec sa bonne oreille) pût les entendre ; quand les quatre vagabonds étaient au bord de la panique, la jungle leur fit traverser un rideau d’arbres moussus et leur fit voir un spectacle si charmant qu’ils en eurent la gorge serrée. Même le bouddha sembla étreindre plus fort son crachoir. Avec une seule bonne oreille pour quatre, ils s’avancèrent dans une clairière qu’emplissaient les douces mélodies des chants des oiseaux, et au centre de laquelle se dressait un temple hindou monumental, sculpté il y a des siècles dans un seul rocher escarpé ; les murs dansaient de frises d’hommes et de femmes, représentés accouplés dans des positions acrobatiques imbattables, et parfois d’une absurdité hautement comique. Le quartet s’avança vers ce miracle d’un pas incrédule. À l’intérieur, ils trouvèrent enfin quelque répit à la mousson infinie, et aussi l’immense statue d’une déesse noire en train de danser et dont les enfants-soldats du Pakistan ne connaissaient pas le nom ; mais le bouddha savait que c’était Kali, horrible et féconde, avec des restes d’or sur les dents. Les quatre voyageurs s’allongèrent à ses pieds et sombrèrent dans un sommeil sans pluie qui s’acheva à ce qui aurait pu être minuit, quand ils se réveillèrent en même temps pour découvrir les sourires de quatre jeunes filles d’une beauté dépassant toute description. Shaheed, qui se souvint des quatre houris qui l’attendaient dans le jardin des camphriers, pensa tout d’abord qu’il était mort pendant la nuit; mais les houris semblaient tout à fait vraies, et leur sari, sous lequel elles ne portaient absolument rien, était déchiré et taché par la jungle. Et, tandis que huit yeux en regardaient huit, on déroula les saris, on les plia soigneusement et on les posa sur le sol ; ensuite, les quatre filles de la forêt, nues et identiques, s’approchèrent d’eux, huit bras s’enroulèrent à huit bras, huit jambes à huit jambes; aux pieds de la statue aux nombreux membres de Kali, les voyageurs s’abandonnèrent aux caresses qui semblaient tout à fait vraies, aux baisers et aux morsures d’amour doux et douloureux, aux griffures qui laissaient des marques, et ils comprirent que cela cela cela était ce dont ils avaient besoin, ce qu’ils avaient désiré sans le savoir, qu’ayant traversé les régressions infantiles et les douleurs enfantines de leurs premiers jours dans la jungle, ayant survécu à l’assaut de la mémoire et de la responsabilité et aux souffrances plus grandes encore des accusations renouvelées, ils laissaient à jamais l’enfance derrière eux et, oubliant les raisons, les conséquences et la surdité, oubliant tout, ils se donnèrent aux quatre beautés identiques sans une arrière-pensée.

Titre au choix :

  • De quoi avons-nous peur ?
  • Une extrême sensibilité
  • Deux générations irréconciliables ?
  • Un douloureux plaisir
  • Une sale histoire
Après cette nuit, ils furent incapables de quitter le temple, sauf pour aller chercher de quoi manger, et chaque nuit les douces jeunes filles de leurs rêves les plus réfrénés revinrent en silence, sans jamais parler, avec des saris toujours propres et nets, et conduisirent invariablement le quartet perdu vers un sommet incroyablement uni de délices. Aucun d’eux ne sut combien de temps dura cette période, parce que dans la jungle des Sundarbans le temps suivait des lois inconnues, mais le dernier jour vint quand en se regardant ils s’aperçurent qu’ils devenaient transparents, qu’on pouvait voir à travers leur corps, pas encore très nettement, mais de façon indistincte, comme à travers du jus de mangue. Dans leur inquiétude, ils comprirent que c’était le dernier et le pire des tours de la jungle, que leur donnant ce que désiraient leurs cœurs, elle les trompait en épuisant leurs rêves et, tandis que leur vie rêvée sortait d’eux, ils devenaient creux et aussi transparents que du verre. Le bouddha se rendit compte que l’absence de couleur des insectes, des sangsues et des serpents était sans doute plus responsable des déprédations exercées sur leur imagination insectifiée, sangsuifiée et serpentifiée, que l’absence de soleil… éveillés, comme si c’était la première fois, par le choc de la translucidité, ils regardèrent le temple d’un œil neuf et virent des fissures béantes dans le rocher. Ils comprirent alors que d’énormes morceaux pouvaient se détacher et s’écraser sur eux à n’importe quel moment ; et, dans un coin sombre du lieu saint abandonné, ils virent les restes de ce qui avait pu être quatre petits feux — de vieilles cendres, des traces de brûlé sur la pierre — ou peut-être quatre bûchers funéraires; et, au centre de chacun d’eux, un petit tas d’os noircis et rongés par la flamme. »

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