vendredi 5 février 2021

Régime matriarcal

Couloir muséal
taille originale : 21 x 29,7 cm

 

« Mais je vivais seul, je n’avais avec moi ni femme, ni mère, ni sœur et par conséquent aucune femme ne pouvait entrer seule chez moi. Ainsi le voulait l’antique coutume, qui est à la base du rapport entre les sexes. L’amour ou l’attrait sexuel est considéré comme une force de la nature, d’une puissance telle qu’aucune volonté n’est en mesure de s’y opposer. Si un homme et une femme se trouvent ensemble à l’abri et sans témoin, rien ne peut empêcher qu’ils ne s’étreignent. Ni les résolutions prises, ni la chasteté, ni aucun autre obstacle ne peut les retenir, et si par hasard ils ne s’unissent pas effectivement, c’est comme s’ils l’avaient fait. Se trouver ensemble équivaut à faire l’amour. La toute-puissance de ce Dieu est telle et si simple est l’instinct qu’il ne peut y avoir de vraie morale sexuelle, ni même de véritable réprobation sociale pour les amours illégitimes. Très nombreuses sont les filles mères et elles ne sont pas mises au ban de la société ni désignées au mépris public. (...)
Mais s’il ne peut exister de frein moral contre la violence du désir, la coutume intervient pour en rendre difficile l’assouvissement. Aucune femme ne peut fréquenter un homme, si ce n’est en présence d’autres personnes, surtout si l’homme n’est pas marié, et l’interdiction est très rigide. L’enfreindre même de la façon la plus innocente est pécher. La règle concerne toutes les femmes car l’amour ne connaît pas d’âge. (...)
Il n’est d’habitude, ni de règles, ni de lois qui résistent à une nécessité ou à un désir violent : et cet usage se réduit pratiquement à une formalité : mais la formalité est respectée. Cependant la campagne est vaste, les occasions nombreuses et il ne manque pas de vieilles entremetteuses ni de jeunes filles complaisantes. Les femmes cachées sous leurs voiles sont comme des animaux sauvages. Elles ne pensent qu’à l’amour physique et avec le plus grand naturel ; elles en parlent avec une liberté et une simplicité de langage étonnantes. Dans la rue elles vous regardent en dessous de leurs yeux noirs inquisiteurs pour peser votre virilité, puis vous les entendez derrière votre dos murmurer jugements et louanges sur votre beauté cachée. Si vous vous retournez elles se cachent le visage entre leurs mains et vous regardent à travers leurs doigts. Aucun sentiment n’accompagne ce désir, si puissant qu’il déborde de leurs yeux et remplit l’air du pays, si ce n’est la sujétion à une puissance supérieure et inéluctable. Même l’amour s’accompagne, plutôt que d’enthousiasme ou d’espoir, d’une sorte de résignation. Si l’occasion est fugitive il ne faut pas la laisser échapper, on se comprend vite et sans paroles. Ce qu’on raconte et ce que moi-même je croyais vrai de la sévérité féroce des moeurs, de la jalousie à la turque, du sens sauvage de l’honneur familial qui porte aux crimes et aux vengeances, n’est ici que légende. Peut-être était-ce une réalité à une époque pas très lointaine et il en reste une trace dans ce formalisme rigide. Mais l’émigration a tout changé. Les hommes font défaut et le pays appartient aux femmes. Un grand nombre d’épouses ont leur mari en Amérique. Celui-ci écrit la première année, et même la deuxième. Après quoi on n’en entend plus parler, peut-être s’est-il crée une autre famille là-bas, de toute façon il disparaît pour toujours et il ne revient plus. La femme l’attend la première année, l’attend la deuxième puis une occasion se présente et il naît un enfant. L’autorité des mères est souveraine. Gagliano a douze mille habitant et il y a en Amérique deux mille Gaglianésiens. Grassano en compte cinq mille et un nombre à peu près égal de ces hommes est aux Etats-Unis. Au pays il reste beaucoup plus de femmes que d’hommes. Le nom du père ne saurait donc ici avoir une grosse importance. Le sentiment de l’honneur est distinct de celui de la paternité : le régime est matriarcal. »
Vis-à-vis
taille originale : 24 x 32 cm

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