vendredi 11 août 2023

Méditations pornographiques [7]

Complicité artistique ?

Après la « libération sexuelle » des années 1960 et 70, existe-t-il encore une morale en ce domaine ? La réponse est sans doute évidente : le consentement est l’exigence fondamentale, et la pédophilie interdite (interdiction qui se justifie d’ailleurs dans la même logique du consentement, un enfant étant supposé ne pas pouvoir consentir de façon éclairée). Dès lors, « tout serait permis » (à l’intérieur de ce cadre), et l’Occident (comme le lui reproche notamment l’intégrisme musulman) se livrerait à de gigantesques partouzes, à une débauche sans frein, à une fornication aussi perverse que polymorphe… Il n’en est rien évidemment. En l’absence d’études empiriques (elles existent mais, étant essentiellement déclaratives, que prouvent-elles ? que révèlent-elles de réel ?), on peut supposer que les couples (ou d’éventuels trios, quadrilatères, partouzeurs…) négocient les pratiques acceptables de façon très variable : fellation, cunnilinctus, sodomie se sont banalisés mais ne sont certainement pas universels ; ondinisme, éjaculation faciale, bondage, fessées suscitent des résistances plus ou moins importantes, et de tels désirs ne s’expriment sans doute qu’au cours d’un processus de dévoilement plus ou moins délicat (si l’on excepte les lieux et les réseaux virtuels dédiés à ces pratiques) ; mais la liste des réputées « paraphilies » est longue et, même si elles ne suscitent l’attrait que d’une minorité de personnes, elles impliquent nécessairement différentes formes de négociation. Négociation également quant au moment, à l’instant adéquat, à l’âge aussi : ce qui est envisageable à trente ans ne l’est pas nécessairement plus jeune ou plus vieux. L’on peut expérimenter certaines choses, y trouver même plaisir et jouissance, puis s’en lasser ou même s’en dégoûter. Et l’asexualité, qu’on aurait à une époque qualifiée de « misère sexuelle », se revendique désormais comme pleinement légitime.

Complicité érotique ?

On remarquera d’ailleurs que la notion même de consentement implique une zone grise où les paroles et les gestes risquent d’être évalués différemment selon les sensibilités, et l’apparente négociation laisser place dans certains cas au conflit : des propos crus (« Tu as de gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ») pourront par exemple être jugés offensants et même dénoncés comme une agression ou un harcèlement (bien qu’ils n’aient été prononcés qu’une seule fois). Une approche moins directe mais tout aussi orientée sexuellement n’aurait sans doute pas produit le même effet négatif, même si l’on peut également estimer qu’elle n’aurait fait que substituer l’hypocrisie à la vulgarité. Autrement dit, ce qu’on peut appeler les normes de la séduction comme celles de l’ensemble des comportements sexuels sont loin d’être partagées par toutes et tous, et font désormais l’objet d’évaluations contradictoires dans notre société : chacun, chacune cherche dès lors à imposer ses conceptions en la matière, ce que signalent notamment des affaires mineures comme les polémiques autour des fresques de salle de garde, des concours de « Miss » ou de l’utilisation de l’image féminine — déclarées femmes objets — dans la publicité, dont la vue seule offenserait la sensibilité des unes ou des autres, constituant même une forme d’agression visuelle. La notion de violence symbolique, promue par Pierre Bourdieu, est désormais au cœur de ces débats, son imprécision permettant les interprétations les plus larges, les plus diverses et les moins consensuelles [1].

Une question d’éducation

La pornographie fait également partie de ces négociations qui peuvent tourner au conflit. Que ces productions soient vues individuellement ou en couple ou encore en groupe, qu’elles fassent l’objet d’appréciations ou de dépréciations publiques sur les réseaux sociaux ou ailleurs, toutes ne sont pas également acceptables (en excluant d’emblée tout ce qui relève de la pédopornographie), désirables, partageables. On pourrait croire qu’en ce domaine, la liberté est générale, mais l’évaluation morale est bien souvent présente, et le jugement éventuellement négatif porté sur les images vues rejaillira sur celui ou celle qui les a vues : « Tu aimes ça, toi ?! » (on remarquera que c’est nettement moins le cas pour les productions cinématographiques « ordinaires », littéraires ou artistiques où la liberté d’appréciation reste largement de mise). La pornographie prend au corps, pourrait-on dire, et révèle l’être intime, l’être sexuel : il n’est que de considérer les productions gay pour lesquelles les hétérosexuels masculins ne devraient manifester aucune attirance, pour comprendre comment la pornographie engage celui ou celle qui regarde certaines productions (et pas d’autres). Mais cela vaut aussi pour le bondage, le rough sex, le fist fucking, les transgenres ou que sais-je encore. Et pour la pornographie elle-même : « Tu regardes ça, toi ?! » Bien entendu, montrer des images pornographiques dans l’espace public à des personnes qui ne l’ont pas sollicité, par exemple dans le cadre professionnel, sera dénoncé comme une agression hautement répréhensible.

Enfin et surtout, il y a l’accusation de « domination masculine » qui s’adresse à la pornographie « masculine, hétérosexuelle, cisgenre… » Devant l’accusation, les amateurs pornographiques objecteront mille arguments dont celui de la nécessaire distinction entre la réalité et la représentation, entre la sexualité banale, ordinaire, sans audace et les exploits de performeurs et performeuses exceptionnels. Mais l’argumentation ne mettra pas fin aux discussions, et souvent le silence sera préféré au débat qui laissera place à une « consommation individuelle » plus ou moins hypocrite.

Difficile de conclure sinon en signalant que la notion de normes sociales — normes de la beauté, de la sexualité, de la décence, du respect, de tous les comportements… — est très réductrice si l’on estime qu’elles s’imposent de façon uniforme, impérative et oppressive aux individus et que l’on ne tient pas compte des incessantes négociations qui les accompagnent.


1. Dans un article scientifique sur les fresques de salle de garde, je lis : « Une obscénité crue, sans retenue ni censure, qui pour être parfois drôle, est souvent violente, agressive ». L’évaluation morale de la chercheuse n’est nullement réfléchie (alors que c’est un principe méthodologique essentiel de distinguer jugements de fait et jugements de valeur), et il y a une confusion entre la représentation et l’objet de la représentation : sont-ce les gestes mis en scène qui sont « violents, agressifs » ou la manière de les représenter ?
Au bord de l’eau
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm

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