vendredi 11 août 2023

Le sentiment d'avoir fait un rêve

Lever les yeux
« Je me rendis donc chez Giovanni que je trouvai dans son sous-sol noir, rempli de fagots et de sacs de charbon, seule denrée qu’on trouvât à Rome, cet été-là. Je lui dis ce que je désirais et il m’écouta en silence, les yeux froncés sur son cigare à demi éteint. Finalement : — Bon… je tiendrai à l’œil la boutique et l’appartement tout le temps que tu seras partie… ce sont bien des casse-tête par le temps qui court et je me demande vraiment pourquoi j’accepte… admettons que ce soit par bonté d’âme… — Ces mots m’embarrassèrent, car il me semblait l’entendre encore me dire : “Que peux-tu faire de cette sale bête ?” Et, cette fois encore, comme l’autre, je n’en croyais pas mes oreilles. Et tout à coup, je laisse échapper : — J’espère que c’est aussi pour moi que tu acceptes ? — Pourquoi dis-je cela, je n’en sais trop rien, sans doute parce que j’étais convaincue qu’il m’aimait bien et qu’en cette heure difficile, j’aurais eu plaisir à l’entendre dire qu’il ferait cela pour moi. Il me regarda un moment, puis ôta son cigare de sa bouche et le posa sur le bord de la table. Puis alla vers la porte du sous-sol, monta les marches, la ferma, mit la barre avec le cadenas, si bien que nous restâmes dans une obscurité complète.

J’avais compris tout à coup ; le souffle me manquait, le cœur me battait fort, mais je ne puis dire que j’étais sur la défensive, je me sentais toute troublée. J’imagine que c’était la faute des circonstances : Rome sens dessus dessous, la pénurie, la peur et le chagrin de quitter ma boutique et ma maison, sans compter le sentiment de n’avoir pas, comme toutes les femmes, un homme dans ma vie qui, à cette heure, pourrait m’aider et me donner du courage. Le fait est que, pour la première fois de ma vie, pendant que Giovanni venait au-devant de moi dans le noir, je sentis mon corps se détendre et devenir tout faible et consentant ; aussi, quand il me prit dans ses bras, ma première impulsion fut-elle de me serrer contre lui et de chercher ses lèvres avec ma bouche haletante. Il me poussa sur des sacs de charbon de bois et je me donnai à lui avec la sensation que, pour la première fois, je me donnais vraiment à un homme et, quoique les sacs fussent durs et lui très lourd, je me sentais légère et soulagée. Quand ce fut fini et qu’il s’écarta de moi, je demeurai assez longtemps couchée sur les sacs, heureuse ; il me semblait presque être redevenue jeune, au temps où j’arrivais à Rome avec mon mari, rêvant d’éprouver un sentiment semblable que je n’éprouvais pas, au contraire, puisque j’avais pris en dégoût les hommes et l’amour. Au bout d’un moment, il me demanda, toujours dans l’obscurité, si je me sentais en état de parler de nos affaires ; je me relevai et lui répondis affirmativement ; alors, il alluma une petite lampe à lueur jaune, et je le vis assis devant la table comme avant, le cigare entre les dents, l’œil à demi fermé, comme si rien n’était arrivé. — Jure-moi que tu ne diras jamais à personne ce qui vient de se passer, lui dis-je en m’approchant de lui, jure-le moi… — Il sourit en me répondant : — Que dis-tu ? Je ne te comprends pas… tu es bien venue me trouver pour cette histoire de maison et de magasin, n’est-ce pas ? — Et de nouveau, j’éprouvai ce même sentiment d’avoir fait un rêve. »

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