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samedi 2 novembre 2024

La pénétration dialogique

Parole d’artiste
« Au lieu de la plénitude inépuisable de l’objet lui-même, le prosateur découvre une multitude de chemins, routes, sentiers, tracés en lui par sa conscience sociale. En même temps que les contradictions internes en l’objet même, le prosateur découvre autour de lui des langages sociaux divers, cette confusion de Babel qui se manifeste autour de chaque objet ; la dialectique de l’objet s’entrelace au dialogue social autour de lui. Pour le prosateur, l’objet est le point de convergence de voix diverses, au milieu desquelles sa voix aussi doit retentir : c’est pour elle que les autres voix créent un fond indispensable, hors duquel ne sont ni saisissables, ni “résonnantes” les nuances de sa prose littéraire.
L’artiste-prosateur érige ce plurilinguisme social à l’entour de l’objet jusqu’à l’image parachevée, imprégnée par la plénitude des résonances dialogiques, artistement calculées pour toutes les voix, tous les tons essentiels de ce plurilinguisme. Mais aucun discours de la prose littéraire, — qu’il soit quotidien, rhétorique, scientifique — ne peut manquer de s’orienter dans le “déjà dit”, le “connu”, l’“opinion publique”, etc. L’orientation dialogique du discours est, naturellement, un phénomène propre à tout discours. C’est la fixation naturelle de toute parole vivante. Sur toutes ses voies vers l’objet, dans toutes les directions, le discours en rencontre un autre, “étranger”, et ne peut éviter une action vive et intense avec lui. Seul l’Adam mythique abordant avec sa première parole un monde pas encore mis en question, vierge, seul Adam-le-solitaire pouvait éviter totalement cette orientation dialogique sur l’objet avec la parole d’autrui. Cela n’est pas donné au discours humain concret, historique, qui ne peut l’éviter que de façon conventionnelle et jusqu’à un certain point seulement. »
Actionnisme (pas très viennois ?)
« La parole peut être tout entière perçue objectivement (quasiment comme une chose). Telle est-elle dans la plupart des disciplines linguistiques. Dans cette parole objectivée, le sens aussi est réifié : il ne permet aucune approche dialogique, immanente à toute conception profonde et actuelle. C’est pourquoi la connaissance est ici abstraite : elle s’écarte totalement de la signification idéologique de la parole vivante, de sa vérité ou de son mensonge, de son importance ou de son insignifiance, de sa beauté ou de sa laideur. La connaissance de cette parole objectivée, réifiée, est privée de toute pénétration dialogique dans un sens connaissable, et l’on ne peut converser avec une telle parole.
Toutefois, la pénétration dialogique est obligatoire en philologie (car sans elle, aucune compréhension n’est possible : elle découvre dans la parole de nouveaux éléments (sémantiques, au sens large) qui, révélés d’abord par la voie du dialogue, se réifient par la suite. Tout progrès de la science de la parole est précédé de son “stade génial” : une relation dialogique aiguë à la parole, révélant en elle de nouveaux aspects.
« Mon corps est devenu un lieu de débat »
C’est cette approche qui s’impose, plus concrète, ne s’abstrayant pas de la signification idéologique actuelle de la parole, et alliant l’objectivité de la compréhension à sa vivacité et sa profondeur dialogiques. Dans les domaines de la poétique, de l’histoire littéraire (de l’histoire des idéologies en général), et aussi, dans une grande mesure, dans la philosophie de la parole, aucune autre approche n’est possible : dans ces domaines, le positivisme le plus aride, le plus plat, ne peut traiter la parole de façon neutre, comme une chose, et se trouve contraint ici de se référer à la parole, mais aussi de parler avec elle, afin de pénétrer dans son sens idéologique, accessible seulement à une cognition dialogique incluant tant sa valorisation que sa réponse. Les formes de transmission et d’interprétation qui réalisent cette cognition dialogique peuvent, pour peu que la cognition soit profonde et vive, se rapprocher considérablement d’une représentation littéraire bivocale de la parole d’autrui. Il faut absolument noter que le roman lui aussi inclut toujours un élément de cognition de la parole d’autrui représentée par lui. »
Peut-on y voir une mise en pratique ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« Tel est le sens du thème de l’homme qui parle dans tous les domaines de l’existence courante et de la vie verbale et idéologique. D’après ce qui vient d’être dit, on peut affirmer que dans la composition de presque chaque énoncé de l’homme social, depuis la courte réplique du dialogue familier jusqu’aux grandes œuvres verbales idéologiques (littéraires, scientifiques et autres), il existe, sous une forme avouée ou cachée, une part notable de paroles notoirement “étrangères”, transmises par tel ou tel procédé. Dans le champ de quasiment chaque énoncé a lieu une interaction tendue, un conflit entre sa parole à soi et celle de “l’autre”, un processus de délimitation ou d’éclairage dialogique mutuel. Il apparaît donc que l’énoncé est un organisme beaucoup plus compliqué et dynamique qu’il n’y paraît, si l’on ne tient compte que de son orientation objectale, et de son expressivité univocale directe.
Le fait que la parole est l’un des principaux objets du discours humain, n’a pas encore été pris suffisamment en considération, ni apprécié dans sa signification radicale. La philosophie n’a pas su largement embrasser tous les phénomènes qui s’y rapportent. On n’a pas compris la spécificité de cet objet du discours, qui commande la transmission et la reproduction de l’énoncé “étranger” lui-même : on ne peut parler de celui-ci qu’avec son aide, en y intégrant, il est vrai, nos propres intentions, en l’éclairant à notre façon par le contexte. Parler de la parole comme de n’importe quel autre objet, c’est-à-dire de manière thématique, sans transmission dialogique, n’est possible que si cette parole est purement objectivée, réifiée ; on peut parler ainsi, par exemple, du mot dans la grammaire, où nous intéresse, précisément, son enveloppe réifiée, amorphe. »
Serait-ce donc un mythe ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm

mercredi 18 septembre 2024

Les règles de sentiments

Sodomie et liberté d’expression
« Un rôle social - comme celui de mariée, d’épouse ou de mère - permet notamment de déterminer quels sentiments les individus s’attendent à éprouver pour les autres et à recevoir d’eux. Un rôle établit une base pour déterminer quels sentiments semblent appropriés à une série d’événements donnés. Lorsque les rôles changent, les règles concernant les façons de se sentir et d’interpréter les événements font de même. Un taux de divorce et un taux de remariage en hausse, un taux de natalité qui décline, un nombre croissant de femmes qui travaillent et une plus grande tolérance envers l’homosexualité sont autant de signes extérieurs témoignant de la transformation des rôles. Quand elle travaille hors de la maison, qu’est-ce qu'une épouse ? Quand d’autres s’occupent des enfants, qu’est-ce qu’un parent ? Et donc, qu’est-ce qu’un enfant ? Quand les mariages se défont facilement, qu’est-ce qui fait que quelqu’un est un amant ou au contraire un ami ? D’après quelle norme, parmi toutes celles qui sont culturellement disponibles, évaluons-nous si nos sentiments sont appropriés ? Si les périodes de changement rapide provoquent une angoisse liée à notre statut social, elles produisent également de l’angoisse concernant ce que sont les règles de sentiments.
Les périodes d’incertitude donnent lieu à une montée en puissance des experts. Ceux qui ont autorité sur la manière dont une situation devrait être vue sont aussi ceux qui ont autorité sur la manière dont nous devrions nous sentir. Le besoin d’être guidé, éprouvé par ceux qui doivent traverser les sables mouvants du monde social, accroît l’importance d’un principe plus fondamental : lorsqu’il s’agit de déterminer ce qu’il faut ressentir, ceux qui sont en bas de l’échelle sociale cherchent généralement à être guidés par ceux qui sont en haut. Avoir de l’autorité implique d’être dépositaire d’un certain mandat sur les règles de sentiments : un parent peut montrer à un enfant jusqu’à quel point il peut avoir peur du nouveau bull-terrier des voisins ; un professeur de littérature anglaise peut indiquer à ses étudiants le degré d’intensité émotionnelle que la première des Élégies de Duino, de Rilke, doit provoquer chez eux ; un cadre peut faire un commentaire sur le peu de gaieté d’une secrétaire annonçant : “Voici votre courrier, Monsieur.” Ce sont principalement les instances détentrices de l’autorité qui sont les gardiennes des règles de sentiments. Ainsi, lorsqu’une autorité comme Gail Sheehy nous dit qu’“une vitalité sans bornes nous anime à l’approche de la trentaine”, se confronter à cette norme de la “vitalité sans bornes” peut faire partie de l’expérience du passage de la trentaine, comme le fait remarquer Christopher Lasch. De la même manière, se confronter aux idées officielles concernant ce que nous devrions ressentir peut faire partie de l’expérience de l’accueil d’un passager [dans un avion] ou d’un recouvrement de dettes. »
Une forme d’indignité ?
« “Elle voudrait absolument l’aimer” est l’un de ces fils changeant selon les cultures et qui tissent ainsi une trame particulière. On peut exiger d’une jeune Indienne de quatorze ans qui fait un mariage arrangé avec un homme riche de soixante ans qu’elle le serve (et elle peut même se sentir obligée d’essayer de l’aimer), mais elle est peut-être plus libre, intérieurement, de ne pas l’apprécier : en effet, elle n’est pas responsable de l’avoir choisi. En revanche, pour un choix non contraint, l’“éthique de l’amour” impose des normes plus exigeantes quant à ce que doit être l’expérience du mariage. Si les sentiments réels entre les époux ne sont pas à la hauteur de ces idéaux, ce n’est pas l’institution du mariage qui est à blâmer, mais bien le mauvais choix des partenaires.
Entre l’époux et l’épouse ou entre les amants, on présume généralement que la jalousie sexuelle et l’amour vont de pair. Au contraire, pour le sociologue Kingsley Davis, la jalousie sexuelle n’est pas naturelle entre les partenaires : c’est en fait la revendication mutuelle par les époux de la propriété de l’autre qui établit le lien de cause à effet entre l’adultère et la jalousie.
Suivant cette logique, certains couples luttent pour supprimer la clause de monogamie et, ainsi, le droit à la jalousie. Faire l’amour avec quelqu’un hors du mariage n’est alors plus défini comme de l’adultère mais comme le “partage de son amour”. Dans la mesure où la monogamie est une façon courante d’exprimer son engagement émotionnel, lorsqu’on l’abolit, on donne plus d’importance à d’autres manières d’exprimer cet engagement ; mais si, celles-ci échouent, l’un des partenaires au moins peut se sentir rejeté. Considérons la situation dans laquelle s’est trouvée cette jeune femme : “Il y a quatre ans environ, quand je vivais dans le Sud [des États-Unis], je passais pas mal de temps avec un groupe d’amis. Nous passions la plupart des soirées ensemble, après le boulot ou l’école. Nous avions l’habitude de prendre bon nombre de drogues, de l’acide, de la coke, ou simplement de fumer de l’herbe, et nous avions cette philosophie communautaire : nous faisions de notre mieux pour tout partager - les vêtements, l’argent, la nourriture, etc. J’avais une relation avec un homme, et je pensais que j’étais ‘amoureuse’ de lui. Il m’avait dit de son côté que j’étais très importante pour lui. Toujours est-il que lui et une autre femme, qui avait été une très bonne amie à moi, ont commencé à avoir des relations sexuelles, sans que je sois censée être au courant. Mais je l’ai su, et j’ai éprouvé des sentiments contradictoires. Je pensais, intellectuellement, que je n’avais aucun droit sur lui, que personne ne devrait jamais essayer de posséder une autre personne. Je pensais aussi que ce n’était pas mes affaires, que leur relation n’avait vraiment rien à voir avec l’amitié que je portais à chacun d’eux. Je croyais aussi au partage. Mais j’étais horriblement blessée, seule et déprimée, et je n’arrivais pas à sortir de cet état dépressif. Et, par-dessus tout, je me sentais coupable de ressentir cette jalousie possessive. C’est pourquoi j’ai continué à sortir avec ces gens tous les soirs et j’ai essayé de refouler mes sentiments. Mon ego était en mille morceaux. J’en suis arrivée au point où je ne pouvais même plus rire en leur présence. Alors j’ai fini par m’en ouvrir à mes amis et je suis partie en voyage tout l’été avec un nouvel ami. J’ai pris conscience plus tard à quel point la situation avait été pénible pour moi, et il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en remettre et me sentir de nouveau pleinement moi-même.” »
Taille originale : 21 x 29,7 cm

mardi 7 mai 2024

Une bacchanale foutraque

Une pornographie carnavalesque ?
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« En un mot, il n’existe pas un schéma unique [dans les organisations saisonnières des sociétés anciennes, notamment chez les peuples de chasseurs-cueilleurs]. Le seul phénomène commun à toutes ces configurations, c’est la transformation même et la conscience qu’elle fait naître des diverses sociétés possibles. Voilà qui nous confirme que cherches les “origines de l’inégalité” est une fausse piste. Comment après tant d’allées et venues entre des organisations sociales aussi variées, avons-nous pu nous retrouver coincés dans un modèle unique ? Comment avons-nous perdu la conscience politique qui faisait autrefois la spécificité de notre espèce ? Comment la domination et l’asservissement en sont-ils venus à représenter à nos yeux des éléments incontournables de notre condition humaine plutôt que de simples expédients temporaires ou même les fastes de quelque grandiose comédie saisonnière ?
Dans l’immédiat, nous voulons souligner un point fondamental : cette souplesse et le potentiel de conscience politique qu’elle contient n’ont jamais vraiment disparu. La saisonnalité fait encore partie de nos existences, bien qu’elle ne soit plus que l’ombre d’elle-même. Ainsi, le monde chrétien a toujours la période hivernale des “fêtes”, au cours de laquelle on observe une forme d’inversion des valeurs et des modes d’organisation — par exemple, les médias et annonceurs qui colportent leur individualisme consumériste enragé tout le reste de l’année se mettent soudain à clamer que l’important, c’est la relation aux autres et que donner vaut mieux que recevoir. (Et puis, dans les pays “éclairés” comme la France de Marcel Mauss, il y a aussi les grandes vacances estivales, quand tout le monde pose ses outils et fuit les villes pour un bon mois.)
Vue d’automne
Taille originale : deux fois 21 x 29,7 cm
Ici, la corrélation historique est évidente. Nous avons vu que, dans de nombreuses sociétés, comme les Inuits ou les Kwakiutls, les temps de rassemblement saisonniers étaient également des saisons rituelles presque entièrement dédiées à la danse, aux cérémonies et aux représentations théâtrales. Dans certains cas, cela incluait la création d’un roi éphémère, voire d’une police rituelle dotée d’un véritable pouvoir coercitif (même si, bizarrement, ses membres faisaient souvent aussi office de clowns). Dans d’autres, par exemple lors des “orgies” d’hiver inuites, toutes les normes de rang et de propriété se voyaient dissoutes.
Tout est possible…
Une autre mise en scène…
C’est une dichotomie qui s’observe presque partout lors d’occasions festives. Pour prendre un exemple connu, les fêtes des saints dans l’Europe du Moyen Âge faisaient alterner, d’une part, de grands spectacles solennels où s’étalaient les hiérarchies ultra-complexes de la société féodale (elles apparaissent encore lors des cérémonies de remise des diplômes dans les universités américaines, pour lesquelles on revêt d’ailleurs temporairement un costume médiéval), et, d’autre part, des carnavals déjantés où l’on jouait à “mettre le monde sens dessus dessous”. Durant le carnaval, tout était possible: les femmes pouvaient commander les hommes, les enfants pouvaient diriger le gouvernement, les domestiques pouvaient faire trimer leurs maîtres, les ancêtres pouvaient revenir d’entre les morts, des “rois” pouvaient être couronnés, puis détrônés, des dragons géants en osier pouvaient être fabriqués puis brûlés, ou bien tous les rangs officiels pouvaient être pulvérisés pour laisser place à une bacchanale foutraque d’un genre ou d’un autre*.
De même que pour la saisonnalité, il n’y a pas de modèle unique. »
* Sur le “carnavalesque”, le grand classique est de Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance (1982).
Sens dessus-dessous…

lundi 22 janvier 2024

Un formidable appareil de contrôle

Ce n’est pas l’âne de Buridan

 

« Cet intérêt très marqué de l’Église pour les questions familiales a reçu nombre d’explications. Le lier à des préoccupations supérieures d’ordre éthique ou moral semble largement une explication post factum (même si leurs conséquences ont été importantes), et ne rend pas compte de contradictions patentes (tel le fait que le Nouveau Testament révèle une hostilité aux liens familiaux). En fait, l’explication de cet intérêt est à chercher moins loin  : on a pu soutenir qu’“il n’avait rien à voir avec les questions de succession et que son seul but était d’imposer le contrôle ecclésiastique sur une étape capitale de la vie du croyant”. Nul doute que cette volonté de contrôle ait joué  : placer dans les mains du clergé les événements que sont la naissance, le mariage et la mort donnait à l’Église un immense pouvoir, incarné par le prêtre officiant dans chaque paroisse, et lui-même soumis à l’autorité d’un évêque. Il semble qu’aucune autre religion se soit jamais dotée d’un appareil de contrôle local aussi formidable, lié aux succès de son activité missionnaire.
Pas de jalousie ou Par-devant et par-derrière
Il faut faire également la part des bénéfices considérables, spirituels et matériels, que ce contrôle procurait à l’Église, lequel, à son tour, libérait les couples (et d’abord les femmes) de l’autorité parentale. L’histoire de Roméo et Juliette (où les deux amants bénéficient de l’appui d’un prêtre face à l’hostilité de leurs familles respectives) illustre bien le conflit entre les objectifs du groupe de parenté et ceux de l’Église  : en reconnaissant la liberté de choix, elle “favorisait objectivement les femmes”, et celles-ci ont su en profiter. Toute activité religieuse inclut nécessairement des dons de l’homme à la divinité (à travers ses représentants sur cette terre), sous forme d’offrandes, de sacrifices, de prières, d’art et de rituels. Les dons à la divinité requièrent une aliénation (un “sacrifice”) de la part de l’individu ou de la famille, comme c’est aussi le cas dans la charité, quel qu’en soit le destinataire. Bien entendu, cela s’accompagne de récompenses et de dons en retour, mais, globalement, tout acte de charité implique un don de biens matériels en échange d’un bénéfice spirituel. L’Église dépendait de ces dons pour devenir une “grande organisation”, pour l’édification et la maintenance de ses lieux de culte, pour l’entretien de son personnel et le financement de ses multiples activités, éducatives, charitables, sacerdotales.
Taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm
Au départ, l’Église chrétienne ne possédait rien, elle était même vouée à la pauvreté. Peu à peu, elle a acquis des responsabilités (à l’égard de ses veuves, par exemple), un personnel, des lieux d’assemblée, toutes choses qui demandaient une capacité de soutien matériel, notamment après la conversion de l’empereur Constantin (en 312) qui lui assignait un rôle officiel. Le cas des veuves est intéressant. La pratique antérieure, qui voulait qu’elles fussent prises aussitôt en mariage (léviratique) ou en quasi-mariage par un frère de leur défunt époux, était désormais interdite, bien qu’elle eût été largement répandue dans le monde méditerranéen. Une des raisons possibles de cette interdiction était que l’Église entendait veiller sur ses ouailles alors que le lévirat impliquait un risque, pour la veuve et ses enfants, de passer sous la coupe d’un nouvel époux qui ne serait pas chrétien, et qu’il la privait de l’exercice de sa libre volonté dans le choix du conjoint. Qui plus est, on pouvait espérer que des veuves non remariées apporteraient à l’Église une contribution plus efficace (en legs et en participation à des activités religieuses) que des veuves remariées. Simultanément, les veuves pauvres (moins susceptibles de se trouver un nouvel époux) devaient être aidées par l’Église, ce qui lui donnait une raison toute particulière de solliciter des legs. »
Casser les stéréotypes ?

jeudi 17 août 2023

La beauté d’un corps masculin

Après la déconstruction…
« Perla veut que je me mette au lit avec un bon livre. Elle ne peut toutefois pas me recommander le roman qui lui est tombé des mains cette nuit, œuvre d’un auteur étranger primé.
— Les femmes s’y expriment comme des hommes, entre deux coucheries avec le héros de l’histoire, un bonhomme chauve et d’âge mûr qui évoque étrangement l’auteur. De toute ma vie je n’ai jamais rencontré pareilles femmes. Je ne connais d’ailleurs aucun homme qui se rapproche de ce type de héros, en dépit des deux cents et quelques individus mâles que contient mon fichier. Si j’avais encore le goût d’écrire un polar, j’y verrais bien un certain écrivain, invité à un festival littéraire, retrouvé assassiné dans un parterre de fleurs.
Effet de perspective
Taille originale : 29,7 x 42 cm
Perla doit faire un saut chez elle. Elle en revient avec un tas de livres choisis pour moi dans sa bibliothèque.
— Je suggère que tu restes bien tranquille au lit jusqu’à ce que Flóki te ramène les enfants ce soir.
Elle aligne sur la couette Rilke, Auden, García Lorca, Edmund White, Shaw, Russel, Wittgenstein, Genet, et puis elle en choisit un, l’ouvre et me le tend, le doigt posé sur un vers.
— Personne ne décrit la beauté d’un corps masculin aussi bien que García Lorca.
Avant la reconstruction…
Pendant que je lis le poème, Perla s’en retourne me préparer une soupe. Comme je ne dispose que d’une carotte et deux pommes de terre, elle se charge de tout. Mais elle revient m’annoncer peu après que, son frigo étant vide, la soupe se fera plutôt sur ma cuisinière.
Elle a apporté son marchepied. Comment faut-il s’y prendre pour préparer les lentilles brunes qu’elle a trouvées dans mon placard :
— Les mettre à tremper, hein ?
Ma voisine me consulte de temps à autre sur le temps de cuisson des carottes, pour savoir où je range les bouillons cubes ou encore si j’ai des lunettes de ski pour se protéger les yeux en coupant les oignons. Elle profite de l’occasion pour discuter avec moi en me passant tel ou tel livre posé sur la couette.
Elle saisit un recueil de poèmes qu’elle feuillette.
— Écoute-moi ça :
J’ai tendu dans le noir
une main tâtonnante
et j’ai trouvé une autre
main tâtonnante.
 »
Le bras long… et musclé
ou le harceleur puni
Taille originale : 21 x 29,7 cm

vendredi 21 avril 2023

Les hommes stagnent…

« On dit que les hommes vieillissent mieux que les femmes mais c'est faux. Leur peau perd plus vite son élasticité, surtout quand ils fument et boivent. C'est flasque, on a l'impression que ça pourrait s'effriter sous la pulpe des doigts. Elle n’a jamais compris comment faisaient les jeunes filles qui couchent avec des hommes plus vieux. C’est tellement plus agréable, la peau douce et résistante des hommes jeunes. Les hommes de son âge la dégoûtent, quand les couilles pendent et ressemblent à des têtes de tortues sclérosées. Elle pourrait vomir de devoir y toucher. Elle déteste les hommes qui ont le souffle court quand ils baisent, ou qui doivent se mettre sur le dos au bout de cinq minutes parce qu’ils n'en peuvent plus et laissent la partenaire terminer toute seule. Elle déteste leur ventre gonflé et leurs petites cuisses grises.
Les femmes évoluent avec l’âge. Elles cherchent à comprendre ce qui leur arrive. Les hommes stagnent, héroïquement, puis régressent d'un seul coup. Plus ils prennent de l’âge, plus l’amour et le sexe sont liés à l’enfance. Ils ont envie de dire des mots d’enfants à des filles qui ressemblent à des gosses, de faire des cochonneries qu’on fait dans la cour de récré. Personne n’a envie d’entendre parler du désir d'un vieillard, c’est trop embarrassant. »
Femme puissante ?
« …elle était ravissante, elle était drôle, tous les garçons étaient à ses pieds. Elle aimait bien le disquaire, mais elle avait d’autres priorités. Elle préférait les musiciens. Les groupies ont mauvaise presse, mais c’est parce qu’elles peuvent faire ce dont les garçons rêvent sans oser se le permettre : sucer tout le groupe dans le camion. »
Martyre de la cause ?
« Il faut une certaine dose d’arrogance pour remonter de Bastille à Oberkampf à pied, seule, en talons hauts et jupe au-dessus du genou, passé onze heures du soir. Tous les connards sont de service. Les miliciens se sentent investis d’une mission : pourrir la vie aux filles seules dans les rues. Éviter tout contact visuel. Avancer vite. Se tenir droite, en imaginant avoir un sabre dans son Balenciaga, façon Beatrix Kiddo. Fermer sa gueule, tracer. Les petits bruits de bouche pour attirer son attention. Les insultes — salope, connasse, grosse pute, sac à foutre viens par là, où tu vas toi viens par là, raciste, bobo de merde on va te défoncer, on voit ton gros cul, fais attention à toi doudou, toi t’as une bouche à bien me sucer. Ne pas ralentir. Elle aime les garçons, elle les aime avec pragmatisme, avec énergie, elle les aime de toute sa peau et de l’intérieur de son ventre. Mais elle aimerait, aussi, pouvoir en tuer quelques-uns. Qu’il y ait une licence — légitime défense. Vous êtes en bande, vous me suivez en me menaçant — je sors mon sabre et je décapite. Elle a l’habitude. Il faut du caractère pour être une chaudasse. Tu n’as le soutien de personne, sur cette terre. Ni des mecs avec qui tu traînes, ni des meufs qui sont tes copines, ni des mecs que tu ne suceras pas. Un jour à Sébastopol un gros lourd l’a attrapée par le poignet pour l’obliger à le suivre, elle a retiré sa main en lui disant “mais dégage” et le mec est devenu tout rouge, elle a vu qu’il allait vriller et lui en coller une. Il l’a forcée à s’excuser. Elle s’est exécutée, et puis elle a tracé. Tout le temps qu’il l’a retenue en la menaçant, elle n’a vu personne ralentir, ni leur jeter un coup d’œil. Il aurait pu la tuer à coups de pied, sur le trottoir, les gens auraient regardé ailleurs. »
Taille originale :  deux fois 21 x 29,7 cm
& 42 x 45,5 cm (collage de trois dessins)
« C’est comme ça qu’il avait eu le plan. Mais à neuf heures du matin quand il avait fallu faire la scène, Cyril n’avait pas eu d’érection. Le verdict des professionnels était sans appel : “il ne levait pas”, ça paraissait être un cas de figure bien connu des troupes, et sans remède. Deb ignorait encore que dans le porno il y a les mecs qui lèvent et les mecs qui tiennent, ceux qui lèvent et qui tiennent ne sont pas près d’être au chômage. Il avait fallu faire la scène avec quelqu’un d’autre. Le réalisateur était content du résultat. Il disait qu’elle prenait bien la lumière. Cyril n’était plus catastrophé, sa meuf assurait, il était fier. Elle avait fait sa deuxième scène, plus détendue, on l’avait complimentée, elle n’avait pas réalisé sur le coup qu’elle venait d’entrer dans la peau d’un tout nouveau personnage, et qu’elle allait l’incarner des années. Changer, c’est toujours perdre un bloc de soi. On le sent qui se détache, après un temps d’adaptation. C’est un deuil et un soulagement en même temps. C’est son voyage à elle, qui continuait. »
Femmes glorieuses ?

vendredi 18 novembre 2022

Intelligence robotique

L’utilisation du libellé « f… f… » dans un précédent billet a suscité la réaction immédiate d’un robot de Google qui a jugé que ce billet avait un « contenu sensible », et qui l’a rendu aussitôt inaccessible. Un message d’avertissement demandait alors le consentement préalable du lecteur pour accéder au message original.

J’ai donc remplacé le libellé « f… f… » par « mise au poing ».

Je ne suis pas opposé à un message d’avertissement, mais un tel message est déjà présent à toute entrée de ce blog : cela a été prévu dès sa création grâce aux options proposées par Blogger. Il me paraît donc inutile de répéter une telle mise en garde pour un message en particulier. En outre, l’intelligence artificielle d’un robot est limitée, et d’autres libellés sont sans doute aussi « sensibles » : ces libellés entraîneront-ils à l’avenir les mêmes avertissements ? (Jusqu’à présent, l’étiquette « f… f… » n’irritait la sensibilité d’aucun robot.)

Pour rassurer les âmes sensibles, rappelons que le « f… f… » est une pratique dite extrême qui nécessite prudence et consentement. Et si vous étiez mal informé, Wikipedia vous en dira plus à ce propos.

mardi 27 septembre 2022

Un quasi-sacrifice de soi pour vénérer la reine

Main levée
« Elle se retourna dans le lit et ses yeux rencontrèrent le visage pâle de B. Il avait les paupières closes, mais ne ronflait pas. Ce qui signifiait qu’il ne dormait pas, lui non plus. Elle étudia son visage. Les fines paupières rougeâtres aux veines apparentes, les sourcils clairs, la peau opalescente. On aurait dit qu’il avait avalé une lampe allumée. Gonflé et éclairé de l’intérieur. Qu’ils sortent ensemble avait beaucoup surpris. Les gens n’avaient pas posé la question directement, bien sûr, mais elle lisait sur leurs visages : Qu’est-ce qui fait qu’une belle femme financièrement indépendante choisit un type sans le sou et moins que moyennement séduisant ? Une élue de la commission parlementaire des affaires juridiques l’avait certes prise à part, à un de ces cocktails de réseautage de “femmes occupant des postes importants”, pour lui dire qu’elle l’admirait d’avoir épousé un collègue de rang social inférieur. K lui avait répondu que B était un sacré bon coup et lui avait demandé si elle, en revanche, n’était pas un peu gênée d’avoir un mari à statut élevé qui gagnait plus qu’elle. Et quelle était la probabilité que son prochain mari soit un homme de bas rang. K n’avait pas la moindre idée de qui était le mari de cette femme politique, mais à en juger par son expression, elle avait tapé plus ou moins dans le mille. Elle avait du reste horreur de ces rassemblements de femmes dans le vent. Non qu’elle ne soutienne pas la cause ou ne trouve pas qu’il faille se battre pour une véritable égalité entre les sexes, mais parce qu’elle ne supportait pas cette sororité forcée et cette rhétorique reposant sur l’affect. Parfois, elle avait envie de leur demander de la boucler et de s’en tenir à l’égalité des chances et à l’idée qu’à travail égal, salaire égal. Bien sûr qu’il était largement temps de changer les mentalités, concernant le harcèlement sexuel direct, mais aussi les techniques de domination sexuelle indirectes et souvent inconscientes des hommes. Ça ne devait pas toutefois être le premier sujet à l’ordre du jour, car cela détournait l’attention de la question de fond en termes d’égalité entre les sexes. Si les femmes donnaient la priorité à leurs fiertés blessées plutôt qu’à leur fiche de paie, elles allaient encore perdre en s’étant feintées elles-mêmes. Car seuls de plus gros salaires, et plus de pouvoir économique, sauraient les rendre invincibles. Certes, elle aurait peut-être vu les choses autrement si elle avait été la personne la plus vulnérable de cette chambre à coucher. Elle était allée trouver B quand elle était le plus faible, le plus fragile, quand elle avait besoin de quelqu’un qui l’aime inconditionnellement. Le policier scientifique un peu rond, mais gentil et charmant, qui en croyait à peine ses yeux, avait répondu par un quasi-sacrifice de soi pour vénérer la reine. Elle s’était raconté qu’elle n’allait pas tirer profit de la situation, qu’elle avait vu trop de gens — des hommes comme des femmes — se transformer en monstres simplement parce que leur partenaire les y conviait. Et elle avait essayé. Essayé. »

 

Artiste responsable
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm

mardi 26 juillet 2022

Non négociable

La Grande Odalisque
« J’aurais pu opérer un cunnilingus sur sa personne. Mais même cela, j’en avais la certitude, n’aurait pas pu suffire. Elle voulait comme tant d’autres femmes, elle voulait être pénétrée, elle ne se satisferait pas à moins, ce n’était pas négociable. .»
Taille originale : 29,7 x 21 cm & 21 x 29,7 cm

lundi 18 avril 2022

Les mots, les mots (propos de bistrot, encore)

Collage
Taille originale : 40 x 60 cm & 21 x 29,7 cm

— Terrorisme, pandémie, guerre…

— Je n’en pense rien, c’est juste quelque chose qui existe, et ensuite tout le monde — si l’on excepte les scientifiques ou les spécialistes qui connaissent mieux que les profanes la chose — essaie de maîtriser ce qui est réel avec des mots, avec une flopée de mots, parce que les mots nous donnent l’impression de comprendre le monde alors qu’ils ne délivrent le plus souvent qu’un semblant de sens. C’est la punition de nos péchés, le fruit de nos erreurs, la conséquence de nos impérities… Chacun y va de son interprétation, chacun parvient à recaser la chose dans ce qu’il croit déjà savoir, dans ce qu’il croit juste, bon, vrai, important… C’est assez fascinant d’observer comment tous ces commentateurs et commentatrices retrouvent rapidement leurs marques, réussissent à ajuster en quelques phrases leur « modèle » de pensée à cet événement inédit, pas totalement inédit mais quand même. Ils n’ont qu’un seul logiciel de pensée, suffisamment souple pour s’adapter à tout ce qui peut survenir et qui in fine viendra confirmer ce dont ils sont déjà convaincus. Le temps de la sidération est bref, tellement bref, immédiatement recouvert par les mots qui en effacent l’étrangeté. Évidemment, l’avantage pour ceux qui n’ont qu’un seul logiciel de pensée, c’est qu’il permet de tout expliquer, mais c’est toujours la même explication qu’ils donnent aux choses.
C’est comme cela que Lévi-Strauss explique ce drôle de concept qu’est le mana chez je ne sais plus quelle population polynésienne : c’est l’équivalent de « truc » ou de « machin » en français, un mot vide qui est censé expliquer ce qui survient. « Mais c’est arrivé comment cet accident ? — Ben, tu vois, c’est la malchance ! » Nous aussi, on utilise plein de mots comme cela qui ne veulent rien dire : « Oui, c’est un petit gros : mais c’est un problème de “glandes” » disait-on il y a une cinquantaine d’années. Les « glandes », maintenant, on n’utilise plus trop ce mot pseudo-scientifique, mais les « hormones » ou « l’immunité naturelle » ou les « toxines », ça ne vaut pas beaucoup mieux… C’est juste un mot censé expliquer le truc alors que ce n’est qu’un petit sparadrap sur un trou béant. Le mot comble le vide de sens. On a d’autres mots aujourd’hui, c’est « le système », « la domination » (telle que l’a analysée Foucault, bien sûr), « le capitalisme » (ou sa variante néo-libérale), « l’impérialisme », « la démocratie », « l’individualisme » ou que sais-je encore… (et le remède : la Révolution !)
Nous confondons description et explication, et nous prêtons une vertu explicative à des mots qui ne font que décrire un état de choses. Le « patriarcat » existe certainement, mais le mot, supposé concept, ne dit rien de ses différentes formes, ni pourquoi elles existent ni pourquoi elles perdurent ou se transforment. Le mot est censé éclairer les choses, mais il est bien incapable d’expliquer pourquoi un type tue sa femme. C’est comme les médecins de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens ! D’autres mots plus ou moins récents : l’égoïsme, la vieillesse des « boomers », le « fascisme », « l’islamo-gauchisme », « l’oligarchie », les « élites », « l’insoumission »…
Lévi-Strauss avait raison de dire que le mana n’a pas beaucoup plus de sens que le « truc » en français, que c’est un mot pratiquement vide destiné à nommer ce qu’on n’explique pas vraiment. Mais il négligeait qu’on y croit vraiment ! Les Byzantins ont-ils vraiment discuté du sexe des anges ? Très vraisemblablement non, mais ils se sont interrogés sur la corporéité des anges… et en ont conclu à une semi-corporéité (ou simili…). Il y a donc eu débat, discussion, échange d’arguments, dialogues de sourds… Il suffit de voir l’intensité des polémiques sur les multiples forums de la toile électronique, c’est chaud, c’est violent, c’est passionné, c’est menaçant, c’est rapidement injurieux, car chacun est persuadé d’avoir raison, chacun croit qu’en donnant son avis, son opinion, ses arguments plus ou moins développés, il va l’emporter, il aura prise sur la réalité, il va désigner l’origine du mal et y porter remède ! Tous, nous croyons qu’en discutant sur les forums, nous changerons les choses, nous croyons que le triomphe — rhétorique — de notre opinion transformera le monde… L’important, ce serait de trouver la bonne position intellectuelle, celle qui serait juste, incontestablement : il suffirait de la dire pour que les choses deviennent justes, il suffirait de convaincre les autres que c’est la juste position pour que la réalité obéisse… Le sophisme, ce n’est pas une erreur de raisonnement, c’est la croyance qu’un raisonnement suffira à convaincre un adversaire réel ou hypothétique
Mais les mots concernent assez peu la réalité, la réalité n’est qu’un prétexte et les débats portent moins sur la réalité supposée sous-jacente que sur les mots de l’autre : les mots ne disent pas la réalité, n’en parlent pas, ils veulent seulement prouver que l’autre a tort, et il suffirait que l’autre avoue qu’il a tort (ce qu’il ne fera bien sûr jamais) pour que le propagandiste jouisse enfin (ce qui n’arrive jamais), alors que la réalité resterait elle complètement inchangée. Traiter quelqu’un de fasciste, d’islamo-gauchiste (ou de « pauv’ con »), n’a aucun effet sur la réalité qui serait visée — abattre le fascisme ou l’islamo-gauchisme (quant à la connerie, elle est éternelle) — et ne vise qu’à satisfaire le mépris ou la colère de celui qui l’énonce.
Le réel est plus fort. Il résiste évidemment.

Taille originale : 29,7 x 21 cm

— Mais les mots que tu cites sont surtout ceux de la gauche progressiste (en gros)…

— C’est mon camp. Je ne vais pas passer mon temps à argumenter contre des gens dont je suis au plus haut point éloigné. Le « grand remplacement »… c’est du délire. Mais si de notre « camp », on voit tout de suite leurs fantasmes, si l’on s’énerve du ressassement absurde des mêmes expressions qui masquent la réalité bien plus qu’elles ne la révèlent, nous sommes sans doute aveugles ou myopes face à nos propres fantasmes, nous n’entendons pas le vide qui résonne dans nos propres mots. C’est le soupçon que l’on peut avoir. La philosophie du soupçon (qui est un peu passée de mode) doit porter avant tout sur soi-même, sur nos propres « idées », sur nos propres mots.

— Mais toi aussi, tu interprètes, tu analyses, tu discours, même si tu te situes à un niveau, comme on dit méta-.

— Oui bien sûr, on ne peut pas échapper à la maladie du langage. Il faut bien employer les mots de la tribu au risque sinon d’un hermétisme mallarméen. Je parle, j’argumente, je discours comme tu dis, parfois fort longuement. C’est peut-être pour cela que je préfère à présent la littérature. Comme lecteur. La littérature est l’expression la plus aboutie de ce semblant de sens, sauf qu’elle assume (en principe) ce semblant. C’est pour cela que la littérature survit (pour l’instant), et que les éditorialistes disparaissent.

— Ça vieillit aussi la littérature… Sur la grande toile polémique, une jeune femme récemment dénonçait son ou sa professeure de littérature qui lui avait fait lire le « roman le plus chiant qui soit », le Rouge et le Noir (en précisant que Stendhal était certainement un « vieux blanc cisgenre ») alors qu’elle aurait tellement préféré un ouvrage d’Annie Ernaux…

— Ha ha ! Elle aurait dû lire Armance, un grand roman sur l’impuissance. Hétéro mais pas trop bandant. Mais je pensais à un autre grand classique, certainement très chiant pour de jeunes esprits, le Père Goriot. Par provocation, on pourrait dire que c’est un roman sur la domination féminine : le vieux Goriot lègue toute sa fortune à ses deux filles qui vont au bal pendant que lui crève misérable comme un chien. Et quant à Rastignac, pauvre provincial, il sera obligé de jouer au gigolo pour se faire une place dans le monde. Je caricature. Cela dit, Balzac montre la complexité et l’ambivalence des choses : les filles Goriot sont sous la coupe de leur mari respectif. Et puis il y a la fille du banquier, dont j’ai oublié le nom, qui est sacrifiée au profit de son frère qui a tout le pognon. Mais là aussi, j’emploie des mots à la mode : ambivalence, complexité… En fait, le roman de Balzac (comme beaucoup d’autres) ne livre pas de morale ni ne délivre de leçon. Il fonctionne autrement. Il montre, il montre notamment le pouvoir des femmes (notamment celui de la veuve Vauquer qui tyrannise le vieux Goriot). Ce pouvoir n’est évidemment pas absolu, mais personne n’a de pouvoir absolu même si Balzac a la nostalgie de la monarchie d’Ancien Régime (dont le roi rétablirait la justice par sa seule volonté). Et bien sûr, il ne parle pas de toutes les femmes, ni d’ailleurs de tous les hommes. C’est ça le roman : des individus singuliers dans des situations et des relations particulières. C’est en partie vrai, d’abord parce que c’est une fiction, ensuite parce qu’on ne peut pas généraliser… Ou alors c’est la responsabilité du lecteur ou de la lectrice. Mais on ne peut pas accuser Balzac de mentir : il montre, il explore, il raconte… et chacun tire ensuite la couverture à lui, en retient ce qui lui paraît pertinent, juste, « bien vu ».

— Personnellement, je trouve Balzac assez ennuyeux…

— Tu peux dire chiant. Moi aussi d’ailleurs.

Isis et Osiris

samedi 12 mars 2022

7 polygames

Héroïne du désir
Taille originale : 21 x 29,7 cm
« À beaucoup d'égards, le grand phénomène de la chasse aux sorcières, qui, par ses multiples aspects (maléfice, satanisme, possession) et ses images fortes (la sorcière, le Diable), semblait très exceptionnel, paraît de plus en plus aux historiens devoir être inséré dans un contexte plus large. Pour nous, il n'est qu'un des aspects d'une persécution plus générale, d'une volonté plus ou moins consciente de répression, d'autoflagellation et de purification vertueuse qui agita presque en permanence l'Occident du IIe millénaire. “Il s'est bien agi d'une normalisation”, reconnaît Jean Delumeau. Par normalisation, il faut entendre réduction à la norme, au même, tous ceux qui dépassent du moule étant exclus. Or, les normalisations, l'histoire de l'Europe en est un sanglant recueil. Que de fois la prétendue vertu conduisit à la terreur… On normalisa chaque fois qu'on voulut discipliner les conduites, unifier les croyances, faire la part belle à l'absolutisme catholique ou à d'autres. Dans ces moments- là, l'Occident fit assez peu de différences entre ses prétendus ennemis, hérétiques, juifs, sorcières ou autres. Un exemple : au cours de l'autodafé de 1560 à Murcie, les 48 condamnés se répartissaient ainsi : 22 juifs ou marranes, 12 islamisants, 15 luthériens, 7 polygames, 2 blasphémateurs. Tous ces adversaires de Dieu, c'est clair, étaient en même temps des maléfiques, et d'ailleurs en enfer, Luther, Mahomet et quelques autres ne pouvaient qu'être les amis du Diable. »
Orientation scolaire
Taille originale : 21 x 29,7 cm

vendredi 11 mars 2022

Héritiers

Sens dessus dessous
« Les résultats des enquêtes effectuées dans les différents pays du monde occidental sur les caractéristiques sociales de la population artistique présentent, du point de vue des tendances lourdes, plus de ressemblances que de différences — dès lors que les indicateurs adoptés pour caractériser la pratique artistique sont identiques.
Dans tous les pays occidentaux, les artistes plasticiens se recrutent majoritairement dans les catégories sociales élevées et, dans une proportion importante, ils ont vécu dans des familles d’artistes. Les artistes ont, en majorité, reçu une formation artistique, et le décalage est partout important entre le nombre d’artistes qui ont suivi un enseignement artistique et le nombre de ceux qui ont obtenu un diplôme sanctionnant une activité artistique. Il n’existe pas de discrimination sexuelle à l’entrée dans la carrière artistique ; par contre, les chances de réussite varient très significativement en fonction du sexe. Enfin, dans tous les pays occidentaux, la population artistique est d’un âge élevé, supérieur à celui de la population active — et ce, en dépit de quelques réussites spectaculaires de jeunes artistes. »
Taille originale : 21 x 29,7
« Les artistes se recrutent surtout dans les catégories sociales élevées (leur recrutement est comparable à celui des professions libérales). Moins de 10 % d’entre eux ont un père ouvrier, et près de la moitié sont fils de cadres supérieurs, artistes ou membres des profession intellectuelles. Les artistes sont des héritiers non seulement parce qu’ils sont issus proportionnellement davantage des classes supérieures que des classes populaires, mais aussi parce qu’ils ont vécu dans une famille d’artistes. »
À la renverse
« Les femmes — influence de la formation reçue dans des écoles de faible niveau ou/et intériorisation de l’image sociale traditionnelle de la féminité artistique — font, pour une majorité d’entre elles, des œuvres qui les situent dans la zone floue entre amateurisme et professionnalisme, et qui assurent éventuellement leur succès sur les marchés locaux sans être en mesure de leur procurer une notoriété nationale ou internationale. Les femmes sont en effet moins nombreuses que les hommes à pratiquer des disciplines artistiques multiples. Elles se cantonnent, pour la majorité d’entre elles, dans le secteur de la figuration traditionnelle, et elles sont moins nombreuses que les hommes à opter pour les mouvements d’avant-garde. Leurs pratiques artistiques et leurs choix esthétiques contribuent à éloigner les femmes du niveau le plus élevé de la réussite sociale. »

lundi 27 décembre 2021

Abre La Cula

Puzzle de trois dessins de 21 x 29,7 cm
« L’enjeu c’est de fermer son esprit et d’ouvrir son cul.
On veut enlever leur pouvoir au vagin et au pénis. On a tous un anus. C’est une source de dégoût comme de plaisir. Ça représente bien l’hypocrisie de nos sociétés. Tant que c’est caché, pas de problème. Mais quand tu le montres aux yeux de tous, on détourne la tête. »
Taille originale : 21 x 29,7 cm

mardi 23 novembre 2021

Un acte si libérateur…

Occuper l'espace
Taille originale : 14,8 x 21 cm
« J’ai rompu avec le catholicisme pratiquant dès mon premier trimestre à Oxford, en même temps que j’ai perdu ma virginité. Les deux événements étaient liés : je ne pouvais sincèrement confesser en tant que péché un acte que j’avais trouvé si libérateur, ni promettre de ne pas recommencer. Le rejet intellectuel du reste de la doctrine catholique a rapidement suivi, conséquence ou rationalisation de cette rupture, difficile à déterminer. Quelques années plus tard, au prix de quelques tricheries et dissimulation, mon mariage fut célébré dans une église catholique pour éviter de faire de la peine à mes parents mais aussi parce qu’au bout du compte, je ne me serais pas sentie dûment mariée par les seuls services de l’état civil. »
Dans le fond
Taille originale : 21 x 29,7 cm

 

mardi 2 novembre 2021

Toute la laideur humaine…


Taille originale : 21 x 29,7
« Le type d’enchevêtrement que j’ai à l’esprit devient manifeste lorsque nous analysons des mots comme “cruel”. Le mot “cruel” a manifestement un usage normatif - en tout cas pour la plupart des gens, même si certains défenseurs célèbres de la dichotomie fait/valeur le nient - et en effet éthique. Si l’on me demande de dire quel genre de personne est l’instituteur de mon fils, et que je dise “il est très cruel”, j’en fais la critique à la fois comme instituteur et comme homme. Je n’ai pas besoin d’ajouter : “il n’est pas un bon instituteur” ou “il n’est pas un homme bon”. Je pourrais certes dire : “quand il ne fait pas preuve de cruauté, c’est un très bon enseignant”. Mais, si je n’ai pas déterminé sous quels rapports et en quelles occasions il est un bon enseignant, ni sous quels rapports et en quelles occasions il est très cruel, je ne peux simplement pas dire “c’est une personne très cruelle et un très bon enseignant”. De même, je ne peux pas dire, en espérant être compris “c’est une personne très cruelle et un homme bon”. Pourtant, “cruel” peut aussi avoir un usage purement descriptif, comme lorsqu’un historien écrit qu’un certain monarque était exceptionnellement cruel et que la cruauté du régime a provoqué un certain nombre de révoltes. “Cruel” ignore simplement la prétendue dichotomie fait/valeur et se permet allègrement d’être utilisé parfois dans un dessein normatif, parfois comme un terme descriptif. (En effet, ceci est également vrai du terme “crime”.) Dans la littérature, il est souvent fait référence à de tels concepts comme à des “concepts éthiques épais”. On a depuis longtemps attiré l’attention sur le fait que les concepts éthiques épais sont des contre-exemples à l’idée qu’il existe une dichotomie absolue entre les faits et les valeurs, mais les défenseurs de la dichotomie ont proposé trois réponses principales. »

mercredi 4 août 2021

La foi dans le génie de l'artiste

Taille originale : 21 x 29,7 cm


« Les difficultés de l’histoire de l’art avec l’art moderne remontent au début du XIXe siècle, lorsque l’art perdit ses fonctions publiques traditionnelles. Cette perte fut compensée par une réflexion sur les buts et moyens de l’art, sur le domaine artistique. L’art justifia sa survie par son autonomie absolue. À ce moment-là, l’histoire de l’art se forma comme une nouvelle branche de la connaissance humaniste et sembla suivre le même chemin, isolant le domaine de l’art comme son champ d’étude. Mais cette impression est trompeuse. Car en réalité, l’histoire de l’art entreprenait de sacraliser la tradition même que l’art vivant du temps s’employait à désacraliser. Les intentions de l’histoire de l’art semblaient ressembler à celles de l’art, mais elles portaient sur l’art ancien et non sur l’art contemporain. L’histoire de l’art lutta pour restaurer les valeurs d’une tradition perdue pendant que l’art vivant échappait aux règles traditionnelles par un modernisme délibéré ou faisait de ces règles l’objet de ses réflexions, de ses commentaires, de ses doutes et de ses affirmations désespérées. Les deux projets ne partageaient qu’une chose, leur foi dans le génie de l’artiste. Elles se séparèrent dès que l’histoire de l’art explora l’évolution des écoles nationales et chercha de principes universels de création artistique. »

jeudi 20 mai 2021

Imposture amoureuse

« Avant d'aller plus loin, laissez-moi vous apporter une précision importante... (Depuis que j'ai entamé l'écriture de ce chapitre, j'entends avec insistance des voix qui se demandent : “Mais enfin, elle est lesbienne ou pas ?” ; question qui perturbe mon esprit et dont il faut que je me débarrasse avant de continuer.)
J'ai rencontré dans ma vie des homosexuels rebutés par le sexe opposé, comme j'ai rencontré des hétérosexuels qui affirmaient l'aversion contraire. À l'autre extrémité, j'ai rencontré des bisexuels déclarés, revendiquant une sexualité libre à géométrie variable. Entre ces deux pôles, toute une nuance d'individus : de l'homo qui tombe amoureux de quelqu'un du sexe opposé, à l'hétéro attiré par quelqu'un du même sexe ; de l'hétéro qui tente l'expérience d'une relation homosexuelle, à l'homo occasionnel qui a du mal à choisir. Bref, le désir étant incessamment mouvant, si tant est qu'on lui prête attention, les variations sont infinies. Sur ce nuancier sexuel, je me situais désormais quelque part dans la tranche du milieu. Bien qu'ayant commencé près du bord, de rencontres en réflexions, de libertés prises en expériences partagées, j'avais peu à peu glissé vers une tendance plus souple. Pour résumer : les filles déclenchaient en moi un désir plus fort, mais les garçons ne me laissaient pas totalement indifférente.
désirer \ consentir
Taille originale : 21 x 29,7 cm

 

Maintenant que j'ai réglé cette question, je dois vous parler d'amour. Je pense que le plus grand dommage que cette vie chaotique a causé en moi est lié à l'amour. L'amour, au sens de tomber amoureux, était un sentiment auquel je n'avais pas accès. Je restais toujours en deçà, incapable de franchir une barrière dressée quelque part à l'intérieur de moi. Quelque chose s'était défait, détaché, envolé. Quelque chose d'essentiel avait disparu. Quand je vois dans les journaux télévisés les enfants de la guerre ou de la misère, réfugiés dans des camps ou jetés sur les routes, je me dis aussitôt qu'ils sont atteints de la même maladie d'amour que moi. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, cette anomalie affective ne me dérangeait pas. Après tout, il fallait bien que la machine se détraque quelque part, non? Quitte à choisir, je préférais avoir perdu l'amoureuse en moi que me réveiller un matin couverte de psoriasis ou plongée dans de multiples addictions. Cela dit, comme un malentendant qui lit sur les lèvres pour masquer son handicap, il m'arrivait de faire semblant, imitant les gestes repérés chez les autres filles pour donner le change (le seul que je n'ai jamais pu reproduire : glisser ma main dans la poche arrière du pantalon de l'autre. Je demande pardon à celles qui font ce truc, mais moi, c'est au-dessus de mes forces). Je n'étais pas fière d'agir de la sorte, consciente que j'étais dans l'imposture, mais je gardais espoir que mes imitations maladroites déclenchent un jour le mécanisme et fassent sauter la barrière. »

 

mise en scène enlevée
taille originale : 24 x 32 cm