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Collage Taille originale : 40 x 60 cm & 21 x 29,7 cm |
— Terrorisme, pandémie, guerre…
— Je n’en pense rien, c’est juste quelque chose qui existe, et ensuite tout le monde — si l’on excepte les scientifiques ou les spécialistes qui connaissent mieux que les profanes la chose — essaie de maîtriser ce qui est réel avec des mots, avec une flopée de mots, parce que les mots nous donnent l’impression de comprendre le monde alors qu’ils ne délivrent le plus souvent qu’un semblant de sens. C’est la punition de nos péchés, le fruit de nos erreurs, la conséquence de nos impérities… Chacun y va de son interprétation, chacun parvient à recaser la chose dans ce qu’il croit déjà savoir, dans ce qu’il croit juste, bon, vrai, important… C’est assez fascinant d’observer comment tous ces commentateurs et commentatrices retrouvent rapidement leurs marques, réussissent à ajuster en quelques phrases leur « modèle » de pensée à cet événement inédit, pas totalement inédit mais quand même. Ils n’ont qu’un seul logiciel de pensée, suffisamment souple pour s’adapter à tout ce qui peut survenir et qui in fine viendra confirmer ce dont ils sont déjà convaincus. Le temps de la sidération est bref, tellement bref, immédiatement recouvert par les mots qui en effacent l’étrangeté. Évidemment, l’avantage pour ceux qui n’ont qu’un seul logiciel de pensée, c’est qu’il permet de tout expliquer, mais c’est toujours la même explication qu’ils donnent aux choses.
C’est comme cela que Lévi-Strauss explique ce drôle de concept qu’est le mana chez je ne sais plus quelle population polynésienne : c’est l’équivalent de « truc » ou de « machin » en français, un mot vide qui est censé expliquer ce qui survient. « Mais c’est arrivé comment cet accident ? — Ben, tu vois, c’est la malchance ! » Nous aussi, on utilise plein de mots comme cela qui ne veulent rien dire : « Oui, c’est un petit gros : mais c’est un problème de “glandes” » disait-on il y a une cinquantaine d’années. Les « glandes », maintenant, on n’utilise plus trop ce mot pseudo-scientifique, mais les « hormones » ou « l’immunité naturelle » ou les « toxines », ça ne vaut pas beaucoup mieux… C’est juste un mot censé expliquer le truc alors que ce n’est qu’un petit sparadrap sur un trou béant. Le mot comble le vide de sens. On a d’autres mots aujourd’hui, c’est « le système », « la domination » (telle que l’a analysée Foucault, bien sûr), « le capitalisme » (ou sa variante néo-libérale), « l’impérialisme », « la démocratie », « l’individualisme » ou que sais-je encore… (et le remède : la Révolution !)
Nous confondons description et explication, et nous prêtons une vertu explicative à des mots qui ne font que décrire un état de choses. Le « patriarcat » existe certainement, mais le mot, supposé concept, ne dit rien de ses différentes formes, ni pourquoi elles existent ni pourquoi elles perdurent ou se transforment. Le mot est censé éclairer les choses, mais il est bien incapable d’expliquer pourquoi un type tue sa femme. C’est comme les médecins de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens ! D’autres mots plus ou moins récents : l’égoïsme, la vieillesse des « boomers », le « fascisme », « l’islamo-gauchisme », « l’oligarchie », les « élites », « l’insoumission »…
Lévi-Strauss avait raison de dire que le mana n’a pas beaucoup plus de sens que le « truc » en français, que c’est un mot pratiquement vide destiné à nommer ce qu’on n’explique pas vraiment. Mais il négligeait qu’on y croit vraiment ! Les Byzantins ont-ils vraiment discuté du sexe des anges ? Très vraisemblablement non, mais ils se sont interrogés sur la corporéité des anges… et en ont conclu à une semi-corporéité (ou simili…). Il y a donc eu débat, discussion, échange d’arguments, dialogues de sourds… Il suffit de voir l’intensité des polémiques sur les multiples forums de la toile électronique, c’est chaud, c’est violent, c’est passionné, c’est menaçant, c’est rapidement injurieux, car chacun est persuadé d’avoir raison, chacun croit qu’en donnant son avis, son opinion, ses arguments plus ou moins développés, il va l’emporter, il aura prise sur la réalité, il va désigner l’origine du mal et y porter remède ! Tous, nous croyons qu’en discutant sur les forums, nous changerons les choses, nous croyons que le triomphe — rhétorique — de notre opinion transformera le monde… L’important, ce serait de trouver la bonne position intellectuelle, celle qui serait juste, incontestablement : il suffirait de la dire pour que les choses deviennent justes, il suffirait de convaincre les autres que c’est la juste position pour que la réalité obéisse… Le sophisme, ce n’est pas une erreur de raisonnement, c’est la croyance qu’un raisonnement suffira à convaincre un adversaire réel ou hypothétique
Mais les mots concernent assez peu la réalité, la réalité n’est qu’un prétexte et les débats portent moins sur la réalité supposée sous-jacente que sur les mots de l’autre : les mots ne disent pas la réalité, n’en parlent pas, ils veulent seulement prouver que l’autre a tort, et il suffirait que l’autre avoue qu’il a tort (ce qu’il ne fera bien sûr jamais) pour que le propagandiste jouisse enfin (ce qui n’arrive jamais), alors que la réalité resterait elle complètement inchangée. Traiter quelqu’un de fasciste, d’islamo-gauchiste (ou de « pauv’ con »), n’a aucun effet sur la réalité qui serait visée — abattre le fascisme ou l’islamo-gauchisme (quant à la connerie, elle est éternelle) — et ne vise qu’à satisfaire le mépris ou la colère de celui qui l’énonce.
Le réel est plus fort. Il résiste évidemment.
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Taille originale : 29,7 x 21 cm
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— Mais les mots que tu cites sont surtout ceux de la gauche progressiste (en gros)…
— C’est mon camp. Je ne vais pas passer mon temps à argumenter contre des gens dont je suis au plus haut point éloigné. Le « grand remplacement »… c’est du délire. Mais si de notre « camp », on voit tout de suite leurs fantasmes, si l’on s’énerve du ressassement absurde des mêmes expressions qui masquent la réalité bien plus qu’elles ne la révèlent, nous sommes sans doute aveugles ou myopes face à nos propres fantasmes, nous n’entendons pas le vide qui résonne dans nos propres mots. C’est le soupçon que l’on peut avoir. La philosophie du soupçon (qui est un peu passée de mode) doit porter avant tout sur soi-même, sur nos propres « idées », sur nos propres mots.
— Mais toi aussi, tu interprètes, tu analyses, tu discours, même si tu te situes à un niveau, comme on dit méta-.
— Oui bien sûr, on ne peut pas échapper à la maladie du langage. Il faut bien employer les mots de la tribu au risque sinon d’un hermétisme mallarméen. Je parle, j’argumente, je discours comme tu dis, parfois fort longuement. C’est peut-être pour cela que je préfère à présent la littérature. Comme lecteur. La littérature est l’expression la plus aboutie de ce semblant de sens, sauf qu’elle assume (en principe) ce semblant. C’est pour cela que la littérature survit (pour l’instant), et que les éditorialistes disparaissent.
— Ça vieillit aussi la littérature… Sur la grande toile polémique, une jeune femme récemment dénonçait son ou sa professeure de littérature qui lui avait fait lire le « roman le plus chiant qui soit », le Rouge et le Noir (en précisant que Stendhal était certainement un « vieux blanc cisgenre ») alors qu’elle aurait tellement préféré un ouvrage d’Annie Ernaux…
— Ha ha ! Elle aurait dû lire Armance, un grand roman sur l’impuissance. Hétéro mais pas trop bandant. Mais je pensais à un autre grand classique, certainement très chiant pour de jeunes esprits, le Père Goriot. Par provocation, on pourrait dire que c’est un roman sur la domination féminine : le vieux Goriot lègue toute sa fortune à ses deux filles qui vont au bal pendant que lui crève misérable comme un chien. Et quant à Rastignac, pauvre provincial, il sera obligé de jouer au gigolo pour se faire une place dans le monde. Je caricature. Cela dit, Balzac montre la complexité et l’ambivalence des choses : les filles Goriot sont sous la coupe de leur mari respectif. Et puis il y a la fille du banquier, dont j’ai oublié le nom, qui est sacrifiée au profit de son frère qui a tout le pognon. Mais là aussi, j’emploie des mots à la mode : ambivalence, complexité… En fait, le roman de Balzac (comme beaucoup d’autres) ne livre pas de morale ni ne délivre de leçon. Il fonctionne autrement. Il montre, il montre notamment le pouvoir des femmes (notamment celui de la veuve Vauquer qui tyrannise le vieux Goriot). Ce pouvoir n’est évidemment pas absolu, mais personne n’a de pouvoir absolu même si Balzac a la nostalgie de la monarchie d’Ancien Régime (dont le roi rétablirait la justice par sa seule volonté). Et bien sûr, il ne parle pas de toutes les femmes, ni d’ailleurs de tous les hommes. C’est ça le roman : des individus singuliers dans des situations et des relations particulières. C’est en partie vrai, d’abord parce que c’est une fiction, ensuite parce qu’on ne peut pas généraliser… Ou alors c’est la responsabilité du lecteur ou de la lectrice. Mais on ne peut pas accuser Balzac de mentir : il montre, il explore, il raconte… et chacun tire ensuite la couverture à lui, en retient ce qui lui paraît pertinent, juste, « bien vu ».
— Personnellement, je trouve Balzac assez ennuyeux…
— Tu peux dire chiant. Moi aussi d’ailleurs.
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Isis et Osiris
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