mardi 8 novembre 2022

Méditations pornographiques [5]

L’industrie du porno a pour seul but de gagner un maximum d’argent. C’est un reproche fréquemment répété. Mais c’est là une caractéristique de tout le système capitaliste, qu’il s’agisse du spectacle sportif, du cinéma conventionnel (même réputé d’art et essai), du monde culturel, des productions médiatiques, des jeux vidéos, du monde de l’édition ou de toute autre activité, sauf bénévole. L’argent est le nerf de la guerre, et personne ne refuse de gagner plus ! Et l’on ne reproche pas aux syndicats de se battre pour obtenir des augmentations salariales.… La naïveté des consommateurs serait-elle alors la victime de cette industrie malfaisante ? Évidemment non. Ils paient pour ce qu’ils veulent voir, que ce soit de façon directe ou indirecte via les publicités sur les sites supposés gratuits. L’accusation repose en fait sur l’association implicite entre l’argent fondamentalement sale et le sexe « vénal » tout aussi sale. Autrement dit, la dénonciation de l’argent vise en fait à stigmatiser la pornographie, ceux et celles qui la produisent (au sens large), ceux et celles qui la consomment. Et l’énormité des sommes supposément en jeu discrédite non pas une économie trop rentable mais une consommation jugée non seulement excessive mais surtout illégitime.

Les yeux enfin ouverts
Taille originale : 29,7 x 42 cm & 29,7 x 21 cm

À rebours de cette interprétation bassement économique et trop facile (et en suivant quelque peu Georges Bataille), on pourrait comprendre la pornographie — celle qui aujourd’hui remplit les sites du grand réseau électronique et ses disques durs énergivores — comme une espèce de potlatch. Pour rappel, le potlatch est une cérémonie observée avec curiosité par les ethnologues chez les Amérindiens de la côte nord-ouest du Pacifique aux États-Unis et au Canada : elle consistait (et consiste encore), dans ces sociétés fortement hiérarchisées, en une distribution ou même une destruction de « cadeaux » — nourriture, couvertures, peaux d’animaux, huile de poisson, écussons de cuivre (coppers) particulièrement onéreux… — afin d’affirmer la puissance et la santé d’un chef face à un rival. Celui-ci était contraint, pour ne pas perdre la face (et le pouvoir), à un contre-don de même nature[1].

Le potlatch et plus généralement le don (que nous pratiquons largement, qu’il s’agisse de cadeaux de mariage, d’anniversaire ou autre…) créent du lien social, que ce soit sous forme de reconnaissance ou d’un pouvoir plus ou moins prestigieux (qui doit évidemment être « reconnu » par les inférieurs qui deviennent les « obligés » de leur maître ou de leur chef). Le don ne repose pas sur un strict principe d’équivalence (comme dans l’échange économique), car ce que « reçoit » ou doit recevoir l’auteur du don reste largement indéterminé. C’est particulièrement clair dans le sacrifice qui est une forme de don adressé à des divinités, à des ancêtres, à des démons ou à une puissance supérieure dont la « réponse » sera nécessairement future, indéfinie et aléatoire. Et, dans certains cas, le sacrifice peut aller jusqu’au don de soi : comment ne pas se souvenir du Christ qui meurt pour Dieu et pour le salut des hommes (et des femmes) ? Et il y a bien d’autres exemples de sacrifices sanglants, mises à mort rituelles chez les Aztèques et le Mayas, crémation des veuves en Inde (rituel dit de la sati), sacrifice d’Isaac par Abraham, miraculeusement interrompu par l’ange… Aujourd’hui que nos mœurs se sont, paraît-il, adoucies, nos sacrifices les plus habituels sont ceux des pauvres diables mourant pour la patrie, ou encore ceux d’un prépuce dont l’ablation est censée fonder une alliance privilégiée avec la divinité.

En quoi la pornographie de l’ère électronique s’apparente-t-elle à un potlatch ? Il y a évidemment cette « débauche » de corps offerts en multitude aux regards voyeurs. Mais il ne s’agit là que d’une offre commerciale surabondante. Le potlatch n’intervient que lorsque le don de soi dépasse ce qui d’une certaine manière est attendu. À ce moment, la performeuse, le performeur (gay) bascule dans une forme d’offrande totale du corps, des gestes, des orifices entièrement disponibles. On peut penser au bukkake, où le visage se couvre d’éjaculations répétées et toujours plus abondantes. Il s’agit désormais d’une figure presque banale, mais le rituel ne vaut potlatch que s’il traduit non pas le simple consentement mais l’abandon de soi jusqu’à l’extase. À ce moment seulement, les voyeurs et voyeuses doivent reconnaître la supériorité morale, spirituelle, humaine, de celle, de celui qui est capable d’un tel don de soi, d’une telle offrande entière et inconditionnelle au démon de la lubricité. Le bukkake n’est retenu ici que comme exemple à cause du caractère répétitif de son rituel où s’efface progressivement toute honte, toute pudeur jusqu’au sommet cérémoniel de l’orgasme. Mais n’importe quelle scène pornographique peut devenir potlatch si elle laisse s’y exprimer cette dépense somptuaire des corps totalement offerts, livrés, sacrifiés même au désir voyeur. Cela se voit bien sûr dans les doubles ou triples pénétrations, dans les longues cérémonies de bondage, dans l’échange et la multiplication des partenaires réduits à n’être que de simples instruments au service de l’être supérieur qui s’abandonne à un plaisir sans limites. Une banale masturbation se révèle acte de foi quand l’enthousiasme se traduit en abnégation, en pure dépense, en munificence d’une jouissance qui éclate en pleine gloire.

Les choses bien sûr n’ont pas cette clarté et sont bien plus impures, et d’aucuns dénonceront facilement les illusions du voyeur face à une mise en scène artificielle sinon mensongère où il serait bien improbable de deviner cet amour supposé inconditionnel que d’aucuns nomment agapè. Rares sans doute parmi les innombrables acteurs et actrices sont celles et ceux capables de transformer l’exhibition de leur corps en un véritable cérémonial où le don de soi dépasse visiblement les attendus de l’un ou l’autre genre pornographique. La beauté, l’innocence supposée y ont leur part quand elles paraissent abandonnées, livrées à des désirs impurs, souillées même dans une gestuelle quelque peu sacrificielle. D’autres signes manifestent cependant aux yeux des adorateurs l’engagement total, corps et âme, dans l’action pornographique : le regard qui plonge dans l’œil de la caméra, le geste décidé, le sourire soudain triomphant, l’énergie renouvelée, la détermination sans faille, la répétition jamais découragée des postures et des actions obscènes… Tout cela nous révèle celle ou celui qui s’offre sans compter, qui se dépense sans retenue, qui se donne et s’abandonne au désir triomphant. Celle-là, celui-là s’avancera alors dans une gloire inégalée, au-delà de toute rétribution matérielle, révélant une nature quelque peu divine, descendue pourtant ici-bas pour permettre à ses adorateurs de se branler sans retenue.


1. Le potlatch, d’abord considéré comme une cérémonie étrange car contrevenant aux principes de l’échange économique, a été compris notamment par Marcel Mauss dans le contexte général d’un échange social fondé sur le don suivi d’un contre-don plus ou moins équivalent (Marcel Mauss, « Essai sur le don » (1925), repris notamment dans Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 2013).
Révélation

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