Libre de son désir… Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm |
En Grèce ancienne
« Le second thème est celui du mariage. La myrrhe, les aromates y trouvent aussi leur place, non plus cette fois sous forme d’encens odorant montant vers les dieux ou les invitant à venir s’approcher du repas des mortels, mais comme parfums provoquant par leur vertu aphrodisiaque l’émoi du désir et le rapprochement des sexes. La médiation n’opère plus dans le sens vertical, depuis le monde d’en bas, voué à la mort, à la puanteur et au pourri, vers celui d’en haut, éternellement stable dans la pureté rayonnante du soleil, mais à ras de terre, à l’horizontale, dans l’attirance qui entraîne les uns vers les autres irrésistiblement hommes et femmes. L’attrait de la séduction érotique fait partie du mariage, comme les aromates font partie du sacrifice ; mais il n’en est ni le fondement ni un élément constitutif. Au contraire, il demeure, dans son principe, étranger au lien conjugal au point que sa présence, encore que nécessaire — les jeunes époux, au jour de l’hyménée, se couronnent de myrrhe et s’aspergent de parfums, — menace le mariage à la fois du dedans et du dehors. Du dedans, parce que l’épouse si elle s’abandonne à l’appel du désir rejette son statut de matrone pour revêtir celui de courtisane et détourne le mariage de sa fin normale pour en faire un instrument de jouissance sensuelle. Le mariage n’a pas le plaisir pour objet. Sa fonction est tout autre : il vise à unir deux groupes familiaux au sein d’une même cité, de façon à procurer à un homme des enfants légitimes qui apparaissent “semblables à leur père”, bien qu’issus du ventre de leur mère, et susceptibles ainsi de prolonger sur le plan social et religieux la maison du mari, à laquelle ils sont rattachés. Ce danger de perversion interne culmine à l’époque de la canicule, qui n’est pas seulement le moment où la terre, rapprochée du soleil, exhale tous ses parfums, où les aromates arrivés à maturité doivent être recueillis pour se révéler efficaces, mais celui où la femme, si chaste, si pure soit-elle, risque de céder à la lascivité qui l’envahit alors tout entière et de se transformer, sous l’action du soleil d’été, d’épouse modèle en débauchée impudique. La séduction du désir menace également le mariage de l’extérieur ; un des traits marquants de la civilisation grecque, à l’âge classique, c’est que les relations proprement amoureuses, hétérosexuelles comme homosexuelles, s’exercent en dehors du domaine domestique. “Les courtisanes, pourra énoncer le pseudo-Démosthène comme une évidence indiscutable, nous les avons pour le plaisir (…), les épouses, pour avoir une descendance légitime et une gardienne fidèle du foyer” (Contre Nééra, 162).
On comprend alors que les codes végétaux, astronomiques, alimentaires ne concernent pas seulement le repas sacrificiel, auquel ils fournissent le cadre logique où il peut s’inscrire à la place qui lui revient : en position médiane, entre le cru et le brûlé, le pourri et l'imputrescible, le bestial et le divin, et, par conséquent, en homologie complète de statut avec les céréales, qui, entre les herbages froids et humides et les aromates chauds et desséchés, représentent la vie proprement civilisée, le mode d’existence des hommes, fixés à la terre qu’ils doivent cultiver par le travail agricole pour en tirer leur subsistance, à égale distance de la bestialité sanguinaire des animaux sauvages se dévorant tout crus les uns les autres et de la pure félicité des Immortels, qui jouissent sans rien faire de tous les biens, comme c’était encore le cas pour les hommes au lointain âge d’or, avant que soit institué, par la faute de Prométhée, le sacrifice qui a marqué la séparation définitive de la race des humains et de celle des dieux.
Ces mêmes codes intéressent aussi le mariage, qui occupe, au sein du système, une position rigoureusement équivalente. Contrat public et solennel, placé sous le patronage religieux de Zeus et d’Héra et qui unit deux familles à travers un homme et une femme, le mariage monogamique élève, aux yeux des Grecs, la relation entre sexes au niveau de la vie “cultivée”. On peut dire que le mariage est à la consommation sexuelle ce que le sacrifice est à la consommation de nourriture carnée, tous deux assurant aux humains la continuité d’existence, le sacrifice, en permettant à l’individu de subsister pendant la vie, le mariage, en lui apportant le moyen de se perpétuer, après la mort, dans un enfant. L’état sauvage, c’est d’abord, certes, l’allélophagie et l’omophagie : les bêtes se dévorent toutes, et tout cru, les unes les autres, mais c’est aussi la promiscuité sexuelle généralisée : chacun s’accouple avec tous, crûment, au grand jour, au hasard des rencontres ; les enfants nés de ces unions “sauvages”, sans règle, ont bien une mère, à qui les rattache le lien naturel, animal, de l’accouchement, mais pas de père. La méconnaissance du mariage signifie l’absence de filiation paternelle, de lignée masculine, de famille, toutes réalités qui supposent un lien, non plus naturel, mais de caractère social et religieux. À l’âge d’or, au contraire, qui représente, dans le système, l’autre pôle, l’exacte contrepartie de l’état sauvage, puisque, au lieu de vivre comme les bêtes, on y vit encore comme les dieux, les hommes ne mettent à mort aucune créature vivante ni ne consomment aucune viande ; ignorant le régime carné, ils ne connaissent pas davantage l’union sexuelle ; la race des femmes n’ayant pas encore été créée, les hommes naissent directement de la terre, sans avoir besoin d’être conçus ni engendrés. »
Un jeu dégradant ? |
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