Sublimer les vertus cardinales
L’esclavage évoque d’emblée une absence totale de choix, la violence et la coercition extrêmes, depuis la capture jusqu’aux conditions d’exploitation sous la puissance des maîtres. Peut-on seulement concevoir des esclavages volontaires, c’est-à-dire choisis au détriment de sa propre autonomie et de son appartenance à une communauté, ou contractuels, c’est-à-dire produits par un accord implicite ou explicite, écrit ou oral, voire encadrés par les dispositions d’un contrat fixant des conditions à l’exercice du pouvoir du maître ? N’y a-t-il pas une contradiction radicale entre, d’une part, l’exercice d’un choix autonome et la réciprocité d’un contrat, et, d’autre part, l’esclavage ?
À cette question, la philosophie politique européenne moderne a répondu de manière contrastée, tout en envisageant sérieusement la possibilité d’esclavages volontaires, à l’image de théoriciens du contrat social - comme Hugo Grotius (De jure belli acpacis, 1625) ou Samuel von Pufendorf (De officio hominis et civis juxta legem naturalem libri duo, 1673) - pour qui ceux-ci ne seraient toutefois acceptables que pour permettre la survie des personnes incapables d’assurer leur existence. En revanche, opposant l’esclave au citoyen libre et considérant la liberté de chacun comme “une partie de la liberté publique”, Montesquieu - comme John Locke (Two Treatises of Government, 1689) et John Stuart Mill (On Liberty, 1859) - considérait la vente de soi-même comme une impossibilité morale, absolument impensable et attentatoire à la loi civile :
Il n’est pas vrai qu’un homme libre puisse se vendre. […] Vendre sa qualité de citoyen est un acte d’une telle extravagance, qu’on ne peut pas la supposer dans un homme. Si la liberté a un prix pour celui qui l’achète, elle est sans prix pour celui qui la vend (Montesquieu, De l’esprit des lois, XV, 2).
Loin des spéculations philosophiques, des femmes et des hommes ont toutefois pu faire le choix de l’esclavage, pour eux-mêmes ou pour des membres de leur famille. […]
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Sous surveillance
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L’esclave pleinement volontaire n’est sans doute qu’un idéal-type ou une exception. Au chapitre XXXVII de l’Histoire lausiaque, Pallade de Galatie (IVe siècle) relate ainsi les pérégrinations de l’Égyptien Sérapion (dit “le Sindonite”). Modèle accompli de charité et de mortification chrétienne, Sérapion fut sanctifié et loué pour s’être vendu comme esclave à plusieurs reprises afin de venir en aide aux pauvres et de convertir ses maîtres successifs. De la même manière, l’un des vingt-quatre parangons chinois de piété filiale, le légendaire Dong Yong (de l’époque des Han), se serait vendu comme esclave à seule fin d’offrir de dignes funérailles à son père et donc de remplir ses devoirs de fils. Ces récits édifiants mettent en scène de manière extraordinaire le sacrifice et l’abandon volontaire de soi pour mieux sublimer les vertus cardinales et les comportements exemplaires propres à une doctrine (comme la charité chrétienne ou la piété filiale confucéenne). Ils représentent des exceptions à en juger par la diversité des contraintes qui sont à l’œuvre dans les formes volontaires d’esclavage.
I'm speechless
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