mercredi 18 septembre 2024

Les règles de sentiments

Sodomie et liberté d’expression
« Un rôle social - comme celui de mariée, d’épouse ou de mère - permet notamment de déterminer quels sentiments les individus s’attendent à éprouver pour les autres et à recevoir d’eux. Un rôle établit une base pour déterminer quels sentiments semblent appropriés à une série d’événements donnés. Lorsque les rôles changent, les règles concernant les façons de se sentir et d’interpréter les événements font de même. Un taux de divorce et un taux de remariage en hausse, un taux de natalité qui décline, un nombre croissant de femmes qui travaillent et une plus grande tolérance envers l’homosexualité sont autant de signes extérieurs témoignant de la transformation des rôles. Quand elle travaille hors de la maison, qu’est-ce qu'une épouse ? Quand d’autres s’occupent des enfants, qu’est-ce qu’un parent ? Et donc, qu’est-ce qu’un enfant ? Quand les mariages se défont facilement, qu’est-ce qui fait que quelqu’un est un amant ou au contraire un ami ? D’après quelle norme, parmi toutes celles qui sont culturellement disponibles, évaluons-nous si nos sentiments sont appropriés ? Si les périodes de changement rapide provoquent une angoisse liée à notre statut social, elles produisent également de l’angoisse concernant ce que sont les règles de sentiments.
Les périodes d’incertitude donnent lieu à une montée en puissance des experts. Ceux qui ont autorité sur la manière dont une situation devrait être vue sont aussi ceux qui ont autorité sur la manière dont nous devrions nous sentir. Le besoin d’être guidé, éprouvé par ceux qui doivent traverser les sables mouvants du monde social, accroît l’importance d’un principe plus fondamental : lorsqu’il s’agit de déterminer ce qu’il faut ressentir, ceux qui sont en bas de l’échelle sociale cherchent généralement à être guidés par ceux qui sont en haut. Avoir de l’autorité implique d’être dépositaire d’un certain mandat sur les règles de sentiments : un parent peut montrer à un enfant jusqu’à quel point il peut avoir peur du nouveau bull-terrier des voisins ; un professeur de littérature anglaise peut indiquer à ses étudiants le degré d’intensité émotionnelle que la première des Élégies de Duino, de Rilke, doit provoquer chez eux ; un cadre peut faire un commentaire sur le peu de gaieté d’une secrétaire annonçant : “Voici votre courrier, Monsieur.” Ce sont principalement les instances détentrices de l’autorité qui sont les gardiennes des règles de sentiments. Ainsi, lorsqu’une autorité comme Gail Sheehy nous dit qu’“une vitalité sans bornes nous anime à l’approche de la trentaine”, se confronter à cette norme de la “vitalité sans bornes” peut faire partie de l’expérience du passage de la trentaine, comme le fait remarquer Christopher Lasch. De la même manière, se confronter aux idées officielles concernant ce que nous devrions ressentir peut faire partie de l’expérience de l’accueil d’un passager [dans un avion] ou d’un recouvrement de dettes. »
Une forme d’indignité ?
« “Elle voudrait absolument l’aimer” est l’un de ces fils changeant selon les cultures et qui tissent ainsi une trame particulière. On peut exiger d’une jeune Indienne de quatorze ans qui fait un mariage arrangé avec un homme riche de soixante ans qu’elle le serve (et elle peut même se sentir obligée d’essayer de l’aimer), mais elle est peut-être plus libre, intérieurement, de ne pas l’apprécier : en effet, elle n’est pas responsable de l’avoir choisi. En revanche, pour un choix non contraint, l’“éthique de l’amour” impose des normes plus exigeantes quant à ce que doit être l’expérience du mariage. Si les sentiments réels entre les époux ne sont pas à la hauteur de ces idéaux, ce n’est pas l’institution du mariage qui est à blâmer, mais bien le mauvais choix des partenaires.
Entre l’époux et l’épouse ou entre les amants, on présume généralement que la jalousie sexuelle et l’amour vont de pair. Au contraire, pour le sociologue Kingsley Davis, la jalousie sexuelle n’est pas naturelle entre les partenaires : c’est en fait la revendication mutuelle par les époux de la propriété de l’autre qui établit le lien de cause à effet entre l’adultère et la jalousie.
Suivant cette logique, certains couples luttent pour supprimer la clause de monogamie et, ainsi, le droit à la jalousie. Faire l’amour avec quelqu’un hors du mariage n’est alors plus défini comme de l’adultère mais comme le “partage de son amour”. Dans la mesure où la monogamie est une façon courante d’exprimer son engagement émotionnel, lorsqu’on l’abolit, on donne plus d’importance à d’autres manières d’exprimer cet engagement ; mais si, celles-ci échouent, l’un des partenaires au moins peut se sentir rejeté. Considérons la situation dans laquelle s’est trouvée cette jeune femme : “Il y a quatre ans environ, quand je vivais dans le Sud [des États-Unis], je passais pas mal de temps avec un groupe d’amis. Nous passions la plupart des soirées ensemble, après le boulot ou l’école. Nous avions l’habitude de prendre bon nombre de drogues, de l’acide, de la coke, ou simplement de fumer de l’herbe, et nous avions cette philosophie communautaire : nous faisions de notre mieux pour tout partager - les vêtements, l’argent, la nourriture, etc. J’avais une relation avec un homme, et je pensais que j’étais ‘amoureuse’ de lui. Il m’avait dit de son côté que j’étais très importante pour lui. Toujours est-il que lui et une autre femme, qui avait été une très bonne amie à moi, ont commencé à avoir des relations sexuelles, sans que je sois censée être au courant. Mais je l’ai su, et j’ai éprouvé des sentiments contradictoires. Je pensais, intellectuellement, que je n’avais aucun droit sur lui, que personne ne devrait jamais essayer de posséder une autre personne. Je pensais aussi que ce n’était pas mes affaires, que leur relation n’avait vraiment rien à voir avec l’amitié que je portais à chacun d’eux. Je croyais aussi au partage. Mais j’étais horriblement blessée, seule et déprimée, et je n’arrivais pas à sortir de cet état dépressif. Et, par-dessus tout, je me sentais coupable de ressentir cette jalousie possessive. C’est pourquoi j’ai continué à sortir avec ces gens tous les soirs et j’ai essayé de refouler mes sentiments. Mon ego était en mille morceaux. J’en suis arrivée au point où je ne pouvais même plus rire en leur présence. Alors j’ai fini par m’en ouvrir à mes amis et je suis partie en voyage tout l’été avec un nouvel ami. J’ai pris conscience plus tard à quel point la situation avait été pénible pour moi, et il m’a fallu beaucoup de temps pour m’en remettre et me sentir de nouveau pleinement moi-même.” »
Taille originale : 21 x 29,7 cm

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