« Beauté, beauté ! Cruel souci ! » Taille originale : 20,8 x 28,2 cm |
« Dans ce domaine des rapports entre homme et femme, il faut faire une place particulière à la beauté, principalement féminine. Elle préoccupe beaucoup les hommes d’Église. Le monde antique avait exalté la beauté dans les relations humaines — les amours homo- ou hétérosexuelles — et dans la réflexion philosophique. Notre monde contemporain a le culte du corps. Qu’en est-il aux XIe-XIIe siècles ? La littérature en langue vulgaire qui explose au XIIe siècle, en fait immédiatement le puissant ressort de l’amour, et Iseult continue à nous séduire : on ne lui aurait pas pardonné d’être laide comme Socrate. Dans la réalité sociale, il est beaucoup plus difficile de mesurer son influence. Certes, la jolie bergère n’a jamais eu l’ombre d’une chance de se faire aimer du prince, mais, toutes choses égales par ailleurs — rang social, fortune, âge —, elle a certainement eu son mot à dire. Les hommes d’Église se plaignaient amèrement que les pères marient leurs filles les plus gâtées et abandonnent au Seigneur les plus laides — que le prédicateur Bernardin de Sienne traitait, sans plus de ménagements, de “vomissures de la terre”. Il ne faut pas croire sur parole les chroniqueurs nobiliaires du temps : d’après eux, les mariages devraient tout aux coups de foudre et rien au calcul. Mais si, en plus, la dame était belle, c’était un atout bienvenu. Il apportait un agrément et une décoration supplémentaire dans ce monde de la distinction. Comme toujours, on ignore ce qu’il en était dans les milieux populaires.
L’Église, au carrefour du siècle et de la vie consacrée, était forcée de réfléchir à la beauté. Pierre Lombard, évêque de Paris, un des grands penseurs du XIIe siècle, posait même en principe qu’elle était un des facteurs qui pouvait constituer les couples. Il faudrait se garder d’en attendre un hymne à la beauté. Celle-ci est presque toujours dangereuse ; elle est quelquefois funeste.
D’abord parce que les religieux risquent d'en être eux-mêmes les victimes, alors qu’ils sont voués à la chasteté. Ils ont beau se répéter que cette séduction n’a que la minceur d’une pellicule dissimulant “un sac d’ordures”, qu’elle est éphémère et ne mérite donc pas qu’on s’y attache, ils ne parviennent pas toujours à tuer le désir qu’elle aiguise. Saint Hugues avait eu de la chance. Jeune chartreux, il brûlait ; mais une nuit, un saint était descendu du ciel et l’avait châtré. Depuis il était à peu près tranquille. Les Pères du Désert avaient prévenu : le démon adorait se déguiser en jolie femme. Gilbert de Sempringham, fondateur au XIIe siècle d’un ordre féminin, en avait fait l’expérience. Il logeait chez un hôte qui avait plusieurs filles délicieuses. Une nuit, il rêva que sa main s’était égarée sur la poitrine de l’une d’elles et qu'il ne pouvait la retirer. Au réveil, le souvenir de cette main tétanisée sur la rondeur d’un sein le convertit. Il déménagea, se voua aux macérations et pourchassa sans faiblir la concupiscence des femmes. Un de ses biographes nous raconte qu’un triste jour, alors qu’il était déjà très vieux, il surprit dans les yeux d’une de ses nonnes l’étincelle honteuse du désir. Le lendemain, il fit un sermon enflammé contre la luxure, puis dégrafa son manteau. Dessous, il était entièrement nu, “décharné, tout velu, sauvage”. Il passa plusieurs fois au milieu des religieuses et s’adressa au crucifix : “Maudit le corps qui a suscité le désir chez une misérable femme !…” Lui donc avait vaincu la tentation. Mais la beauté exigeait que l’on réfléchît sur elle en général.
De deux choses l’une, d’abord. Ou bien la belle fille était candide ou elle ne l’était pas. Si elle l’était, à nouveau deux cas. Ou elle attirait un garçon épousable, et c’était un moindre mal. Déjà pourtant le risque n’était pas nul. Ses attraits pouvaient attiser à l’excès l’ardeur de son mari ou provoquer sa jalousie, en incitant d’autres hommes à la tentation. Situations peccamineuses mal compensées par un seul bon côté : l’époux serait peut-être plus fidèle. Deuxième hypothèse : la jeune beauté voulait épouser le Christ. À nouveau, deux possibilités. Ou sa vocation n’était pas contrariée et elle ensevelissait ses charmes sous le voile et derrière les murs du couvent. Encore tout danger n’était-il pas écarté. Elle pouvait toujours brûler et incendier. La terrible histoire de la nonne de Watton le prouvait. Elle vivait justement dans un des monastères de l’ordre de saint Gilbert, au temps du fondateur. Enfermée là depuis l’âge de quatre ans, elle ne s’y plaisait pas. Elle tomba amoureuse d’un jeune chanoine qui assurait l’assistance spirituelle et en fut bientôt enceinte. Les sœurs, ulcérées, bafouées dans leur honneur collectif, tendirent un piège à l’amant qui s’était enfui et, devant toute la communauté, forcèrent la nonne à châtrer son complice avant de retourner dans sa geôle. La paix ne fut rétablie que grâce à un miracle. Les fers aux pieds, la coupable allait accoucher. Deux anges vinrent alors la délivrer du fruit du péché. Deuxième cas de figure : les parents voulaient marier la fille malgré elle, comme Ode ou Cristina. Elle se trouvait alors victime de ses charmes, acculée à la fuite, ou encore elle s’agrégeait à la longue théorie des martyres qui, s’estimant coupables d’avoir éveillé le désir et voulant le décourager définitivement, n’avaient d’autre remède que l’automutilation. Pour la sainte condamnée à devenir bourreau de soi-même, la beauté était une malédiction.
La plus dangereuse des situations n'était cependant pas celle-là, mais celle où la femme savait qu’elle était belle. Si elle se perdait dans la contemplation narcissique, passe encore : son âme seule était en danger. Mais si elle en usait pour séduire, elle était le Mal incarné. Non seulement l’incendie se propageait mais, plus grave, la raison vacillait avec la sérénité métaphysique. Quand l’âme est aussi pure que le corps est beau, en effet, Dieu n’est pas en cause, car la beauté n’est qu’un des attributs de la perfection divine ; si l’homme succombe, il est seul responsable. En revanche, si l'âme est perverse derrière un visage sublime, il y a disjonction entre le signe et le sens, ce qui repose l’insoluble problème du Mal dans un monde que le Créateur a voulu bon et beau. Or, parce qu'ils réfléchissaient au mariage, les hommes d’Église repensaient sans cesse au couple primordial, à Ève séduite par Satan puis séduisant le pauvre Adam. Pourquoi l’avait-il écoutée ? “Parce qu’il l’aimait”, Abélard y revient plusieurs fois. Ève avait partie liée avec le Diable : quelquefois même, le serpent enroulé autour de l’arbre de Vie avait la même tête qu’elle, ravissante. La beauté pouvait donc être un piège mortifère, “d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours”. Nulle n'est belle impunément ni séduisante innocemment. L’innocuité de la beauté, la Vierge seule la possède. »
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