« Dans la voiture la chaleur est si agréable que le sang luit à travers les corps. Dans la nature s’est fait un grand vide. Au loin, plus un enfant ne s’époumone. Ils braillent à présent, bâillonnés, dans les chambres sévères des chaumières sur lesquelles s’abat la grêle paternelle, en cette heure d’obscurité précoce où les femmes se voient remettre comptant toute la grandeur de l’homme. Dehors le souffle gèle au menton. Cette mère-ci toutefois est activement recherchée par son infâme famille. Son Tout-Puissant, le directeur de l’usine, ce cheval colossal, encore tout fumant du rôti qu’il vient de manger, souhaite démesurément l’enserrer des bras et des jambes, éplucher goulûment son fruit, et la lécher à fond avant que son braquemart lui porte l’estocade. Cette femme est là pour être croquée et grignotée. Il rêve de dépiauter ses bas quartiers et de les avaler encore fumants, arrosés d’un bon jus. Entre ses cuisses, le membre agile attend. Contre les lourdes bourses se presse une toison, un instant, et il déchargera dans la tête inclinée ! Une seule femme suffit quand l’homme enflé d’appétit marche dans le droit chemin. Qu’il aimerait frapper avec ses tripes aux portes de son ventre, histoire de voir s’il y a quelqu’un. Bon gré mal gré il faudra bien qu’elles s’entrouvrent ces lèvres coincées dans une barboteuse rose, et se laissent comparer à d’autres, similaires, explorées en d’autres temps. Car de tous les stades de l’enfance, cet homme en est resté à l’anal et l’oral. Que faire d’autre que se rafraîchir, enlever le capuchon de sécurité, secouer ses boucles et sauter tout joyeux dedans ? Personne ne se perd, pas un son dans l’air. »
L’écrivaine autrichienne met en scène, d’après les critiques des lecteurs ou lectrices, un porc, un prédateur, un phallocrate qui considère sa femme comme un bout de viande. C’est un roman sur l’exploitation, la possession, la soumission d’une femme réduite à pratiquement à l’inexistence : elle est transparente, subissant les assauts brutaux de son mari, silencieuse, soumise à un pur rapport de forces comme le sont les ouvriers exploités par l’infâme mari et patron d’usine. À première vue, on pourrait croire qu’il s’agit, pour cette écrivaine qui se dit communiste et féministe, d’une dénonciation du pouvoir, de la domination, de l’exploitation, et que toute sa sympathie va à la pauvre victime. Mais celle-ci n’existe pas, n’a aucune présence, n’est qu’une chair muette, un trou que son maître ramone brutalement sans égard ni considération. Mais en fait, il n’en est rien. C’est le maître qui fascine l'écrivaine, c’est à lui qu’elle s’identifie parce qu’il est fort, qu’il prend ce dont il a envie, qu’il jouit autant que faire se peut, qu’il est complètement égoïste, que seul compte pour lui son propre plaisir. Ce n’est pas un gagne-petit, il ne se retient pas, il assouvit ses pulsions, rien ne le retient (si ce n’est la peur du Sida…), il n’a pas peur, il commande, rien ne sert de discuter.
Attention, c’est de la littérature, mais il ne faut pas croire que c’est une vengeance littéraire dirigée contre le père, contre la scandaleuse domination masculine. Car ce qui fait jouir l’écrivaine, c’est de pouvoir prendre la place du maître abject tout le temps de cette écriture. Il faut montrer le porc, l’abjection, décrire l’infâme en action, mais le plaisir sinon la jouissance est bien là, dans cette description dégueulasse d’un maître égoïste dont elle prend ainsi la place. Maintenant elle sait ce que c’est que d’être le maître. Enfin, elle croit savoir, car ce maître est bien sûr sa propre création, c’est celui qu’elle voudrait être, qu’elle aurait voulu être si le destin l’avait mise à sa place. Elle jouit d’imaginer ce que peut être la jouissance du porc.
C’est l’inverse de la position littéraire de Sade. On croit généralement que le marquis était sadique (ce qu’il était effectivement) mais, quand il écrit Justine (dont il a donné trois versions de plus en plus développées), il prend sa place, il veut partager ses infortunes, ressentir son effroi, son dégoût, éprouver dans son âme et dans sa chair — les libertins se font fouetter pour bander — toutes les infamies qu’ils font subir à pauvre héroïne. Il est de son côté. Il imagine être Justine en particulier quand elle est confrontée au spectacle des malheureuses livrées à leurs bourreaux avant qu’elle-même connaisse un sort similaire. Il veut ressentir le même tremblement, être violenté comme elle et être soumis à la toute-puissance du désir de ses maîtres. Et tous les discours des libertins qui justifient philosophiquement les multiples outrages auxquels ils viennent de soumettre Justine n’ont pour effet que de faire éprouver au marquis l’impuissance de Justine, qui est tout aussi bien la sienne propre. Même les ridicules qu’il attribue à sa vertueuse héroïne sont les siens, car il sait qu’il lui est impossible de retrouver l’innocence naïve de la jeunesse. Il rit de lui-même, libertin cruel qui voudrait jouer à la donzelle.
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