L'insulte a une fonction essentielle d'excitation érotique. Si vous n'en êtes pas coutumiers, naviguez sur la grande Toile où la demande sexuelle s'exprime facilement sous les doux mots de salope, putain, tapette, pédé… « Traitez-moi comme une lopette », « Dis-moi que je suis une salope », « fais de moi ton esclave »… C'est là que la phrase de Lacan qui parle de retour à l'envoyeur ou, sous une autre formule, glose que « l'émetteur reçoit du récepteur son propre message sous une forme inversée », prend évidemment tout son sens : si le maître ou la maitresse avait la fantaisie de contraindre son prétendu esclave à de véritables tâches serviles, ce serait un vilain de jeu de mots et un retour au réel sur lequel se briserait tout imaginaire érotique.
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La pesante explication sociologique affirmerait au mieux que l'insulte enfreindrait par principe de plaisir les contraintes imposées par notre impitoyable idéal du moi, ou au pire qu'elle ne serait qu'une douloureuse répétition intériorisée puis extériorisée, sinon éjaculée, des normes qui discriminent les minorités sexuelles, genrées et autres, sans oublier les travailleurs et travailleuses du sexe. Mais la psychologie politique ou sociologique est d'une assez effarante bêtise et est incapable de comprendre ce qui se joue ici, prise qu'elle est dans sa dichotomie entre l'individu, rebelle, nécessairement rebelle, et la « société », contraignante, nécessairement contraignante, manquant ce qu'au contraire Lacan désigne, à savoir la présence de l'interlocuteur qui n'est nullement un miroir, mais un renvoyeur.
Et ce renvoi implique une bascule au plus proche de soi, de mon être, que seul l'autre accomplit pour moi. Il n'y a pas d'excitation sexuelle sans cet autre qui me répond d'une manière ou d'une autre, ou plus exactement en me renversant, sur le cul, oui. La bascule, c'est de cela qu'il s'agit. Le renversement carnavalesque que j'évoquais l'autre fois sous le nom de Bakhtine ne doit pas nous tromper en ce qu'il supposerait une folie collective, sociale, alors que l'excitation ne peut naître que de l'élévation du bouffon et de l'humiliation concomitante du roi, de leur confrontation directe, visuelle, cruelle.
Pour vous faire saisir cela, je vous rappellerai le titre d'une pièce de Sartre qui n'est sans doute plus du tout lue aujourd'hui, en-dehors de son titre qui nous interpelle : la Putain respectueuse, qu'on écrivait alors la P… respectueuse. C'est comme nègre aujourd'hui, on fait semblant de croire que le mot crée la réalité, mais le symbolique n'est évidemment pas le réel qui résiste bien plus que cela. Vous ne me croyez pas ? Souvenez-vous de ce journaliste américain, blanc bien sûr, qui s'est déguisé en noir, pour « comprendre » ce que c'est que d'être noir aux États-Unis, dans le Sud en particulier où, comme on dit, ça faisait chaud au fesses. C'était bien sûr pour la bonne cause, mais qu'avait-il besoin de se grimer pour « comprendre » cela ? N'importe quel noir pouvait en témoigner. Non, ce qui lui importait au fond, c'était d'éprouver lui-même ce tremblement de devenir l'autre, ce frisson de l'épouvante, cette sensation de perdition : « et s'il m'arrivait quelque chose ? ». Je peux vous dire qu'il avait pris ses précautions pour que cela n'arrive pas, mais, bon, au fond, il y avait ce désir assez impérieux d'avoir chaud aux fesses. Enfin, c'est ce que j'imagine.
Mais la putain respectueuse ? Pourquoi ? Personne ne croit que les prostituées respectent leur client. Alors, une ambiguïté littéraire : c'est la putain qu'il faudrait respecter ? Pensez-vous ? Ne cherchez pas d'explication dans le texte de la pièce. Alors, en avez-vous une ?
Intervention dans le public
Non, vous vous trompez, je pense. La réponse de Sartre est dans le texte. Sartre veut dire qu'elle est respectueuse de l'ordre social parce qu'elle veut devenir une personne respectable… même si elle ne le sera jamais.
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Réponse
Oui, tout est toujours trop clair chez Sartre.
Mais vous perdez toute l'excitation d'emploi du mot « putain », de « la putain » même, ainsi que le choc du contraste avec le qualificatif « respectueuse », et c'est ce contraste qui faisait la force de l'affiche sur les colonnes Morris. Une putain respectueuse… ça vous a des airs de femme puissante comme on dirait aujourd'hui, c'est le contraire d'une putain méprisable, nécessairement méprisable. Mais elle ne peut pas le dire elle-même, ça doit venir de l'autre : sur ce point-là, vous pouvez suivre Sartre qui est suffisamment dialecticien pour comprendre que c'est le regard de l'autre qui nous constitue, et que, de soi, il n'y a pas grand-chose à tirer sauf une présomption qui est toujours d'innocence.
Portrait d'inconnue taille originale : 21 x 29,7 |
Est-ce qu'il allait aux putes, Sartre, comme on disait à l'époque ? Je ne sais pas. Mais il y a bien chez lui cette fascination pour les femmes de mauvaise vie, comme on disait encore à la même époque. Et il ne manque pas de l'humilier sa pute, hein ! Elle a le tort d'être conformiste, trop respectueuse justement, donc il déclare haut et fort que c'est une putain qui se vend pour une position sociale privilégiée, le privilège blanc avant l'heure donc. Ça, c'est le discours officiel avec l'engagement politique, l'antiracisme de bon aloi.
Mais ça l'excite d'employer ce mot-là, maintenant qu'il est grand. Mais il faudrait qu'elle le reconnaisse lui, qu'elle reconnaisse son excitation, qu'elle le respecte puisqu'il s'abaisse à utiliser ce mot-là… C'est lui qui n'est pas respectable avec son désir, et c'est là qu'est le point de bascule : c'est lui qui n'est pas respectable d'avoir ce désir-là, et c'est pourquoi la putain qui provoque ce désir doit être respectueuse, parce que respectable, elle ne peut pas l'être au vu du désir qu'elle suscite en lui. C'est son désir qu'il montre, Sartre, et il sait que c'est irrespectueux.
Question respect, le chansonnier en connaissait aussi un morceau : « Parlez-moi d'amour et j'vous fous mon poing sur la gueule, Sauf le respect que je vous dois ». Le respect, c'est pas le principal, dirait-on, c'est juste un reste, un codicille, quand il découvre, le chansonnier, cette « vipère lubrique et visqueuse » qu'il ne soupçonnait pas. Serait-il un peu transphobe ? me direz-vous. Peu importe, ce qui compte, c'est le retour à l'envoyeur. S'il n'y avait que le poing sur la gueule, il n'y aurait pas de reconnaissance. Le respect, d'accessoire, devient essentiel. Il nous faut être reconnus pour ce que nous sommes… ou pas.
Je suis ou je ne suis pas une pute… dis-le moi, toi qui me désires !
L'insulte, tel que je l'entends, ne se confond avec l'injure, car, je vous le redis, elle est prise dans une boucle - une bande de Möbius si vous préférez - et, si je dis que « tu es une putain », cela se retourne en « tu es un porc » comme vous me l'avez instamment rappelé la semaine précédente. Mais il s'y croise aussi un respect qui oscille entre le respectueux et le respectable, de la même manière, voyez-vous, qu'on peut trouver une forme de beauté à la laideur, sans qu'il soit mis fin à l'abaissement de la laideur. Il faut que ce désir-là soit reconnu pour ce qu'il est, toujours un tant soit peu infâme. Mais la reconnaissance ne peut venir que d'un autre qui s'y reconnaît aussi, qui soit aussi infâme que moi… Je dis infâme parce qu'il est incertain, incertain précisément d'être reconnu par l'autre.
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Question dans le public
Votre explication est assez décevante. On a l'impression que vous tournez en rond et que vous manquez l'objet même de votre questionnement, à savoir l'excitation sexuelle. Vous retournez la question dans tous les sens, sans réellement y apporter de réponse. Seulement des mots.
Réponse
Si vous l'entendez de cette oreille, il ne servirait à rien de vous démentir. Nous en resterons donc là pour aujourd'hui.
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