Des carreaux qui ne sont pas de Delft |
« — Tu connais ce trou de sables mouvants dans Quicksand Lane. C’est là qu’elle est, Lavannah. Un jour elle y est allée, et elle s’est enfoncée dans cette saloperie. Si toutefois il y a un fond, c’est là qu’elle est. Je me souviens, après qu’elle a disparu, toutes sortes de fourmis sont sorties du sable, comme si c’était leur domaine et qu’elle les avait dérangées.
— Des fourmis ?
En posant la question, j’ai regardé vers celles qui couraient sur son mur.
— J’imagine que c’est pour ça que j’aime bien les voir ici. C’est tout ce qui reste d’elle.
— Mais pourquoi elle s’est suicidée ?
— Oh, ce n’était pas sa faute. Elle n’a plus jamais été très bien dans sa tête quand elle est rentrée de cet asile où ses parents l’avaient envoyée pour la guérir de sa maladie mentale. C’est comme ça qu’ils ont appelé le fait qu’on voulait être ensemble, elle et moi. Une maladie mentale. Quelque chose qui était une perversion et qu’il fallait corriger. Mais en fait, c’était de l’amour, tout simplement. Je suppose que c’est difficile à comprendre pour toi, vu que tu n’as que onze ans.
Elle m’a scrutée avec attention, comme si elle se demandait si elle devait continuer.
— Tout a commencé quand mon père nous a surprises, Lavannah et moi dans le grenier, sur le vieux lit de ma grand-mère. On ne l’avait pas entendu monter les marches, ni elle ni moi. On était toutes les deux nues et on s’embrassait comme si on était seules au monde.
La vieille femme m’a regardée, haussant les sourcils, l’air d’attendre quelque chose.
— Tu dis rien ? Tu vas pas me dire que j’étais folle de m’étendre toute nue avec une autre fille ?
— Non, m’dame Slipperwort. Non, je ne vais pas dire ça. C’est pour cette raison qu’ils l’ont envoyée dans cet asile ? À cause de ce que votre père avait vu ?
Elle a hoché la tête.
— Papa voulait m’expédier dans cet asile aussi, mais Maman l’a convaincu que le mieux serait d’extirper le démon de mon corps à la maison, en me frappant. Pendant que j’étais aux prises avec la ceinture de mon père, Lavannah a été envoyée par ses parents chez les hommes en blouse blanche. Quand ils l’ont laissée rentrer chez elle, elle avait le crâne rasé et des cicatrices en forme de croissant sur tout le corps. Et elle était d’une maigreur! On aurait dit qu’elle n’avait rien mangé pendant tout son séjour là-bas.
J’ai essayé de lui parler, mais elle n’a pas dit un mot. Elle semblait ne vouloir qu’une seule chose : aller et venir très lentement. Je me souviens encore du filet de bave qui coulait au coin de sa bouche. Je te jure, elle te regardait mais elle ne te voyait pas. Ils avaient pris une jeune fille et ils avaient renvoyé un fantôme. Les gens disent qu’elle s’est suicidée en se laissant aspirer par ces sables mouvants, mais en fait elle était déjà morte. On ne peut pas tuer quelqu’un qui est déjà mort.
La vieille femme a pris son tube de rouge à lèvres pour tracer sur sa peau des dessins en forme de croissants rouge vif.
— C’est pour cette raison que je suis devenue une putain, a-t-elle expliqué en continuant à dessiner. J’avais tellement peur d’être envoyée à l’asile. Je couchais avec tous les hommes que je pouvais trouver. On n’essaie pas de guérir une femme qui couche avec des hommes. On la paie. Le plus drôle, c’était que mes parents, ça les dérangeait pas que j’aille avec des dizaines et des dizaines d’hommes. Ils trouvaient ça moins honteux que d’aller avec une fille.
Elle a laissé tomber son tube de rouge à lèvres par terre. De toute façon, il n’en restait plus.
— Quand j’y repense, je me rends compte que pendant tout ce temps j’étais tellement terrifiée à l’idée de finir comme Lavannah que j’ai fini par m’exiler de moi-même. Je me suis enfermée dans un asile intérieur de peur de savoir qui j’étais vraiment.
Elle s’est levée et s’est contemplée dans le miroir. Elle s’est rapprochée de la surface réfléchissante jusqu’à ce que sa main et son reflet joignent le bout de leurs doigts.
— Ce n’est pas facile d’être une femme, P’tite Cherokee. Et surtout, ce n’est pas facile d’être une femme qui passe sa vie à avoir peur de celle qu’elle est vraiment. Tout le monde m’appelle la Vieille Slipperwort. La Vieille. Voilà ce que je suis. La femme qui va au magasin en chaussures plates à semelles en caoutchouc pour acheter des pommes de terre, du lait et du pain. Avec des taches sur ma robe, provenant du petit déjeuner que je prends toute seule. Le dos courbé, mes bas retombant sur mes jambes veinées de bleu et de violet. Des cheveux tout blancs et un visage que plus personne ne voit. Quatre-vingt-dix-sept ans que je suis sur cette terre. Et voilà le résultat : je me retrouve seule dans ma chambre, en train de contempler le reflet d’une femme qui a toujours eu peur d’être elle-même.
Dans le miroir, ses yeux sont passés de son image à la mienne.
— Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout. »
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