mercredi 13 août 2025

Un dernier remède à nos maux…

Pointer du doigt
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm
« Les dieux sont seuls à ne connaître ni la vieillesse ni la mort. Tout le reste subit les bouleversements qu’inflige le Temps souverain. Ne voit-on pas dépérir la force de la terre comme dépérit la force d’un corps ? La loyauté se meurt, la félonie grandit, et ce n’est pas le même esprit qui toujours règne entre amis, pas plus que de ville à ville. Aujourd’hui pour tels, et pour tels demain, la douceur se change en aigreur, et puis redevient amitié. De même pour Thèbes : aujourd’hui, à ton égard, règne la paix la plus sereine. Mais le Temps infini enfante à l’infini et des nuits et des jours, au cours desquels, sous un léger prétexte, on verra soudain la guerre disperser à tous les vents les assurances qui vous unissent aujourd’hui. »
La fin de l'apartheid ?
« Quiconque veut prolonger la courte durée de sa vie me paraît bien insensé, car souvent les jours, en se multipliant, ne font qu'approcher de nous les chagrins. Appelez de vos vœux une longue vie, à peine y trouverez-vous quelque charme; et quand paraît la parque, qui ne connaît ni l'hyménée, ni les chants, ni les danses, alors enfin la mort apporte un dernier remède à nos maux, en nous conduisant tous également aux enfers. Le mieux pour l'homme serait de ne pas naître; le second degré du bonheur de rentrer au plus tôt dans le néant d'où il serait sorti. En effet, sitôt qu'arrive la jeunesse apportant avec elle l'imprudence et la folie, que de travaux, que de peines viennent fondre sur elle ! Les meurtres, la discorde, les querelles, les combats et l'envie ; la vieillesse arrive enfin, la vieillesse odieuse, débile, inabordable, sans amis, et qui rassemble en elle tous les maux. »

lundi 11 août 2025

Vendre du sexe au public

L’Eldorado (Berlin)
Taille originale : 29,7 x 21 cm
[En Allemagne, après la Première Guerre mondiale], « les films prétendant s’occuper d’éducation sexuelle [versèrent] dans la description copieuse de débauches sexuelles. [Dans cette production], deux films, significativement intitulés Aus eines Mannes Mädchenjahren (Les années de jeunes filles d’un homme) et Anders als die Andern (Différent des autres) jouaient sur des tendances homosexuelles ; ils exploitaient la résonance tapageuse de la campagne du Dr Magnus Hirschfeld contre le paragraphe 175 du code pénal qui définissait le châtiment de certaines pratiques sexuelles anormales. […]
Les films sexuels témoignent des besoins primitifs qui s’élèvent dans tous les pays belligérants après une guerre. La nature elle-même pousse ces gens qui, pendant une éternité, ont affronté la mort et la destruction, reconfirmant leurs instincts vitaux violés par des excès. C’était presque un processus automatique ; l’équilibre ne pouvait être rétabli sur-le-champ. Cependant, même si les Allemands ont survécu à la boucherie uniquement pour endurer ensuite les difficultés de la guerre civile, cette mode des films sexuels ne peut être entièrement expliquée en tant que symptôme d’un relâchement soudain de la pression, pas plus qu’elle n’implique une idée révolutionnaire. Quand bien même certains affectaient d’être scandalisés par l’intolérance du code pénal, ces films n’avaient rien de commun avec la révolte d’avant-guerre contre les conventions sexuelles passées de mode, pas plus d’ailleurs qu’ils ne reflétaient les sentiments érotiques révolutionnaires qui palpitaient dans la littérature contemporaine. C’était simplement des films vulgaires pour vendre du sexe au public. Que le public les demandât indiquait plutôt une répugnance à se laisser entraîner dans des activités révolutionnaires ; autrement, l’intérêt pour le sexe aurait été absorbé par le désir d’atteindre des buts politiques. La débauche est souvent une tentative inconsciente de noyer la conscience d’une profonde frustration intérieure. Ce mécanisme psychologique semble s’être imposé à de nombreux Allemands. C’étaient comme s’ils se sentaient paralysés devant la liberté qui leur était offerte et qu’ils se jetaient instinctivement dans les plaisirs sans problème de la chair. Une aura de sadisme entourait les films sexuels.
Gemeinschaft der Eigenen
Comme il fallait s’y attendre, au succès remporté par ces films se mélangeait une opposition rigide. À Dusseldorf, le public de Vœu de chasteté alla jusqu’à lacérer l’écran ; à Baden, le procureur public saisit les copies de Prostitution d’Oswald et recommanda que ce dernier soit traduit en justice. Partout la jeunesse se trouvait en tête. Dresde manifestait contre Fräulein Mutter (Fille-mère), tandis que les boy-scouts (Wandervögel) de Leipzig publiaient un tract désapprouvant toutes les fadaises de l’écran et leurs promoteurs, parmi lesquels les acteurs et les propriétaires des salles de cinéma.
Ces croisades étaient-elles le résultat de l’austérité révolutionnaire ? Le fait que les jeunes manifestants de Dresde distribuaient des tracts antisémites révèle que cette campagne locale était une manœuvre réactionnaire pour détourner les ressentiments de la petite bourgeoisie face à l’ancienne classe dirigeante. En rendant les Juifs responsables des films sexuels, ceux qui tiraient les ficelles à Dresde pouvaient être sûrs d’influencer les couches les plus basses de la classe moyenne comme ils l’entendaient. Ces orgies et ces extravagances furent condamnées avec une indignation morale qui était encore un poison plus violent puisqu’il marquait de l’envie envers ceux qui entraient dans la vie sans hésitation. Les socialistes eux aussi attaquèrent les films sexuels. À l’Assemblée nationale et dans la plupart des Diètes, ils déclarèrent que leur volonté de socialiser et de communaliser l’industrie cinématographique servirait à mieux venir à bout des fléaux de l’écran. Mais suggérer la socialisation pour des raisons de morale conventionnelle fut un argument qui discrédita la cause qu’ils soutenaient. La cause était un changement révolutionnaire ; l’argument procédait d’un esprit philistin. Cela donnait une idée du clivage entre les convictions de bon nombre de socialistes et leurs conceptions relevant des classes moyennes.
Libération des normes ?
Le fléau fit rage en 1919 et continua. En mai 1920, l’Assemblée nationale rejeta plusieurs motions demandant la socialisation et fit simultanément passer une loi supervisant toutes les affaires cinématographiques du Reich. La censure nationale recommençait. » (1947)
Beauté urbaine

vendredi 8 août 2025

Des pervers nihilistes

Marketing TDS
taille originale : 3 fois 29,7 x 21 cm
« Pourquoi est-ce que ç’a été si long avant que je trouve quelqu’un avec qui mes perversions étaient non seulement compatibles, mais aussi parfaitement appariées ? Dès nos débuts, et maintenant encore, tu écartes mes jambes avec tes jambes, tu pousses ton pénis à l’intérieur pendant que tes doigts remplissent ma bouche. Tu fais comme si tu m’utilisais, tu montes une pièce où on ne voit que ton plaisir, mais tu t’assures vraiment que je trouve le mien. Au fond, c’est plus encore qu’un match parfait, parce qu’un match parfait implique une sorte de stase. Tandis que nous sommes toujours en mouvement, toujours en transformation. Peu importe ce que nous faisons, ç’a toujours l’air sale sans avoir l’air paresseux. Parfois les mots font partie du jeu. C’était une de nos premières nuits, je me souviens, je me tenais à côté de toi dans le studio caverneux d’une amie au quatrième étage dans Williamsburg (elle était en voyage), flambant nue, il y avait encore des ouvriers en bâtiment à l’extérieur, ceux-là construisaient une sorte de gratte-ciel luxueux de l’autre côté de la rue, leurs phares plongeant le studio dans un jeu d’ombres et de rayons orange alors que tu me demandais ce que je voulais que tu me fasses. Tout mon corps se tendait pour trouver une phrase dicible. Je savais que tu étais un animal bienveillant, mais je me sentais au pied d’une énorme montagne : toute une vie d’incapacité à affirmer ce que je voulais, à le demander. Maintenant tu te tenais là, ton visage près du mien, en attente. Ce que j’ai fini par dire, c’était peut-être Argo, mais c’est ma propre bouche qui l’a dit, et je sais dorénavant que rien ne peut remplacer ça. »
« Image fréquente : celle du vaisseau Argo (lumineux et blanc), dont les Argonautes remplaçaient peu à peu chaque pièce, en sorte qu’ils eurent pour finir un vaisseau entièrement nouveau, sans avoir à en changer le nom ni la forme. Ce vaisseau Argo est bien utile : il fournit l’allégorie d’un objet éminemment structural, créé, non par le génie, l’inspiration, la détermination, l’évolution, mais par deux actes modestes (qui ne peuvent être saisis dans aucune mystique de la création) : la substitution (une pièce chasse l’autre, comme dans un paradigme) et la nomination (le nom n’est nullement lié à la stabilité des pièces) : à force de combiner à l'intérieur d’un même nom, il ne reste plus rien de l’origine : Argo est un objet sans autre cause que son nom, sans autre identité que sa forme. » (Roland Barthes)
« Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme “le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles”. »
Slogan

« L’homonormativité me semble être une conséquence naturelle de la décriminalisation de l’homosexualité : une fois qu’un phénomène n’est plus illicite, punissable, considéré comme une pathologie, ou utilisé comme fondement légitime d’une discrimination brutale ou d’actes de violence, il ne sera plus en mesure de représenter de la même manière ou d’agir encore comme une subversion, une sous-culture, un underground, une marge. C’est pourquoi les pervers nihilistes comme le peintre Francis Bacon sont allés jusqu’à affirmer qu’ils souhaitaient qu’il y ait toujours la peine de mort pour punir l’homosexualité, ou pourquoi des fétichistes de l’illégalité comme Bruce Benderson cherchent à avoir des aventures homosexuelles dans des pays comme la Roumanie, où on risque encore la prison pour avoir simplement dragué une personne du même sexe. “Je considère toujours l’homosexualité comme un récit d’aventure urbaine, la chance de franchir non seulement des barrières sexuelles mais aussi des barrières de classe sociale et d’âge, tout en piétinant quelques lois au passage - et tout ça pour le plaisir. Sinon, j’aimerais mieux être hétéro”, dit Benderson.
Mot d’ordre
Le contraste a de quoi décourager quand, avec un tel récit en tête, on se trouve à patauger dans les déchets dangereux pour l’environnement d’une Gay Pride, ou à entendre Chaz Bono se marrer avec David Letterman parce que la T [testostérone] aurait fait de lui un trou du cul avec sa copine vraiment casse-couilles qui voudrait encore qu’ils passent des heures en préliminaires dans le genre lesbien-féminin tant redouté. Je respecte Chaz pour plusieurs raisons, dont la moindre n’est pas qu’il soit déterminé à dire le fond de sa pensée devant un public prêt à l’injurier. Mais son appropriation enthousiaste de certains des pires stéréotypes d’hommes hétéros concernant les lesbiennes est décevante (même si elle est stratégique). (“Mission accomplie”, a répondu Letterman de façon sardonique.)
Les gens sont différents les uns des autres. Malheureusement, c’est une vérité presque toujours gommée dans le processus qui fait d’une personne un porte-parole. Vous pouvez bien continuer de dire que vous ne parlez que pour vous-même, votre seule présence dans la sphère publique amorce la fusion de plusieurs différences en une seule figure, et la pression se met à peser fort sur elle. Vous n’avez qu’à penser à la façon dont certaines personnes ont paniqué en entendant l’actrice-activiste Cynthia Nixon décrire l’expérience de sa sexualité comme “un choix”. Mais alors que Je ne peux pas changer, même si j’essayais est peut-être une formule vraie et porteuse pour certains, elle est minable pour d’autres. À un moment, il faut peut-être sortir de son trou et explorer un peu le monde. »
Accroche

dimanche 3 août 2025

Après quatre ou cinq générations

La fausse servante…
… ou le pervers puni
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Je me surprends à songer : Savoir qui a bien pu s’y coucher, sur ce sommier ? Quand ce hameau était encore habité, quand il était encore posé sur un châssis de métal ou de bois, et qu’il soutenait un matelas de laine de plus en plus tassé qu’on cardait peut-être de temps en temps, ou peut-être pas, parce que le cardeur, avec sa machine garnie de pointes opposées qui griffaient les bourrelets de laine tassée, ne montait pas jusqu’ici, il y avait trop peu de gens pour que ça vaille le déplacement... Quelque personne seule qui se couchait chaque nuit sur l’épaisseur de plus en plus réduite du matelas, durant les mois froids de l’hiver, à l'étage d’une de ces maisons qui sont désormais des ruines envahies par la végétation et où hibernent les chauves-souris, accrochées aux poutres, où autrefois ils mettaient le foin pour les bêtes qui étaient au rez-de-chaussée, dans l’étable, avec ces trois marches de pierre fendues où les vaches montaient en glissant sur leurs sabots, incitées par les cris de quelqu’un qui était derrière et leur frappait la croupe de la main et les poussait avec force pour les faire entrer. Des maisons qui n’étaient pas chauffées parce que la cheminée était en bas, et éteinte, il n’y restait à présent que quelques braises froides et noires. Ou bien quelque vieille restée seule. Ou, bien avant encore, quelque couple plus jeune. Et l’homme se couchait sur la femme, sur ce sommier-là, il entrait dans son corps à moitié endormi et engourdi par le froid, même pas lavé parce que la nuit l’eau gelait, le châle de laine sur la chemise de nuit soulevée à la hauteur des hanches, lui avec un pull de travail troué qu’il gardait même la nuit, de plus en plus rapidement dans le corps de la femme qui continuait à dormir, dont la respiration devenait parfois plus lourde, plus rauque, et on ne comprenait pas si c’était à cause du poids de l’homme sur son corps ou bien parce qu’elle ronflait, et alors le lit grinçait un peu plus fort. À la fin, tous les deux avec les couvertures tirées jusque sous le menton pour ne pas attraper froid. Et c’était comme ça toutes les nuits, toutes les nuits, tandis que quelque chose grandissait dans le noir à l’intérieur du ventre de cette femme à moitié endormie et engourdie, sur ces sommiers qui sont là désormais et servent de porte aux potagers abandonnés, quelque petit être désespéré avec sa petite queue remontait le canal vaginal pour être le premier à briser la membrane d’un des ovules qui pullulaient aveugles dans la matière aveugle de sa chair, pour donner vie à de nouveaux corps et à de nouveaux petits êtres dotés d’une queue et à de nouveaux ovules au milieu de tout ce désespoir végétal et de ce froid. Pour quelle raison ? Pourquoi ? Comme ces surgeons qu’il y a partout et qui s’élèvent le long des arbres presque à les étouffer, toujours plus haut, plus haut, qui arrivent presque avec leurs feuilles à la cime de l’arbre autour duquel ils ont poussé jusqu’à l’emprisonner. Il se passe la même chose avec les êtres de notre espèce. Toutes ces vies qui s’emprisonnent les unes dans les autres, cette création continue de colonies pour occuper des portions de plus en plus grandes de territoire en les soustrayant à d’autres. Pourquoi ? Pourquoi ? Pour perpétuer son propre ADN ? Alors que, de toute façon, après seulement quatre ou cinq générations, un battement de cils dans le temps, il ne reste plus rien du patrimoine chromosomique ni de l’ADN originel dans les nouveaux êtres qui ont pris vie, lesquels à leur tour, après quatre ou cinq générations, ne transmettront rien de leur ADN dans les nouveaux êtres à qui ils auront donné vie ! »
Qui tire la ficelle ?
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm

mardi 29 juillet 2025

Une prolifération des genres

Lutter contre les contenus « préjudiciables » ?
« La bourgeoisie culturelle est, aujourd’hui, un environnement privilégié pour la formation de pratiques corporelles et de discours sur le changement d’identification genrée, soutenue par des collectifs militants structurés depuis quelques années autour de la critique queer (dont le refus de la binarité du genre au profit d’une prolifération des genres constitue un axe central), par des pratiques culturelles subversives et festives compatibles avec d’autres pratiques propres à ce milieu social. Leurs référents ne sont pas d’abord français mais tournés vers les États-Unis et sont relayés sur les réseaux sociaux et dans des lieux de sociabilité parisiens, comme il n’en existe (à ma connaissance) ni en milieu rural ni dans les cités d’habitat social périurbaines. Le répertoire de la fille non binaire procure une échappatoire à l’alternative étroite, asphyxiante, du genre, en raison de l’émergence d’une mobilisation collective internationalisée qui, de ce fait, a tous les atours d’une avant-garde et se trouve dès lors particulièrement appropriable par ce segment de la bourgeoisie, dont une part de la reproduction sociale s’appuie sur la légitimation culturelle de nouvelles avant-gardes1. Le fait que j’ai enquêté dans ce segment de l’espace social en dernier ne permet pas de mesurer la diffusion des formes de subversion ou de contestation queer au sein des populations vivant aujourd’hui sur les lieux de mes deux premiers terrains [rural et populaire] - dont il est difficile de penser qu’ils y soient totalement étanches (à cause notamment de la puissance de diffusion, en particulier sur ce type de sujet, des réseaux sociaux dont on sait qu’ils ne sont pas utilisés seulement dans les classes dominantes) sans que l’on en sache vraiment plus pour l’instant, faute d’enquête spécifique sur ce sujet.
La fille non binaire vient compléter la galerie des filles bonshommes et autres garçons manqués, comme une possibilité d’échapper au stigmate de la pute [particulièrement répandu à l'adolescence] par le refus du grime de la-féminité mais, contrairement au garçon manqué et à la fille bonhomme, la fille non binaire n’est pas prisonnière de l’enfance : en faisant de ses traits masculins une revendication, un acte volontariste, culturel et politique, elle permettait, sur mon troisième terrain [la bourgeoisie], de mettre à distance le stigmate sans interférer avec le passage à l’âge adulte. »
1. Pierre Bourdieu, La Distinction, 1979.
Un nouvel imprimatur
Reprise ancienne
Taille originale : 21 x 29,7 cm

jeudi 24 juillet 2025

célestement suavement

Homme-objet ?
Taille originale : 29,7 x 21 cm ;
32 x 24 cm et 24 x 32 cm

À une petite catin qui s’était endormie
Tu es calme
Tu t’immerges au lisse
sommeil des enfants
comme dans un bain onctueux.
Et ton souffle bouge si peu
qu’on te croirait
célestement
suavement,
morte.
Pourquoi serais-tu inquiète ?
Pas plus qu’une plante
tu n’éprouves ta vie.
Pourquoi serais-tu souillée ?
tu fais ton inconscient baiser
par un prêt dédaigneux.
Pourquoi serais-tu pensante ?
Tu existes.
Et ton ventre sent bon comme un pommier d’avril.
Perspective post-coloniale ?

 

lundi 14 juillet 2025

Les préliminaires étaient lancés

Gros plan
Taille originale : 29,7 x 21 cm
« Au dessert, l’ambiance se détendit et Béatrice mit de la musique. Ritualités, spiritualités : on s’offrit d’abord aux secousses galvaniques de la nuit à peine nubile, verte comme une jeune mangue. Puis tout s’adoucit ; la lune mûrit, prête à tomber du ciel. Nous pendions aux bras d’heures cotonneuses, vestibules de somptueux rêves qu’on ne faisait qu’à condition de rester éveillés. Dans l’appartement, de moins en moins de mots se dirent. Il n’y eut bientôt plus même - entre les tintements de verres tardifs ou de vaporeux rires hissés de la rue, et dans les quelques secondes de prose impeccable qui séparaient deux chansons -, il n’y eut bientôt plus même que l’archaïque parole : souffles et lenteur, regards et frôlements, incitations suspendues, appels, contre-feux, signes celés, langages en attente du Langage ; il n’y eut bientôt plus même que les lucidités de l’ivresse. J’entendis peut-être le bris d’un verre qu’un corps - le mien ? - avait fait chuter en dansant. Ensuite, il n’y eut plus d’heures ; ce fut cela, la vraie nuit.
Ce qui devait arriver arriva alors : la maîtresse des lieux a proposé ou suggéré (à moins qu’elle n’ait exigé, je ne suis plus sûr) qu’on baise. Mais pas ici, dit-elle. Ici il y a le Christ. Venez. Et elle a tourné les talons et s’est dirigée vers la chambre. Musimbwa a fait quelques pas à sa suite, comme un chien somnambule. Je ne bougeai pas. Il s’arrêta, se retourna vers moi et devina mes intentions.
— Déconne pas, camarade. Pas maintenant. Viens. On va enfin voir la gueule de l’ange cubiste. On va lui refaire le portrait. On va enfin savoir s’il s’appelle Michel ou Djibril ou Lucifer. Un three-some fabuleux nous attend. Viens.
Je fis non de la tête, et m’assis pour signifier que c’était un refus irrévocable. Musimbwa a paru hésiter une demi-seconde, puis il m’a dit, sur un ton qui tenait à la fois du conseil et de la menace : Faye, les femmes pardonnent parfois à celui qui brusque l’occasion, jamais à celui qui la manque.
— Rocco Siffredi ?
— Non.
— Robert Mugabe.
— Non.
— Je sais : DSK !
— Bien tenté. Mais non. Talleyrand.
Interpellation
Taille originale : 29,7 x 21 cm
Il est ensuite allé vers son destin dans la chambre de Béatrice et je suis resté seul dans le salon, mollement enfoncé dans le fauteuil, ivre et légèrement triste, en pensant que je ne savais rien de Talleyrand hormis qu’il boitait comme le diable et qu’on lui prêtait beaucoup d’esprit ; quelques minutes ont ainsi passé et j’ai voulu changer d’avis et les rejoindre, mais mon orgueil me retint : c’eût été ridicule, voire honteux, de revenir sur une telle décision, une décision qui engageait mon honneur et ma parole, or celle-ci était déjà posée ; je n’ai donc pas bougé et, un instant plus tard, j’ai commencé à entendre, à intervalles réguliers, mais jamais au même moment, Béatrice soupirer et Musimbwa feuler, et j’en déduisis que les préliminaires étaient lancés, puis je n'ai plus entendu que Béatrice geindre, et ses chairs (ses puissantes cuisses, en l’occurrence) étouffer Musimbwa, qui réussissait toutefois, de temps en temps, à sortir la tête de l’étau pour remplir ses poumons d’air avant de replonger dans l’inconnu, vers les réserves liquides de Béatrice qu’il gamahuchait gourmandement, et tout cela était bien clair dans mes oreilles, sous mes yeux : leurs deux corps qui s’échauffaient, leurs respirations de plus en plus courtes et brutales, la fine sueur et les cristaux de sel sur leur peau, oui, je voyais tout cela sans le vouloir, alors j’ai dit qu’il fallait lutter, que je devais me ressaisir et penser à des choses qui m’absorberaient tellement que j’échapperais aux bruits en provenance de la chambre, résolution qui sembla avoir provoqué mes amis, car à peine avais-je commencé à chercher un sujet où j’aurais pu enfouir mon esprit que Béatrice commença à gémir et Musimbwa à haleter et le lit à grincer et les chairs à s’entrechoquer en faisant le bruit de deux babouches qu’on frappe l’une contre l'autre, et merde j’ai dit, ça commence, et à compter de cet instant j’ai essayé de me concentrer pour trouver une question qui m’aurait diverti ou fait réfléchir, mais rien ne marchait, tous les voiles dont je tentais de couvrir mon esprit se déchiraient comme du papier à cigarette par la présence bruyante de Béatrice (qui hululait désormais) et Musimbwa (qui gueulait en lingala de poétiques obscénités auxquelles je comprenais quelques mots qu’il m’avait appris : Nkolo, pambola bord oyo. Yango ne mutu eko sunga mokili...) ; en tout cas ils sont bien lancés, me disais-je, ils ont un bon rythme, pas monotone du tout, varié tout en restant accessible, mais il faut que tu te reprennes, Diégane, il faut que t’arraches ton esprit à tout ça, essaie de lire par exemple, rentre dans un livre, tiens, et là j’ai eu la tentation d’ouvrir Le Labyrinthe de l’inhumain pour m’y perdre, c’est-à-dire m’y abriter, mais je me suis ravisé car je savais que c’était peine perdue : je n’arriverais pas à lire avec ce bruit, d’autant plus qu’il ne s’amenuisait pas, il gagnait au contraire en intensité : le bruit de l’amour physique, la cantilène des corps jeunes et vigoureux, la vrombissante salle des machines de la baise radicale, et je l’entendais, ce bruit, je l’entendais pour sûr, Béatrice qui barrissait et Musimbwa qui glapissait, Bomanga, Béa, Bomanga, et moi qui regrettais d’être ainsi, toujours trop timide, trop compliqué, trop retenu, trop détaché, trop cérébral, trop Edmond Teste, trop enfoncé dans une fière et bête solitude,
Projection
j’ai donc fermé les yeux, décidé à subir ma souffrance, résigné à attendre que ça passe et finisse, car tout finit par passer, tout fuit, tout s’en va, tout s’écoule, 𝝅𝜶𝝊𝝉𝜶 𝝆𝜺𝜾, a dit le sage Héraclite, alors soit, me dis-je, fermons les yeux et attendons que panta rhei, mais aussitôt m’étais-je retiré sous mes paupières comme un enfant sous sa couette qu’une idée, ou plutôt une envie, puissante, me vint : il fallait que je les tue, il fallait que j’entre dans la chambre armé d’un couteau et que j’enfonce la lame dans ce corps, car il n’y avait de toute évidence plus qu’un seul corps dans la chambre, réunifié par le grand désir dont j’étais exclu et qu’il fallait donc que je crève, avec méthode et patience et précision, comme un assassin professionnel, là dans le cœur, là dans le ventre, là dans l’aorte, et de nouveau dans le cœur pour être bien sûr que cette saloperie tenace qui fait tant de mal aux hommes cesse de puiser, puis dans le sexe, et au flanc aussi ; bien sûr j’éviterais de toucher au visage car le visage est un territoire sacré, un temple qu’aucune violence ne doit profaner, le Visage est le signe de l’Autre, l’image de son interpellation souffrante lancée, à travers moi, à toute l’Humanité, j’ai un peu lu Levinas à une époque, mais je frapperais ce corps partout ailleurs jusqu’à ce qu’il arrête de jouir ou jouisse vers la mort, dans les transports suprêmes de l’épectase ; voilà l’envie que j’avais pour me délivrer du bruit qui me torturait — Béatrice mugissait et Musimbwa mugissait aussi — et, justement, voyez comment la providence divine pourvoyait à mes lugubres desseins, il y avait un gros couteau qui traînait sur la crédence de la cuisine, il me suffisait de m’en emparer pour reprendre le contrôle des choses, et je commençai à sourire à l’idée de ce qui allait se passer, j’élaborai de complexes scénarios macabres dignes du meilleur fait divers, mais alors, au moment même où je m’apprêtais à me lever pour aller prendre mon arme, j’ai senti une présence proche, vivante ; je rouvris les yeux et vis devant moi Jésus-Christ qui bougeait sur la grande croix fixée au mur et, par réflexe, même si je ne suis pas chrétien, même si je suis un pur animiste sérère qui croit d’abord aux Pangols et à Roog Sèn (Yirmi inn Roog u Yàl !), je me suis signé et j’ai attendu, je n’avais étrangement pas peur, j’étais simplement un peu surpris, mais je croyais aux apparitions et à la manifestation physique de la transcendance, alors j’ai attendu que Jésus finisse de se déclouer et de descendre de sa croix, ce qu’il fit avec beaucoup d’élégance et d’agilité vu les circonstances, après quoi il s’assit sur le canapé qui me faisait face, releva le diadème d’épines ensanglantées qui lui tombait sur les paupières, et jeta sur moi son regard doux et bleu, havre où je me suis aussitôt réfugié ; cependant la tête du lit cognait avec fureur contre un mur, To liama ti nzala ésila, Nzoto na yo na yanga, etutana moto epela, maman, mais je n’y accordais plus d’importance, car seul comptait celui qui était là, et sans ouvrir la bouche il m’a parlé, il m’a parlé par la vox cordis et cela me consolait de toute la misère de l’âme, renvoyait au néant mes pulsions de meurtre, ma détresse, ma minable petite jalousie, ma solitude ; c’étaient des phrases simples mais profondes dont lui seul avait le secret, et je les ai écoutées malgré les cris que cadençaient les claques d’une fessée, j’ai écouté le Christ et profité de son enseignement, de ses paraboles que tout écrivain eût aimé écrire ; il a parlé longtemps puis il s’est tu et on a tous deux pris des nouvelles de la chambre, le point d’orgue semblait proche et on n’arrivait plus à distinguer qui faisait quoi dans le concert aigu des hurlements, j’ai regardé Jésus et, une demi-seconde, j’ai cru voir dans son regard l’envie d’aller lui aussi dans la chambre, mais j’ai dû rêver ou être possédé par le diable pendant cette demi-seconde, d’autant que le Fils de l’Homme a dit dans la tierce suivante qu’il devait partir, que d’autres âmes égarées requéraient sa présence ; il s’est donc levé, sa lumière divine m’a ébloui, je lui ai demandé s’il avait besoin d’aide pour retourner sur la croix qu’il occupe depuis deux mille ans, je proposai de lui faire la courte échelle par exemple, mais il a ri (que le rire du Christ est balsamique et bon) et il a dit : Je crois que je peux y arriver, et en effet il y arriva, il parvint à se recrucifier seul, qu’on ne me demande pas comment mais il a fait ça, je l’ignore, après tout il est capable d’étonnantes choses, en tout cas il s’est recloué sous mes yeux et, au moment même où Béatrice et Musimbwa atteignaient le sommet dans un tonnerre déchaîné, le Christ, avant que son visage ne retourne à son expression douloureuse, passionnée et doublement millénaire, m’a regardé et m’a dit (cette fois il a ouvert la bouche) : Je l’aurais refait.
«Le masochiste partage la jouissance de la fureur exercée contre sa personne…»
Sur ces mots sublimes, sans même me laisser le temps de lui poser d’autres questions (j’aurais bien aimé qu’il me donne des précisions sur l’art de la transsubstantiation, par exemple, ou qu’il me décrive la vue au sommet du Golgotha), il est reparti, et l’appartement fut plongé dans un horrible vide, l’angoissant vide du monde que venait de quitter Dieu. Combien de temps s’est-il écoulé pendant sa visite ? Il m’est impossible de le dire, comme j’étais incapable de savoir la durée de ma silencieuse immobilité dans le fauteuil après son départ. Plus aucun bruit n’arrivait de la chambre. Le corps était peut-être déjà endormi. Ou mort. On verra, j’ai dit. Puis je me suis levé, j’ai pris Le Labyrinthe de l’inhumain et je suis rentré chez moi. »
Plan d’ensemble
Taille originale : 24 x 32 cm

vendredi 11 juillet 2025

Regarder / être regardé

Violence artistique
Taille originale : 29,7 x 21 cm et 24 x 32 cm
«  Nous devrons limiter l’investigation concernant le destin des pulsions au cours du développement et de la vie aux seules pulsions sexuelles, mieux connues de nous. L’observation nous apprend que les destins des pulsions sont les suivants :
  • Le renversement dans le contraire.
  • Le retournement sur la personne propre.
  • Le refoulement.
  • La sublimation.
Comme je n’ai pas l’intention de traiter ici de la sublimation, et que le refoulement exige, lui, un chapitre particulier, il ne nous reste qu’à décrire et discuter les deux premiers points. En tenant compte des motifs qui s’opposent à ce que les pulsions suivent directement leur cours, on peut aussi présenter les destins de pulsions comme des modes de la défense contre les pulsions. Le renversement dans le contraire, à y regarder de plus près, se résout en deux processus distincts, le retournement d’une pulsion, de l’activité vers la passivité, et le renversement quant au contenu. Les deux processus, étant essentiellement différents, sont donc à traiter séparément.
En soirée…
Des exemples du premier processus sont fournis par le couple d’opposés sadisme-masochisme et voyeurisme-exhibition. Le renversement ne concerne que les buts de la pulsion ; à la place du but actif : tourmenter, regarder est installé le but passif : être tourmenté, être regardé. Le renversement quant au contenu ne se trouve que dans le seul cas de la transformation de l’amour en haine.
Le retournement sur la personne propre se conçoit facilement en considérant que le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le moi propre et que l’exhibition inclut en plus le fait de regarder le corps propre. L’observation analytique ne laisse subsister aucun doute sur le fait que le masochiste partage la jouissance de la fureur exercée contre sa personne, et l’exhibitionniste la jouissance de qui observe sa mise à nu. L’essentiel dans le processus est donc le changement d’objet, le but demeurant non modifié.
Femme puissante
Il ne peut cependant nous échapper que, dans ces exemples, retournement sur la personne propre et retournement de l’activité vers la passivité, se rejoignent ou coïncident. Pour clarifier ces relations, une investigation plus approfondie est indispensable. » […]
Contrôle de soi
« Des résultats assez différents et plus simples sont fournis par l’investigation d’un autre couple d’opposés, les pulsions qui ont pour but regarder et se montrer (voyeur et exhibitionniste dans le langage des perversions). Ici aussi on peut mettre en place les mêmes stades que dans le cas précédent :
  1. Regarder, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ;
  2. Abandon de l’objet, retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps que le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ;
  3. Installation d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui.
Il n’est guère douteux non plus que le but actif survient avant le but passif, que regarder précède l’être-regardé. Mais il y a une divergence importante par rapport au cas du sadisme, en ce que, pour la pulsion de regarder, on reconnaît un stade encore antérieur à celui désigné sous a [la violence à l'égard d’une personne prise pour objet]. La pulsion de regarder est en effet, au début de sa mise en activité, auto-érotique ; elle a bien un objet, mais elle le trouve sur le corps propre. C’est plus tard seulement qu’elle est conduite (par la voie de la comparaison) à échanger cet objet avec un objet analogue du corps étranger (stade a). Or ce stade préliminaire est intéressant en ce que c’est de lui que procèdent les deux situations du couple d’opposés résultant, selon que le changement s’opère à l’un ou l’autre endroit. Voici quel pourrait être le schéma de la pulsion de regarder :
𝜶 Regarder soi-même un membre sexuel=un membre sexuel regardé par la personne propre
𝜷 Regarder soi-même un objet étranger (plaisir de regarder actif) 𝜸 un objet propre regardé par une personne étrangère (plaisir de montrer, exhibition)

[…] »
L’étrange destin des pulsions

lundi 30 juin 2025

Le danger de nos désirs réels

bien ou mal,
vertu ou volupté,
fellation ou sodomie
Taille originale : 29,7 x 21 & 29,7 x 42 cm
« Si, Elle, le film de Verhoeven, est à ce point dérangeant et nécessaire, c’est parce qu’il confronte la société patriarcale à l’un de ses pires fantasmes : une femme désirante et qui, en plus, désire mal. Les désirs incivilisés des femmes sont toujours apparus comme une menace. Les hommes peuvent avoir des désirs obscurs, les nôtres doivent être lumineux. C’est contre cette exigence de vertu morale qu’écrit le marquis de Sade, un personnage terrifiant à bien des égards, mais un personnage terrifiant aussi, assurément, parce qu’il a violenté notre imaginaire sexuel, sécularisé les femmes, rappelé qu’elles pouvaient avoir des désirs violents, abusifs, pédophiles, c’est-à-dire des désirs dangereux pour elles-mêmes et pour les autres. Que doit faire le féminisme, par conséquent, contre une culture patriarcale qui a exigé des femmes un désir vertueux ? Que signifie libérer notre désir ? Allons-nous le libérer à la seule condition qu’il soit bel et bon ? Comme l’écrit Amber Hollibaugh : “nous devons vivre avec le danger de nos désirs réels”. Pour que les femmes imaginent et fantasment hors des stéréotypes traditionnels masculins et, bien sûr, sans être blâmées ni punies par la société, il faut proclamer que les désirs des femmes sont au moins aussi complexes et insondables que ceux des hommes. Derrière la tentative de faire coïncider désir et consentement se cache en réalité un nouveau puritanisme qui, loin de repousser les limites du désir féminin, fait reposer sur nous le devoir d’éprouver des désirs corrects. »
Fond d’or

jeudi 26 juin 2025

Cette obsession de tous les instants

« Je sais que les hommes sont lâches. Aussi lâches que les femmes sont compliquées. »
« Et je me promène maintenant dans ma robe sac, le ventre bombé, ma ceinture ajustée sous les seins pour que nul n'ignore mes cinq mois de grossesse, un Romain Gary à la main ; mes meilleurs amis, les hommes de ma vie à l’exception de Jules, sont entièrement dans les livres et je goûte leur compagnie comme jamais auparavant, squattant les terrasses ensoleillées dans une félicité intérieure où ma perception de mon corps se noie entièrement. J’ai fait un deuil paisible de mon moi sexuel, il ne me semble plus vivre qu’a travers ce ventre où je sens parfois se déplacer quelque chose.
« Finalement, même s’ils ont les cheveux poivre et sel aujourd’hui, les hommes qu’on fréquente sont toujours aussi bébés. Toi et moi, et toutes les filles qu’on connaît, nous n’avons fait que suivre un processus logique de maturation. La seule chose qui ait vraiment changé depuis la seconde, c’est la taille de notre trou du cul.
— Élégant !
 »
J’imagine une époque où je serai à nouveau aussi mince que toutes ces filles autour de moi. La sensualité, cette obsession de tous les instants, m’apparaît comme un passé lointain ou un futur étrange, presque imaginaire. Sans doute est-ce dû à l’âge que je prends plus qu’à la grossesse - j’ai une nostalgie poignante de ces courses folles dans Paris où chaque regard d'homme m'était une bouffée d'air. Leur façon de tourner la tête ; comme je tournais la mienne alors. Étourdie par la possibilité de. Affolée par ce que je les imaginais imaginer. Cette conscience de ma chair, ce confort infini d’être et de bouger, cet amour de moi. Ces regards que j’emportais jusque dans les confins de ma banlieue, toute brûlante d’être passée sous leur nez comme une odeur exquise. Ces manigances intérieures à propos du premier venu que je ne reverrais jamais, et à propos de ceux que je côtoyais quotidiennement ; ce travail de sape acharné pour un sourire que je trouvais plus franc que d'habitude. Ces couilles énormes que je me sentais pousser. Ce besoin pathologique de les savoir mordus - le pire et le plus délicieux de tous mes esclavages.
C’est étonnant que je puisse aujourd’hui m’en foutre à ce point. Disons plutôt que j’ai renoncé à cette distraction pendant que je suis enceinte.
jin, jîyan, azadî
Enfermée en moi-même, Romain Gary à mes côtés, bras dessus bras dessous. Je ris aux éclats. Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable ; quelle misère que ces contingences humaines, n’est-ce pas ? Cette manie de la queue dure, quand l’amour nom de Dieu se suffit pleinement d’une communion des âmes. Jouir - oui, bon. C’est si limité, si restreint. Des heures de contorsions et d’ahanements pour le simple plaisir de jouir à deux, par la main d’un autre - quand on torcherait ça soi-même avec un tel brio. Tout ce raffut pour un spasme ; n’importe quel homme sensé y renoncerait.
Maintenant que le sexe me semble vain, c’est dire si je suis dans les conditions parfaites pour me faire surprendre par une liaison d’une envergure sans précédent. »
Ne pas toucher, ne pas s’asseoir
Taille originale : deux fois 29,7 x 21 cm

samedi 7 juin 2025

Une malheureuse belle âme

Déconstruction…
Taille originale : 3 fois 21 x 29,7 cm
« La conscience vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son intériorité par l’action et l’être-là, et pour préserver la pureté de son cœur, elle fuit le contact de l’effectivité et persiste dans l’impuissance entêtée, impuissance à renoncer à son Soi affiné jusqu’au suprême degré d’abstraction, à se donner la substantialité, à transformer sa pensée en être et à se confier à la différence absolue. L’objet creux qu’elle crée pour soi-même la remplit donc maintenant de la conscience du vide. Son opération est aspiration nostalgique qui ne fait que se perdre en devenant objet sans essence, et au-delà de cette perte retombant vers soi-même se trouve seulement comme perdue ; — dans cette pureté transparente de ses moments elle devient une malheureuse belle âme, comme on la nomme, sa lumière s’éteint peu à peu en elle-même, et elle s’évanouit comme une vapeur sans forme qui se dissout dans l’air. »

vendredi 6 juin 2025

Pédé ou gouine

Point de fuite ?
« Quelle est la différence entre être pédé et être nègre ? C’est une blague que j’ai entendue en Afrique, au Cap, où ces deux sortes d’individus sont abondamment représentées. Vous posez la question une seconde fois, afin de la faire pénétrer encore mieux dans toute son écrasante simplicité. “Quelle est la différence entre être pédé et être nègre ?”
Vous faites une bonne petite pause et après cela seulement vous livrez la réponse : “Si vous êtes nègre, vous n’avez pas besoin de le dire à vos parents.”
« Elle se considère ouvertement comme bisexuelle. Elle ne fume pas et ne consomme pas de drogues ni d'alcool. Elle est végétarienne. »
Taille : 163 cm. Poids : 40 kg. Yeux : bruns
Mais si, en revanche, vous êtes pédé ou gouine, vous savez bien qu’un jour le moment viendra, crucial et dérisoire à la fois, où vous devrez avoir avec vos parents l’une des conversations les plus gênantes, pour les deux côtés d’ailleurs, qu’un être humain puisse entamer avec ses géniteurs. Vous-même êtes le produit d’un échange sexuel entre eux et voilà que vous devez, le plus sérieusement du monde, parler de sexe avec eux. Une expérience qu’aucun rejeton ne brûle de faire. Vous devrez être témoin de la stupéfaction sans mélange ou du désespoir qui se peindra sur leur face, car ils seront totalement non préparés à votre révélation, puisque c’est vous qui pouvez choisir le lieu et l’heure de la déclaration. L’avantage du terrain est d’ailleurs le seul que vous ayez, à moins que vous ne soyez assez stupide pour vous laisser surprendre par eux, le pantalon sur les chaussures, avec le fils du voisin.
Il faudra les tester, faire la part entre leur amour pour vous et les espoirs qu’ils mettent en vous, entre leurs préjugés et leur confiance. Entre la mentalité de plus en plus libérée dans laquelle vous avez eu la chance de grandir et l’âge de pierre où eux-mêmes ont dû parvenir à la maturité avec toutes les habitudes morales et les conceptions de leur époque. Celles-ci peuvent paraître, entre-temps, tout à fait dépassées, mais pas pour eux, ils ont été formés par elles et ce fondement, cette jeunesse, ce cadre de référence, ils ne pourront jamais rien y changer.
Depuis que vous êtes tout jeune, vous savez qu’une telle conversation adviendra, comme vous savez aussi que, sans cette conversation, vous ne pouvez être le digne fils de vos parents, qui vous ont toujours inculqué qu’il faut avant tout être sincère et courageux et ne jamais avoir honte de ce qu’on est. Et pourtant vous êtes tout aussi conscient que ces mêmes parents, pendant cette conversation, sont en train de se mordre moralement les doigts de n’avoir pas mieux mis en valeur, durant votre éducation, les avantages de l’hypocrisie charmante et de la discrétion sexuelle.
La pomme comme invitation à la sodomie ?
Vous les connaissez assez bien pour savoir que vous allez les blesser, mais vous savez aussi fichtrement bien que ce n’est pas vous, mais leurs propres conceptions et leur passé qui infligent cette blessure. Peu importe*, la blessure va venir et c’est vous qui portez le coup à deux personnes qui sont proches de votre cœur. Qu’est-ce que cela peut fiche que ce ne soient que des illusions que vous faites valser en mille morceaux ? Vous les avez portées et supportées jusque-là. Vous-même n’avez jamais demandé qu’on nourrisse ces illusions. Cela n’y change rien, vous les avez entretenues et laissé grandir depuis le début de votre puberté.
Et maintenant la plaie de la désillusion ne peut en être que plus profonde. “Peut”, car l’issue n’est pas certaine. Vous risquez la brouille à vie mais, presque aussi grave, vous courez le risque d’être accueilli par un haussement d’épaules indifférent et un soupir : “Ce n’était que ça ?” ou “Mais on le savait depuis longtemps.” Ce qui fera paraître ridiculement godiches vos années d’hésitation et de plans stratégiques, ridiculement pauvre tout votre courage, ridiculement médiocre votre confiance en eux. Donc, quoi qu’il puisse se passer, ce ne sera jamais bien. Par conséquent, avant d’en arriver là, vous voulez être suffisamment droit dans vos bottes pour pouvoir affronter sans flancher la tempête, aussi forte et aussi idiote qu’elle puisse être, et en sortir avec le moins de dommage possible pour tous les intéressés. Douleur, bonheur, acceptation, soulagement, souci, hystérie, indifférence, rien ne pourra vous démonter et démoraliser et démolir, c’est votre volonté. Surtout si vous avez affaire à une mère qui, à plus d’un (juste) titre, jouit d’une réputation de tragédienne pure et dure*. »
* En français dans le texte original
Peur de quoi ?
Taille originale : 2 fois 29,7 x 21 cm

jeudi 29 mai 2025

L'âme des animaux

Adsumptio
taille originale : 2 fois 21 x 29,7 cm et 29,7 x 21 cm

« Dans un avenir végétarien les gens utiliseront peut-être l’adultère comme alibi pour consommer de la viande… ils baiseront au vu et au su de tous et après ils fileront en douce dans des clandés à bœuf où on leur louera à l’heure une salle à manger privée… Comment se fait-il que je me sois mis à penser au bœuf ? »
David Lodge


Oui, je suis un assassin, un tueur en série. J’ai massacré des centaines de porcs, des milliers, des dizaines de milliers de porcs, de gros porcs gras et luisants, à la chair rose et tendre. Je les ai conduits à l’abattoir, entassés dans d’inconfortables bétaillères sur des voies incertaines et bouleversées. Et je les ai débarqués, certains mourant déjà, au milieu des cris, des coups et des injures sans qu’un seul pourtant ne se révolte en maudissant l’arrogance de ses bourreaux. On les asphyxiait d’abord au gaz carbonique, soi-disant pour que ce soit moins douloureux avant une mise à mort aussi rapide que brutale. Oui, je suis le Rudolf Höss de la race porcine. Et je les ai fait disparaître de la surface de la terre aussi sûrement qu’un bûcher funéraire ne le ferait. Je les ai mangés. Tous. Notre infâme espèce les a mangés. Inéluctablement, sans qu’un seul en réchappe. Jusqu’à faire disparaître la moelle de leur os. Même pas des cendres. Seulement de la m…

On nous a vus sur des photos de groupe, souriant dans nos uniformes blancs de bouchers, de bourreaux, entourés de nos femmes, de nos enfants, de nos complices, à quelques pas de ces lieux sanglants et de leurs armes cachées, massues, tronçonneuses, fusils, couteaux, hachoirs, scies, pistolets, broyeuses… Nous avions le triomphe souriant, le sentiment du devoir accompli, de la victoire nécessaire sur l’adversité. Mais nous étions le Mal.

Nous fûmes condamnés unanimement, cloués au pilori de l’opinion, jugés par le grand Tribunal antispéciste, même si beaucoup d’entre nous s’enfuirent vers des contrées éloignées ou se noyèrent dans la masse anonyme. Nous avons vainement invoqué le contexte de l’époque, le changement des mentalités. Nous étions des sauvages, des barbares, les membres d’une inhumanité radicale. Les condamnations furent lourdes : plusieurs mois et même plusieurs années de prison (avec sursis) pour violences mortelles envers des individus spécisés.

Mais le loup mangera toujours l’agneau, et le crocodile saisira toujours entre ses mâchoires la gazelle au bord de l’eau vaseuse. Et puis les habitudes sont trop ancrées. Comment se défaire du goût de la viande que nous conservons entre les canines et dans l’arrière-bouche ? Et puis, je me souviens de ma grand-mère qui, dans sa ferme bientôt disparue, distribuait à ses poules du grain à la volée avant d’en saisir une qui s’était approchée imprudemment et qui se retrouvait bientôt la tête sur le billot, décapitée d’un geste sec du couperet, le corps encore frémissant aussitôt plongé dans un seau pour qu’il se vide de son sang. Et, enfants, nous regardions avec étonnement cette brutale mise à mort alors que les autres poules qui ne s’étaient même pas éloignées continuaient à picorer imperturbablement les graines répandues sur le sol. Aucune, non, aucune, ne semblait effrayée par le spectacle qui venait de se dérouler sous leurs yeux, comme si la mort soudaine de leur congénère n’était rien, pas même un mot, pas même un soupçon de leur sort futur. La mort n’était qu’un bref instant de frayeur, un saisissement aussitôt oublié.

Heureusement, la Fédération des Peuples Premiers, réunissant les dix-neuf dernières peuplades de pêcheurs-chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Sud, d’Asie et d’Afrique, est venue involontairement à notre secours en invoquant non seulement leurs coutumes ancestrales mais également les conditions de leur survie, qui leur imposent de recourir à des protéines animales. Des responsables végans de haut niveau affirmèrent qu’il suffirait de ravitailler ces populations isolées avec des parachutages de haricots rouges et de lentilles corail pour assurer un apport protéinique suffisant, mais un savant calcul d’experts démontra que de telles opérations seraient négatives en termes d’équilibre carbone, en comparaison avec la consommation de quelques pécaris amazoniens ou émeus australiens (les populations pygmées ne purent défendre leur chasse traditionnelle à l’éléphant jugé trop emblématique pour la sensibilité occidentale)

En outre, les peuplades amérindiennes apportèrent des arguments antispécistes très troublants : leurs membres considéraient les animaux comme leurs égaux et ils estimaient que, sous des enveloppes corporelles légèrement différentes, les pécaris, les singes laineux et les toucans qu’ils chassaient étaient leurs beaux-frères avec qui ils communiquaient sans difficultés. Ils devaient d’ailleurs parlementer avec eux pour les amadouer et les convaincre de se laisser abattre sans rechigner pour servir ensuite de mets de qualité. Les femmes qui avaient en charge les quelques cultures considéraient de la même façon les plantes comme leurs enfants qu’elles devaient encourager et parfois sermonner pour les faire pousser droites. C’était sans doute une forme extrême d’interspécisme mais apparemment irréfutable. Aucun philosophe occidental ne parvint à démontrer l’inconsistance logique de leur système de pensée. C’étaient de fins dialecticiens capables de démonter par des arguments inattendus toute tentative pour les convaincre d’abandonner leurs coutumes carnivores.

Des rituels complexes accompagnaient cependant la consommation de viande mais aussi de végétaux, rituels destinés à compenser la dette créée par la mise à mort de l’animal dont les compagnons risquaient bien de harceler pendant la nuit l’âme des chasseurs. Cette dette ne pouvait être compensée que par un don d’une portion de légumes abandonnée au cours des repas, mais cette consommation entraînait à son tour une nouvelle dette à l’égard des sœurs de la plante qui exigeaient qu’on leur laisse quelques os ou un peu de graisse animale. Mais la compensation n’était jamais à la hauteur de la dette, car les chasseurs savaient bien que leurs prélèvements dépassaient leurs maigres contre-dons. Seule la mise à mort d’un ennemi humain abandonné ensuite aux charognards pouvait temporairement suspendre la plainte des esprits animaux ou végétaux (même si ces derniers étaient moins harassants) et permettre à l’assassin de connaître enfin quelques nuits tranquilles. Les religions étaient devenues un sujet trop sensible et il n’était pas question de remettre en cause les conceptions des peuples premiers au nom d’un rationalisme étroit ou d’un laïcisme mal compris. Une exception à l’universalisme antispéciste leur fut donc accordée.

Nos derniers représentants, qui se constituèrent alors en Fédération de communication et de consommation interspécistes, se pourvurent en appel au nom des antiques religions sacrificielles qui auraient survécu grâce à notre corporation malgré une christianisation sommaire, ainsi qu’en témoignait en particulier la tradition de l'abattage rituel romain d’un coup sur la tête avec la hache pontificale, sans souffrance animale de mauvais augure, restée traditionnellement en usage dans les abattoirs en Europe occidentale : si le sacrifice du bœuf (et du poulet) était largement attesté par les textes, celui du cochon semblait beaucoup plus hypothétique, mais la logique interspéciste voulait qu’on ne fasse pas de distinction entre ongulés paradigités. Une avocate particulièrement habile et grassement payée, Justine de La Flèche du Lou, plaida de manière exceptionnelle la liberté religieuse qui incluait des rites ancestraux intangibles et infrangibles comme l’orientation vers la Mecque, le signe de croix, la circoncision, la communion où le croyant mange le corps du Christ et boit son sang sous la forme du pain et du vin, ou encore le corps des défunts abandonné aux vautours tibétains ou même le sacrifice humain (qui a servi, rappelons-le, de justification aux Conquistadores pour massacrer et asservir le peuple aztèque). Qui sommes-nous donc, questionna-t-elle d’une voix tonitruante, pour prétendre régenter de telles pratiques au nom d’une rationalité d’essence occidentale, d’un impérialisme culturel qui a servi et sert encore à soumettre aux plus cruelles des exploitations les peuples du monde entier ? La mise à mort bouchère est bien, affirma-t-elle sans crainte ni tremblement, un rite antique païen, qui rassemblait toute la communauté villageoise autour de l’animal couronné de fleurs en hommage à son sacrifice volontaire, tel qu’il fut encore magnifié par le Bœuf écorché de Rembrandt, dont les Crucifixions ne sont que de pâles imitations christiques. Oui, le bœuf se sacrifie pour la survie de l’humanité comme le fils de Dieu s’est sacrifié pour le salut de notre âme !

La réplique de l’avocat général fut cinglante, et il se moqua cette prétendue religion, affirmant que les abattoirs ne ressemblaient en rien aux temples antiques, réservés aux seules vestales, et qu’il s’agissait seulement là des usines d’une mort industrielle. Aucune aura, aucune sacralité, aucune once de religiosité ne se trouvait en ces lieux, et les assassins tout de blanc vêtus n’étaient en rien les officiants d’un culte rendu à l’on ne sait quelle divinité, si ce n’est le veau d’or du profit !

Dans un arrêt particulièrement touffu, la juge estima que les préventions étaient effectivement établies, même si elle réduisit légèrement les peines prononcées en première instance. Mais, dans ses considérations, elle reconnut que le sacrifice du bœuf et d’autres animaux à sang chaud était une tradition religieuse respectable, même s’il n’était pas légitime de l’invoquer en cette circonstance comme l’avait démontré à l’envi l’avocat général. Étonnamment, elle précisa à quelles conditions une telle mise à mort pourrait s’inscrire dans un cadre cultuel, à savoir son caractère exceptionnel, sa solennité, le respect dû à la victime, les rites (gestes et paroles) destinés à protéger sacrifiant et sacrificateur de la souillure néfaste de la mise à mort, la présence requise — même à distance de l’espace sacré — d’une communauté de croyants, une modification des états neurologiques des principaux officiants sous la forme de transe chamanique, d’exaltation mystique, d’ivresse spirituelle, de psychopompe onirique, d’expérience psychédélique, d’extase orgasmique ou au contraire d’éveil contemplatif. La juge avait manifestement fait beaucoup de lectures en sciences religieuses et en ethnologie, et aucune de nos découpes bouchères, aussi codifiées et précises soient-elles, ne s’apparentait effectivement à un rituel religieux empreint de sacralité. Et si l’intoxication alcoolique nous était familière, elle ne nous avait jamais conduits à un état supérieur de la conscience, mais seulement à des écarts de conduite automobile.

Libres mais soumis à un opprobre général, faux aristocrates d’un ancien régime même pas promis à la lanterne, nous en étions réduits à quémander des aides sociales que nos condamnations judiciaires semblaient rendre illégitimes. Quelques jours plus tard, nous nous sommes réunis dans une brasserie en un petit groupe d’aigris pleins de colère contre ces militants qui nous avaient harcelés, et de ressentiment contre ce monde qui ne nous comprenait pas, que nous ne comprenions plus. Ce soir-là cependant, au milieu de frites grasses et d’une maigre salade, Émilien leva le lièvre à défaut de pouvoir le tirer. Les attendus de ce jugement touffu impliquaient que l’abattage rituel était bien licite dans un contexte religieux, même si les religions sacrificielles antiques étaient réputées aussi obsolètes qu’un iPhone SE (de première génération). Rien n’interdisait cependant de les faire renaître sous une forme vintage en gommant le caractère industriel de nos abattoirs et en retrouvant le savoir-faire artisanal de nos grands-parents. Bien entendu, il faudrait trouver un lieu adapté à de telles cérémonies, et Joseph proposa immédiatement la cave de sa maison récemment achetée rue Haute Porte : constituée de deux grandes salles voûtées de briques rouges, elle avait d’ailleurs servi il y a un demi-siècle environ à des réunions gauchistes puis écologistes dont il avait trouvé de multiples dépouilles, photos, tracts, mégots de haschich et touffes de cheveux frisés. C’était là qu’avaient été allumées les premières étincelles du complot qui devait nous emporter. Ce serait là que nous allumerions à notre tour les feux de nos sacrifices sanglants dont les fumées monteraient jusqu’aux narines de nos dieux ressuscités. Il faudrait cependant prévoir une bonne extraction d’air pour éviter d’attirer trop vite l’attention des voisins. Et bien entendu imaginer un petit rituel, quelques vêtements liturgiques et un cérémonial destiné à nous attirer les bonnes grâces des dieux tout en nous fournissant des arguments opposables à nos juges. Plusieurs litres de bière furent nécessaires pour peaufiner les détails de plus en plus saugrenus de ces cérémonies plus ou moins inédites. L’évocation des vestales donna immédiatement une dimension sexuelle à l’affaire. Émilien était prêt à faire l’amour à de fausses vierges grassement payées au milieu de la barbaque disposée sur un autel de marbre rose en l’honneur d’Arès (dont il ne parvenait pas cependant à retrouver le nom grec) et d’Aphrodite (qu’il aurait volontiers enculée). Clément parlait de se faire branler par de gentes dames avant de jouir dans les entrailles d’une truie à peine ouverte. L’audacieux Léonce, dont les penchants sodomites étaient de notoriété publique, voulait se satisfaire d’une carcasse fraîchement dépecée de bœuf dont il goberait le pénis tandis qu’une gente dame lui défoncerait l’anus avec un gode de cuir tanné. Je souriais à ces pâles évocations de romans anciens, tout en m’enfonçant lentement dans une sombre ivresse.

Les attendus du jugement continuaient à me turlupiner et me laissaient insatisfait, ou plus exactement j’y pressentais une conclusion non dite, non formulée mais nécessaire, à moins d’admettre une contradiction dans le raisonnement juridique. Je la devinais confusément sans parvenir à saisir le point exact où porter le coup. Puis il m’apparut et j’en fus terrifié. L’hilarité était générale, même si les rires diminuaient peu à peu, et cette ambiance détendue me permit bientôt d’exposer cette évidence : si le sacrifice était autorisé pour des motifs rituels, et s’il n’y avait plus de barrière entre les espèces humaines et animales, il devenait licite de sacrifier des individus de toute espèce pour satisfaire nos dieux. Et même si des lois anciennes condamnaient de tels gestes comme des crimes, la condamnation somme toute légère qui avait été la nôtre devait s’appliquer en toutes circonstances. Si la mise à mort de milliers de porcs s’était conclue par quelques mois de prison avec sursis, l’assassinat d’un seul homme ne pouvait pas être plus chèrement payé. On comprenait bien, ajoutai-je, pourquoi tant de défenseurs de la cause animale sont devenus de farouches partisans de la peine de mort, sinon même d’une extinction programmée de l’espèce humaine, la super-prédatrice : seule la mort de l’homme mettrait fin à la mort injuste de l’animal ! Bien entendu, le monde judiciaire était loin d’admettre des conclusions aussi audacieuses, mais c’était notre mission, terminai-je, de mettre nos juges devant leurs contradictions.

Mes compagnes et compagnons dont l’esprit était certainement plus embrumé que le mien ne voyaient cependant pas la conclusion nécessaire du raisonnement qui, loin d’être seulement le mien, avait une valeur universelle. Oui, il fallait envisager le sacrifice humain. Et effectivement, le cannibalisme en était un corollaire acceptable. Mais, objectèrent d’aucuns, comment envisager la moindre sécurité si tous nous sommes susceptibles de nous manger les uns les autres. Je fis remarquer que c’était déjà le cas parmi les espèces dites animales qui s’entredévorent sans que l’insécurité ne les empêche de continuer à vivre et à brouter quelque autre espèce animale ou végétale. En outre, il n’y avait aucune raison que les lois cessent de s’appliquer à l’ordre humain. De tels sacrifices ne seraient autorisés qu’aux croyants de notre religion plus ou moins dispersés dans le monde. Je proposai de nous mettre sous l’égide de Cronos, dieu castrateur de son propre père et dévoreur de ses propres enfants. Les militants antispécistes et autres adeptes de Gaïa ne pourraient bien sûr pas attenter à la vie, quelle que soit l’espèce en cause, ni encore moins consommer de la chair humaine ou animale.

L’ivresse facilita la progression de l’idée complaisamment exposée, puis l’élaboration de différents plans susceptibles de permettre le passage à l’acte. La création d’une association cultuelle autour du mythe de Cronos en fut la première étape : le dépôt des statuts évoquant des traditions sacrificielles antiques sans préciser explicitement leur nécessaire actualisation devait nous protéger en cas probable de poursuites judiciaires. La désignation des futures victimes comme militants antispécistes fut habilement camouflée sous la forme d’un combat d’idées : sur ce point, l’aide de notre avocate fut essentielle. Elle se proposa d’ailleurs comme administratrice de notre association.

Nous consultâmes ensuite dans le Grand Livre d’images électroniques les profils des militants de la région, ceux-là mêmes qui nous avaient livrés à la vindicte publique. Mais grande fut notre déception de constater qu’ils étaient tous minces et émaciés, nourris seulement de légumes et de fruit secs. Pas de graisse, une viande maigre, tendineuse, sans jus, dont les fibres se coincent entre les dents. De nombreuses militantes étaient visiblement anorexiques, et on n’en retirerait aucune nourriture substantielle : on ne nous tromperait pas plus sur la marchandise que Zeus ne l’avait été par cet imbécile de Prométhée ! (Nous parfaisions par ailleurs notre connaissance de la mythologie grecque pour éviter toute accusation d’artificialisme dans notre future défense religieuse.)

C’est dans un forum consacré aux luttes intersectionnelles que nous découvrîmes finalement Zénobe, un militant de la cause noire, qui avait indiqué incidemment être végétarien. Il n’était pas antispéciste — du moins, il ne se proclamait pas comme tel — mais il était jeune, bien enrobé, avec des muscles rebondis, un fessier proéminent (il avait posté des photos de lui en maillot), des cuisses musculeuses, un visage poupin. Notre choix était arrêté. Il nous parut d’ailleurs préférable d’éviter un de nos accusateurs ou accusatrices dont le sacrifice serait trop facilement apparu comme une vengeance. Un végétarien aux airs de charmant porc ibérique suffirait à assouvir notre faim. La cave fut bientôt aménagée avec un autel, un chevalet et, à son pied, un grand récipient en terre cuite, une reproduction de la peinture de Goya dissimulée derrière une tenture rouge comme un mystère sacré, et bien sûr les indispensables instruments de découpe.

Éva, notre cheffe queux, fut chargée d’approcher la proie. Comme tous les imbéciles qui dénonçaient la domination des maîtres du Réseau et du Grand Livre d’images, Zénobe y exposait largement sa vie, ses rendez-vous, ses projets, les manifestations et les concerts auxquels il voulait assister. Deux ou trois rencontres apparemment fortuites suffirent à nouer le contact : il apparut rapidement qu’il était gay, mais il appréciait les compagnies féminines qui le laissaient si facilement exprimer sa sensibilité et qui acquiesçaient en souriant silencieusement à ce qu’il disait. Il serait facile de l’attirer en un lieu inconnu mais beaucoup plus difficile de l’aveugler un bref instant avant de l’abattre : il ne fallait pas stresser l’animal avant la mise à mort qui devait être aussi brève qu’efficace. On n’allait quand même pas jouer à colin-maillard ! Clément trouva un début de solution : on annoncerait la projection d’un quelconque documentaire, on plongerait la salle dans le noir complet, mais avec des lampes infrarouges permettant à un officiant muni des lunettes adéquates de repérer sa proie et de l’étourdir rapidement avec un pistolet d’abattage.

L’élaboration des détails du scénario fut très longue, et, pendant ce temps, je m’exerçai à utiliser le pistolet — qui m’était tout à fait familier — dans les conditions inhabituelles d’une vision avec des lunettes infrarouges. Je devais bien sûr atteindre à bout touchant le front de l’animal, mais cela impliquait d’abord de sortir de ma cache, de me diriger précisément vers ma cible, de pointer l’arme vers sa tête et d’appuyer sans hésitation sur la détente. Je répétai de dizaines de fois la procédure avec des variantes. C’était la rapidité d’action qui était déterminante afin d’éviter toute panique. On envisagea que je me mette derrière Zénobe, et que je cache le pistolet et les lunettes dans un sac pour le frapper par-derrière, mais ces manipulations se révélèrent trop longues et bruyantes. En outre, il fallait prévoir une grande bassine d’eau frémissante ainsi qu’un cintre de près d’un mètre avec deux crochets, relié par une chaîne à un treuil. Le plus simple était de diviser la cave par une cloison coulissante. Éva et Zénobe devraient s’asseoir au premier rang de la supposée salle de projection, sur le côté gauche, près de la porte derrière laquelle je serais dissimulé. Cette pièce arrière serait plongée dans le noir pour que les lunettes infrarouges soient immédiatement opérationnelles. Un acolyte, Joseph, vérifierait à travers un œilleton le moment où les lumières s’éteindraient dans la salle adjacente, et me donnerait le signal du départ en ouvrant d’un geste rapide la cloison devant moi. Le déplacement et le geste technique me prendraient quatre secondes au maximum. Le seul risque était que Zénobe tourne la tête dans le noir, rendant ainsi la visée plus difficile. Mais il suffirait de lui taper sur la joue ou de grogner devant lui pour qu’instinctivement il redresse le visage.

Il restait à choisir la date, symbolique de préférence : le solstice d’hiver était heureusement proche, ce qui correspondait à l’époque des Saturnales, même si nous étions terriblement impatients et prêts déjà à brûler toutes les étapes. Rendez-vous fut pris. On trouva un titre de conférence sérieux mais suffisamment amusant pour l’attirer en nos lieux : « Les États-Unis dernier bastion du spécisme ou comment l’Amérique nous étouffe au pet de vaches ! » Léonce, le plus cultivé d’entre nous, avait rassemblé des bribes d’informations susceptibles d’alimenter une mini-conférence plus ou moins crédible qui devrait rapidement s’interrompre pour laisser place à un documentaire intitulé Les bisons, premières victimes du suprémacisme blanc. Tout en étant prémonitoire, ce titre nous rappelait ironiquement une période glorieuse de l’abattage bovin.

Le scénario se déroula à peu près comme prévu. La rencontre commença par un cocktail végane, Mouillette de rhum et de citron vert, Thé glacé de la Grande-Île, Sexe sur la plage et Cosmopolitain de canneberge. Heureusement, Zénobe n’était pas abstinent, et personne ne dut soutenir une longue conversation avec lui. J’étais déjà en position dans la pièce adjacente, et j’attendais impatiemment que les événements se précipitent. Cette attente me parut interminable. Quand Joseph me donna le signal, je glissai rapidement dans la salle plongée dans le noir où je distinguai pourtant immédiatement ma cible. Comme prévu, je pointai le pistolet au milieu du front, un peu au-dessus de ses pupilles phosphorescentes. Le coup partit et fracassa la boîte crânienne. Zénobe s’écroula en renversant sa chaise et en me donnant un violent coup de pied, sans aucun doute involontaire, dans le tibia. Lâchant immédiatement le pistolet, je le saisis par le col et le retournai sur le ventre. Je voyais suffisamment son corps affalé pour m’asseoir dessus et éviter tout mouvement involontaire de sa part avant de l’attraper par les cheveux et de lui trancher la gorge avec le couteau que j’avais glissé derrière mon dos. Même si c’était la première fois que j’opérais sur un animal humain, mon expérience était suffisamment grande pour trancher correctement les carotides. J’ordonnai qu’on rallume et j’enlevai aussitôt les lunettes de vision nocturne.

Les participants découvrirent mon costume de cérémonie entièrement rouge avec un grand tablier de cuir amarante. Trois officiantes, Sophie, Hatoumata et Thérèse, qui m’avaient suivi immédiatement, devaient m’aider dans ma tâche. Elles se montrèrent vêtues d’une chasuble et coiffées d’un calot de couleur pourpre. Des masques vénitiens à long bec crochu, tout aussi rouges, complétaient leur apparence. On avait essayé bien sûr d’éviter toute allusion à la blancheur bouchère ou chirurgienne, mais nous manquions sans doute d’inspiration : l’on ne parvient pas en quelques soirées à concurrencer les traditions costumières d’une liturgie vieille de plus d’un millénaire, et de nombreux rires plus ou moins étouffés se firent entendre. Mais le sérieux reprit rapidement le dessus, car l’ensemble de la cérémonie devait être filmée comme preuve du caractère cérémoniel du dépeçage en cours.

Il fallait à présent agir très rapidement avec mes acolytes : enlever les chaussures de Zénobe, passer les crochets à travers ses talons sous les tendons avant de remonter sa carcasse avec le treuil, laisser l’animal humain se vider de son sang dans le récipient en terre cuite (le sang servirait notamment à la confection de saucisses). Il fallut également découper ses vêtements avant de le plonger dans le grand bac d’eau presque bouillante. C’était l’étape indispensable pour enlever tous les poils et obtenir un cuir de bonne qualité. L’on passa un bon moment à gratter la peau pour un résultat propre et lisse.

Je devais ensuite retirer les intestins : avec un petit couteau, je découpai le pourtour de l’anus en évitant de percer le colon que je fis ensuite ressortir délicatement. J’enroulai une ficelle autour de cette extrémité pour éviter toute déjection polluante ultérieure. J’ai également coupé les testicules et le pénis.

L’opération la plus délicate intervenait juste après. Il s’agissait d’ouvrir la peau en la pinçant au niveau du sternum avant de remonter avec le couteau jusqu’à l’aine sans porter la moindre atteinte à l’estomac ou aux intestins. À un moment donné, la bête s’ouvre et libère les organes qui se répandent à vos pieds, de préférence dans une bassine ou un plateau. Tous ces organes peuvent être préparés et mangés sous une forme ou une autre, qu’il s’agisse des reins ou du pancréas ou même des intestins qui, bien nettoyés, servent de peau à saucisses. Ensuite, je m’employai à ouvrir le sternum et à le désolidariser des côtes pour couper la trachée puis détacher les derniers organes, cœur, poumons et foie, précieusement conservés. On découvrit de belles tranches de gras odorant et délicieux à consommer. On découpa également la peau au niveau des jambes et des avant-bras avant de tirer fortement vers le bas comme une chaussette qu’on retournerait. Mais la découpe devait se faire lentement en glissant un couteau à désosser par en dessous. Cela prit une bonne demi-heure.

Restaient les dernières étapes de la grande découpe : trancher la tête, en entaillant d’abord le pourtour du cou avec un couteau pour exposer les os, qui ont ensuite été désolidarisés avec un fendoir, découper enfin à la scie les pieds et les mains pour des préparations à la gelée. Hatoumata récupéra rapidement la tête pour en extraire la cervelle qu’elle lava soigneusement. Elle coupa également les joues puis la langue à préparer séparément. Il était temps à présent de nettoyer la carcasse à grande eau avant de la scier en deux et d’en remiser les deux moitiés au frigo. Experte dans le maniement d’une tronçonneuse, Thérèse s’acquitta facilement de sa tâche. Elle fut applaudie par l’assistance comme à une fin de concert. C’est d’ailleurs à ce moment que Clément, qui se piquait d’être amateur de musique classique, fit résonner les premières mesures d’une version enregistrée du Magnificat de Bach.

Il fallait en effet ajouter à toutes ces opérations trop profanes une once de sacralité, la marque d’un cérémonial visant moins à communiquer avec les esprits, les dieux ou l’au-delà qu’à affirmer la supériorité des prêtres, des druides, des sorciers, des mollahs, des pontifes, de tous ceux qui s’affirment les maîtres du sacré. Et nous étions les maîtres et maîtresses du sacré désormais, nous les quatre officiants réunis autour d’un autel surélevé — l’espace manquait pour une pyramide aztèque malheureusement — pourvu en son centre d’une table de cuisson au gaz avec une large poêle d’un noir brillant. Avec quelques gestes solennels et prétentieux, nous avons invité l’assemblée d’une quarantaine de fidèles à se recueillir devant la victime de notre offense et à l’implorer pour qu’elle nous pardonne ce crime nécessaire. Nous interprétâmes son silence comme un assentiment, et nous nous tournâmes ensuite vers le ciel ou du moins vers la large hotte qui surplombait la table de cuisson. Les dieux avaient hâte de goûter aux senteurs de notre offrande, eux qui n’avaient jamais été privés d’odorat à la suite d’une méchante attaque d’un virus couronné. Nous jetâmes dans la poêle chaude plusieurs morceaux de graisse que nous avions réservés et qui grésillèrent rapidement. Dans un mouvement lent et délicat, Sophie (enfin, je suppose que c’était elle, car sous les masques, il me devenait difficile de distinguer mes acolytes, mais elle était la plus grosse) déposa les deux testicules de belle dimension au centre de la poêle. Quand ils furent cuits, on les découpa en fines lamelles que l’on partagea cérémonieusement avec quelques membres de l’assistance désireux de goûter à ce plat délicat.

Cinq jours plus tard, au cours d’une nouvelle communion, l’on passa aux découpes secondaires, épaules, poitrine et longes, puis côtelettes, jambons, escalopes, filets, bardière, tout en préparant saucisses, rillettes, rognons, lard fumé ou salé, ainsi que les indispensables abats. Toutes les senteurs à nouveau appréciées des dieux l’étaient tout autant des convives impatients des joyeuses ripailles annoncées.

Les premières fois suscitent toujours un trouble, un tremblement de l’âme, une incroyable décharge émotionnelle qui se grave dans la mémoire et qu’on tente vainement d’ensuite retrouver. L’orgasme se transforme en jouissance puis en plaisir sans plus cette violence intérieure soudainement libérée. Nous sacrifiâmes une seconde victime un mois plus tard, puis une troisième, puis d’autres encore à un rythme qui s’accéléra passant de mensuel à hebdomadaire puis quotidien. Le bouche-à-oreille ou plus exactement les réseaux sociaux cryptés fonctionnèrent rapidement, et les nouveaux croyants se multiplièrent aux quatre coins du pays et même du monde. Quelques adeptes férus de statistiques affirmèrent qu’à ce rythme, nous provoquerions une lente décroissance de la population humaine et corrélativement des gaz à effets de serre : ils recommandaient dans cette perspective de privilégier les adolescents des familles les plus favorisées, grands consommateurs de produits électroniques au coût énergétique prohibitif (sans oublier l’utilisation de terres rares) et très généralement sportifs à la chair ferme mais encore bien persillée.

Bien entendu, nous savions que notre impunité n’était que temporaire et que les forces de l’ordre protectrices du bon peuple des humains sensibles et des animaux intelligents nous tomberaient bientôt dessus. C’est la disparition d’une personnalité antispéciste bien connue, Henry Chartier, qui précipita les événements : aujourd’hui encore, je ne comprends pas pourquoi on a choisi un individu aussi maigre, aussi osseux, aussi vieux même, une mauvaise carne détestable. Sa célébrité — c’était un militant, journaliste, écrivain, éditorialiste, essayiste, autant pisse-copie que pisse-vinaigre — provoqua un tel remue-ménage que les supposés fins limiers de la police nous tombèrent dessus en plein banquet. La presse, les télévisions, les réseaux sociaux avaient de quoi nourrir leur public scandalisé : maison du crime, boucherie humaine, massacres sanglants, monstres cannibales, musée des horreurs… L’horreur était sans cessé répétée : elle plaisait, elle fascinait, elle terrorisait, elle émerveillait les lecteurs incrédules, aspirant secrètement à des images vraies mais interdites, visibles seulement de façon volée sur des réseaux cryptés. Mais ces hypocrites ne jouiraient même pas des senteurs de nos agapes !

Un nouveau procès s’engagea. Cette fois, la prison à titre préventif fut longue et pénible avec des légumes bouillis et du tofu insipide. C’est fort amaigris que nous nous présentâmes au procès, neuf accusés principaux et plusieurs dizaines de complices. Notre avocate, que nous avions heureusement tenue éloignée de nos agissements, accepta notre ligne de défense sans doute inhabituelle mais dont les résultats ne pourraient pas être pires que celle invoquant la provocation, la légitime défense, l’absence de préméditation ou encore la maladie mentale. De sa belle voix de basse, Justine de La Flèche du Lou invoqua la détresse des minorités religieuses opprimées et rappela que c’était l’honneur des démocraties d’accepter des accommodements raisonnables à l’égard de croyances et de rites qui peuvent sembler irrationnels de prime abord mais qui sont profondément inscrits dans l’histoire et le cœur des humains. Et s’il fallait dénoncer l’appropriation culturelle que les coiffeurs et couturiers occidentaux exercent à l’encontre des peuples premiers, comment qualifier l’expropriation culturelle consistant à priver d’antiques nations de leurs traditions les plus sacrées ? Enfin, et ce fut sans doute l’argument écologique le plus efficace, n’était-il pas nécessaire de pratiquer un contrôle raisonné des populations humaines, en particulier des individus usant et abusant des ressources limitées de notre planète ? Après tout, il ne s’agissait que d’une ponction limitée de plus ou moins un demi pour cent par an qui permettait de réduire la pression environnementale sans nuire au bien-être du reste de la population. Son dernier argument à connotation féministe me parut plus faible : comme nous avions sacrifié un grand nombre de jeunes mâles et très peu de femelles, elle voyait dans ce choix le renversement salutaire de la chasse aux sorcières qui avait vu seulement une minorité d’hommes conduits au bûcher. La thèse fut abondamment commentée et largement disputée entre des historiennes (aucun historien n’osa s’en mêler) et certaines militantes féministes qui, après s’être assurées du respect de la parité parmi nos membres qui comptaient par ailleurs trois pour cent de transgenres, affirmèrent qu’on devait voir dans ces agissements non pas une vengeance, mais un rééquilibrage dans le crime, condamnable certes mais compréhensible.

Les répliques de l’avocat général furent une nouvelle fois cinglantes : il évoqua des castrations à vif (destinées à éviter un odeur désagréable à la viande), de pseudo-cérémonies même pas dignes des pires orgies romaines, un fatras d’idées confuses au service d’une inhumanité sectaire, des mises à mort sans soins palliatifs, une transgression générale des normes de la civilisation… Mais ses mots étaient trop anciens, et ses idées n’étaient plus dans l’air du temps. En outre, des complices avaient largement soudoyé les juges qui se rallièrent timidement à nos raisonnables accommodements tout en invoquant la jurisprudence désormais établie sur la continuité interspéciste, privant de toute exceptionnalité la mise à mort (sans souffrances excessives) des animaux humains. Seule la prévention concernant la castration à vif fut retenue.

C’était une victoire incontestable. Nos commandos pourraient bientôt se déployer dans tout le pays, saisir les derniers militants antispécistes terrorisés, les mener dans de nouveaux temples où, mis à nu avec leurs compagnons porcins, ils seraient conduits au travers de couloirs fortement grillagés vers la baignoire d’abattage.

Mais l’histoire avance d’une démarche claudicante et la voie triomphale est parsemée de nids-de-poule. Par nos discours enflammés destinés à raviver une supposée religion antique, nous avions éveillé des susceptibilités inattendues et nous nous étions attaqués à un ennemi supérieur en nombre aux ressources humaines apparemment inépuisables et à la foi inébranlable. Les affidés de l’Unique n’étaient guère opposés au sacrifice, mais ils ne pouvaient admettre des motifs religieux qu’ils qualifiaient de païens et d’hérétiques. Nul ne pouvait invoquer d’anciennes divinités maléfiques ni se livrer à des pratiques idolâtres. Nul dieu ne pouvait concurrencer l’Unique ni prétendre à des hommages que seul celui-ci pouvait recevoir. Le combat commença par des prêches enflammés. Dans les temples dédiés à l’Unique, les dénonciations des incroyants et de leur amour des richesses et de la bonne chère se firent de plus en plus virulentes. Des graffitis maladroitement orthographiés sur des temples déclenchèrent une colère noire et bientôt des protestations autour de boucheries récemment rouvertes. Les manifestations se transformèrent en combats de rues, les invectives verbales en pugilats. Les premières bombes explosèrent. Les mitraillages suivirent. Le basculement de l’opinion se produisit quand la presse rapporta un nouveau scandale, le sacrifice d’un enfant d’un couple d’antispécistes, qui avait été cuit à la broche lors d’un mariage boucher. Les détails sur la manière dont il avait été farci pour obtenir une viande moelleuse et généreuse scandalisèrent inutilement les âmes sensibles. Les affidés de l’Unique s’en donnèrent à cœur joie et dénoncèrent notre cruauté, notre barbarie et bien sûr notre hérésie criminelle. L’on essaya de démonter l’argumentation de nos adversaires, leurs évidentes confusions, leurs approximations, leurs contradictions logiques, le caractère outrancier de leurs accusations (reductio ad Hitlerum), mais le mal était fait. L’opinion publique avait abandonné tout bon sens et se ralliait à ceux qui leur promettaient le retour au calme et à la tranquillité.

La milice bouchère voulut porter le glaive dans les bastions ennemis, mais, contre toute attente, ceux-ci étaient bien défendus et lourdement armés. Les fusils de chasse, bien qu’équipés de lunettes de visée, ne pouvaient rivaliser avec les AK-47, les M-16 et même les Barrett M82 (postés en embuscade) des hordes de fanatisés. La Porsche Cayenne d’Émilien fut la première victime d’un tir de lance-roquette qui envoya mon ami rejoindre les mânes de ses ancêtres et de tous ceux dont il avait consommé par le passé la moelle des os.

La contre-offensive fut rapide même si les combats se firent quartier par quartier, boucherie par boucherie, et nous fûmes progressivement débordés. Ce fut la débandade. Plusieurs se suicidèrent plutôt que d’admettre la défaite, incapables d’imaginer une vie sous le regard de l’Unique. Beaucoup essayèrent de fuir à l’étranger, dans des pays lointains restés amis. Mais il fallait beaucoup de complicités alors que les candidats à l’exil étaient bien trop nombreux. Je me cachai à la campagne dans la résidence secondaire d’une camarade, me nourrissant seulement de champignons et de quelques légumes volés dans les jardins des environs. Lors d’une promenade en forêt, j’aperçus un lapin en lisière d’un champ, mais je fus incapable de l’attraper. Je savais que j’étais recherché, et je ne fus pas vraiment étonné quand un camion militaire s’arrêta devant la maison que j’occupais. J’avais certainement été dénoncé. Il ne servait à rien de nier mon identité alors que ma photo se trouvait encore aux quatre coins de la grande toile, ainsi que mon empreinte génétique dans un recoin moins accessible.

Le procès a été sans surprise et j’ai reconnu mon hérésie ainsi que l’ensemble des mes crimes même si j’ai plaidé non-coupable et que je ne reconnais pas la légitimité de ce tribunal de vainqueurs qui juge en fonction d’une législation postérieure aux faits qui me sont reprochés. Avant ma pendaison qui doit survenir dans les jours qui viennent, j’ai écrit cette confession pour que les générations futures connaissent mon âme véritable. C’est un portrait d’homme comme tant d’autres hommes et tant d’autres femmes, semblable aux animaux qui furent les compagnons de toute ma vie, peint d’après nature et dans toute sa vérité.

Visite muséale

Voix d’Abel

Tonnerre, quel feu ! quel feu d’enfer !
Regardez ce que mon frère allume
Pour chauffer son échine frileuse
Et cuire un gros fricot de légumes !

Je suis comme Dieu, je n’aime pas
Ce cuiseur de fève et de salade,
Quand je mâche, moi, c’est du saignant.
Je veux l’odeur et le goût du sang.

Mes dents ne sont pas pour les asperges !
Les choux, les navets, les épinards,
J’en meurs étouffé ! Je veux de la chair,
Je suis fait de sang, j’aime le sang.

Le bien rouge sang où l’esprit chante.
Mon frère Caïn, ce triste enfant,
Retourne au jus blanc des betteraves.
On le voit pâlir comme la neige.

Moi je veux la vie et ses carnages,
Et c’est par le sang que le cœur bat.
Ainsi parle Abel. Caïn jaloux,
D’un hachoir haineux lui fend la gorge.

Et lui boit tout son sang d’un seul coup.

Vision rapprochée