Taille originale : 21 x 29,7cm |
« Ce cercle enchanté ! Si l'intrusion de K* dans la vie de la jeune fille n'avait suscité de sa part que du dégoût, elle aurait su se révolter et se libérer. Mais ce n'était pas si simple. La petite fille trouvait flatteur qu'un bel homme grisonnant, qui aurait pu être son père, un homme qu'on applaudissait dans les assemblées et dont on parlait dans les journaux, dépensât pour elle son temps et son argent, l'appelât divine, l'emmenât au théâtre et aux concerts et la “développât intellectuellement”, comme on dit.
Pourtant elle n'était encore qu'une petite lycéenne en robe marron, qui prenait part en secret aux conspirations et aux gamineries innocentes de ses camarades de classe. Les galanteries de K* au fond d'une voiture, sous le nez du cocher, ou dans une avant-loge isolée sous du théâtre avaient quelque chose de sournoisement audacieux qui la captivait et qui incitait à la riposte le diablotin qui se réveillait en elle.
Mais cette ardeur effrontée d'écolière passait vite. Une douloureuse déchirure et l'horreur de soi s'enracinaient en elle pour longtemps. Et sans cesse, elle avait sommeil, à cause des nuits où elle n’avait pas assez dormi, de ses larmes, de ses migraines continuelles, des leçons qu’il fallait apprendre, de sa fatigue physique générale. »
« Ce n'est pas elle qui est soumise, c'est lui » |
« Il était sa malédiction, elle le haïssait. Ses pensées refaisaient chaque jour le même chemin. Elle était maintenant sa prisonnière pour toute la vie. Par quoi l'avait-il asservie ? Comment lui extorquait-il sa soumission, lorsqu'elle se rendait, lorsqu'elle satisfaisait ses désirs et lui faisait savourer le frémissement de sa honte sans fard ? Devait-il cela à l'ascendant de l'âge, à la dépendance financière où sa mère se trouvait à l'égard de cet homme, à l'habileté du chantage qu'il exerçait sur elle ? Non, non et non. Sornettes que tout cela.
Ce n’est pas elle qui est soumise, c'est lui. Ne voit-elle donc pas comment il se languit d’elle ? Elle n’a rien à craindre, sa conscience est pure. Toute sa honte, toute la peur doivent être pour lui, s'il songe qu'elle pourrait le démasquer. Mais justement, elle ne le fera jamais. Ce qui lui manque pour cela, c'est la bassesse qui fait la force de K* à l'égard des subordonnés et des faibles.
C'est là tout ce qui les oppose. C'est là ce qui rend la vie si effrayante. De quoi se sert-elle pour assourdir ? Du tonnerre et de l'éclair ? Non, des regards obliques et des murmures de la médisance. Tout en elle est supercherie et équivoque. Comme une toile d'araignée on croit saisir un fil, on tire, il n'est plus là, mais que l'on essaie de se délivrer de la toile, on ne réussit qu'à s'emmêler davantage. Et le fort est entre les mains du faible et du lâche. »
« Le fort est entre les mains du faible » |
« Dès le printemps 1906, avant son passage dans la dernière classe du lycée, six mois de liaison avec K* avaient passé la mesure de la patience de la jeune fille. Il était très habile à profiter de son abattement, et lorsqu'il le lui fallait, il savait, sans le faire paraître, lui rappeler subitement son déshonneur. Elle tombait alors dans le désarroi que les voluptueux cherchent chez les femmes. Ce désarroi la livrait chaque jour davantage au cauchemar sensuel qui lui faisait dresser les cheveux d'horreur lorsqu'elle était dégrisée. Les contradictions de la démence nocturne étaient pour elle de la magie noire. Tout y était sens dessus dessous et au rebours de la logique, une douleur poignante s'exprimait par les éclats de rire argentin, la lutte et le refus signifiaient le consentement et la main du bourreau était couverte de baisers de reconnaissance.
Il semblait que cela ne finirait jamais. »
« La main du bourreau était couverte de baisers de reconnaissance » |
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