Taille originale : 21 x 29,7 cm |
— Tu ne peux pas nier que dans la pornographie, les femmes sont objectivées sous le regard masculin…
— Au contraire ! C’est là qu’elles sont le mieux traitées en sujets, et bien plus souvent que dans le cinéma courant ! Et je précise — car tu l’oublies — dans la pornographie hétéro…
— Mais enfin, c’est du cinéma fait par des hommes pour des hommes. Alicia te l’a encore dit !
— Justement ! Que veulent les hommes ? Des Vénus alanguies et immobiles ? Des objets de décoration ?
— Ben, oui, des belles femmes…
— Ha ha ! Et tu crois qu’elles sont toutes belles, les actrices pornos, même si je reconnais que c’est un avantage.
— Je ne sais pas. Je ne suis pas un amateur comme toi.
— Tu peux dire un obsédé ! Et ce que j’ai envie de voir, c’est pas une potiche, c’est une femme qui non seulement se donne et s’abandonne pour employer ces expressions désuètes, mais une femme qui a envie de baiser ! non seulement de baiser, mais de se faire enculer, ou d’enculer pourquoi pas ? et puis de sucer une bite ou de lécher un chatte, d’avaler du foutre ou d’en recevoir sur le visage…
— Ne t’excite pas trop : j’ai l’impression que tu vas te toucher la bite sous la table !
— C’est un bon exemple, ça. Une femme qui, debout, commence à caresser la bite dans le pantalon de son partenaire en face d’elle. Tu vois. Elle n’est pas craintive comme une vierge effarouchée perdue dans la forêt…
— Non, je ne vois pas trop.
— Mais si ! C’est le geste qui importe. Elle est décidée, elle est à la manœuvre et elle a envie de toucher la bite sous le tissu, de la sentir gonfler, se raidir, se dresser avant qu’elle ne la prenne en bouche. Il faut qu’on voie l’envie qu’elle en a, son désir à elle.
— Mais c’est de la fiction ! Aucune femme ne se précipite comme ça sur la bite d’un inconnu.
— Si, si. La fiction est vraie, elle fait simplement l’impasse sur la drague, sur les préliminaires qui ne sont pas sexuels, seulement érotiques. On se regarde, on se toise, on se parle par sous-entendus, on s’écrit éventuellement pour les plus lents… et puis enfin on baise, on passe à l’acte. Le porno t’épargne tout ça… Mais une femme t’a déjà caressé la bite ? montré qu’elle avait envie de toi…
— Oui, mais j’ai pas envie de parler de ça. C’est quoi le rapport avec… je ne sais plus quoi… le regard masculin ?
La fin de l’abstraction |
— Le regard masculin — celui des réalisateurs, celui des spectateurs en oubliant pour l’instant qu’il y a aussi des réalisatrices et des spectatrices de films pornos —, il n’objectifie pas, il recherche au contraire la subjectivité, celle de l’actrice (dans les films pornos à destination supposée des mâles hétéros, je n’ajouterai pas blancs…), une subjectivité qui traduise le désir, son propre désir. Lacan avait cette formule inlassablement répétée : le désir est le désir de l’Autre. La formule est, comme souvent chez lui, polysémique. Mais on peut l’interpréter notamment dans le sens d’une reconnaissance de l’autre comme sujet (et non pas comme objet, comme un corps seulement) : mon désir porte sur le désir qui est celui l’autre, mon désir est ce désir dont l’autre est porteur, mon désir est d’être désiré par l’autre… Avec bien sûr cette inversion de mon propre désir : le voyeur désire le désir d’exhibition de l’actrice ou de la performeuse ; le maître rêve de la soumission volontaire de l’esclave sexuelle ; le masochiste ne pense qu’au plaisir que sa Maîtresse trouvera à lui casser les couilles…
— On en revient à la domination, un truc fait par les hommes pour les hommes !
— Non, la domination est une forme du désir, sans doute fréquente chez les hommes, mais ce n’est pas la seule. Le caractère universel du désir, c’est le désir de reconnaissance, qui implique que l’autre soit immédiatement reconnu comme sujet. Le corps de l’autre n’est pas objectivé mais au contraire immédiatement subjectivé. Même si je baise avec une poupée gonflable, je rêve non pas qu’elle ait une âme — ce serait trop demander à un morceau de latex — mais qu’elle me donne l’illusion d’être possiblement une femme…
— Tu as déjà baisé avec une poupée gonflable ?
— Mais ce n’est pas la question. La question, c’est le désir de l’autre, la subjectivité de l’autre. Or comment s’exprime la subjectivité ? comment reconnaît-on la subjectivité chez l’autre ?
— Je ne sais pas moi… par la parole, le discours ?
— Sans doute… mais l’enfant qui ne parle pas encore, qui ne comprend pas ce qu’on lui dit, il sait déjà que sa mère est un sujet, et c’est pour cela qu’il pleure, qu’il l’appelle : il sait qu’elle va lui répondre. Le langage est là immédiatement avec les cris de l’enfant, et il agit directement comme un opérateur du désir. C’est ce qu’on retrouve dans les films pornos d’ailleurs. Le plus souvent, on coupe le son parce qu’on trouve les dialogues stupides, mais les cris, les interjections, les formules lapidaires (« Baise-moi ! ») retrouvent cette fonction élémentaire, première, du langage : exprimer le désir de façon jaculatoire dirait Lacan.
— Mais c’est complètement artificiel ! c’est joué ! Il n’y a aucun désir sincère là-dedans ! Même les performeuses parlent de travail… et elles simulent, tout le monde sait ça.
— Sans doute, même s’il faudra que tu m’expliques un peu plus avant comment l’on détermine la sincérité, que ce soit au cinéma ou dans la vraie vie (enfin, vraie…). C’est du travail, mais il y a des travaux plus plaisants que d’autres… Et puis, si elles simulent, que faut-il penser des performeurs qui eux bandent puis éjaculent ? Est-ce aussi de la simulation ?
— Évidemment ! Il paraît qu’ils se font même des injections de je ne sais plus quoi directement dans la bite !
— Et quand tu regardes un mélodrame ou un film de super-héros, est-ce que tu te dis que les actrices ou les acteurs simulent ? Est-ce que cette simulation, leur acting comme disent les Américains, t’empêche d’être ému ou impressionné ? Pourquoi serait-ce différent dans le cinéma porno ? Bien entendu que tout cela est joué, et je me laisse prendre au jeu… Dans les deux cas, on s’identifie aux acteurs ou actrices !
— Donc tu t’identifies aux performeurs masculins !
— Pas du tout. Ce ne sont que des porteurs de bite. Il faut voir les cadrages. La femme est au centre de l’image et les hommes sont repoussés au bord du cadre, juste avec le bas-ventre qui dépasse. C’est évident dans les scènes de bukkake, mais également dans les double ou triple pénétrations où le corps entier de la femme occupe l’essentiel de l’image avec des singes qui semblent accrochés aux quatre coins de l’image. Et il faut voir l’usage des contre-plongées qui visent à associer de la façon la plus proche le sexe et le visage de la performeuse. Son visage est toujours nécessaire.
— Et ça prouve quoi ?
— Mais le visage est le lieu essentiel de la subjectivité. Les gestes aussi 1, comme la main sur la bite dont je parlais tout à l’heure. Mais ce sont les expressions faciales qui traduisent le plus intensément la subjectivité. Et le regard-caméra est une figure essentielle du cinéma porno
contrairement au cinéma courant où il est systématiquement évité. Comme le bébé qui ne parle pas encore mais qui recherche le regard de
sa mère. Le voyeur est ce bébé qui veut qu’on le regarde. L’actrice se sait regardée et elle regarde le regardeur. C’est cette bascule du regard qui est essentielle pour que le désir soit désir de l’autre. Bien entendu, il n’y a pas de synthèse possible dans cette dialectique de la reconnaissance imaginaire, et aucun pornographe ne croit qu’il pourrait traverser l’écran : le réel résiste bien sûr.
— Question réel, tu oublies que, sur certains tournages, comme l’explique Gaëlle, il y a des violences, toujours à l’encontre des actrices, et ça peut se voir dans certains films où leur visage est en pleurs ou décomposé… Et ce qui est recherché, c’est bien la souffrance, l’humiliation, le désespoir…
— Oui, le sadisme existe et il jouit bien entendu d’une subjectivité tourmentée, innocente de préférence comme la Justine de Sade. Je n’ai pas dit que tous les regards masculins sont innocents. Mais même dans ce cas, le regard du réalisateur et du spectateur n’objectifie pas, au contraire. Il jouit d’une subjectivité souffrante.
— Mais tu trouves ça condamnable, tout de même ! C’est dégueulasse.
— Évidemment. Mais il est malhonnête d’utiliser ces faits criminels comme un prétexte pour condamner la pornographie dans son ensemble 2. Ce rejet viscéral par certains et certaines de la pornographie a d’ailleurs des raisons bien plus enfouies que la défense d’actrices malmenées. Mais ce n’est pas la question.
— Qui est donc ?
— … que la pornographie pour fonctionner doit mettre en scène, même si c’est sur le mode fictionnel, des sujets désirants, qui, dans le cas de la pornographie hétérosexuelle à destination d’un public majoritairement masculin (mais pas que…), sont les actrices.
— Mais tu m’as déjà raconté tout ça en fait. Tu ressasses. » conclut Mike.
Peter termina son verre. Ils se séparèrent.
Emplir l’espace |
Tout en marchant, Peter se sentit insatisfait. Il avait raison, il voulait s’en persuader mais il savait aussi que quelque chose d’essentiel manquait à ses propos faussement savants : son propre désir ne lui appartenait pas…
Sur le chemin du retour cependant, au milieu de la nuit, il aperçut venant vers lui un groupe de jeunes gens qu’il perçut comme menaçant. Il voulut les éviter en empruntant un autre chemin et tourna les talons. Les rues étroites du centre-ville étaient malheureusement désertes. En outre, il tournait à présent le dos au petit groupe et n’osait pas même jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Il était déjà trop tard quand ils l’encerclèrent et exigèrent portefeuille et téléphone portable. Il résista à peine et fut immédiatement pris à partie par les bras, par les épaules. Il baissa les yeux, incapable de soutenir le regard de celui qui lui faisait face. Il ne servait à rien de se révolter. Il abandonna les objets demandés. Il dut même donner le code du téléphone (il n’avait pas activé la reconnaissance faciale). Dès qu’ils s’éloignèrent, il fut pris de tremblements où se mêlaient la peur, la colère, le ressentiment. Il fallait à présent aller au commissariat, déclarer la perte des documents d’identité, bloquer les cartes bancaires et le téléphone.
Taille originale : 21 x 29,7 cm |
Il rentra chez lui deux heures plus tard, cette fois sans faire de mauvaises rencontres. Finalement, incapable de dormir, dans la demi-obscurité de son bureau, il regarda sur son ordinateur une compilation d’éjaculations faciales. Il était persuadé que ces images de femmes offrant leur visage aux jets de foutre confirmaient indubitablement ses affirmations de la soirée. Bientôt, un groupe d’hommes vint à tour de rôle se masturber à hauteur du visage d’une de ses actrices préférées : elle était attachée en position assise, les bras maintenus derrière le dos, entièrement soumise et disponible. Son attitude, ses gestes, ses paroles, plus que son regard incitaient ses partenaires à éjaculer sans retenue sur elle. Lui-même aurait voulu que l’écran déjà de grandes dimensions occupât tout son champ de vision comme pour le plonger au milieu de ces pitoyables branleurs. L’un des derniers à s’approcher ne parvenait d’ailleurs pas réellement à bander même si elle le suça à plusieurs reprises : il se dressait par instants sur la pointe des pieds, grognait bruyamment, se cognait les genoux de façon épileptique, branlait furieusement sa bite qui restait pourtant à moitié flasque, et il fallut une interruption visible, marquée seulement par une ellipse, pour que misérable parvienne à ses fins.
Encore une fois, le réel se dérobait.
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1. « Figurer une action [animale] en la capturant comme un instantané, c’est faire surgir à l’imagination les circonstances qui la causent ou l’accompagnent : ce plongeon qui, le cou tendu vers l’avant, s’éloigne en nageant vivement pour échapper à ce qui l’a alarmé, ce lièvre figé au moment où il s’apprête à bondir, cet ours prêt à assommer un saumon imprudent d’un coup de patte, tous ces animaux que l’on voit entreprendre une action à l’évidence intentionnelle ou répondre comme il se doit à un événement imprévu ne peuvent manquer d’imposer à qui observe leur image l’idée qu’ils sont animés par des buts, qu’ils savent ce qu’ils font, qu’ils réagissent de façon astucieuse aux sollicitations de leur environnement, bref qu’ils sont une intériorité, tout comme les humains. C’est par la figuration du mouvement suspendu que la subjectivité animale, caractéristique de l’animisme, se donne à voir ici. » (Philippe Descola, Les Formes du visible, Seuil, 2021)
2. « La seule question relative à la production qui pourrait se poser est celle de savoir pourquoi la dénonciation des conditions de production de la pornographie aboutit, la plupart du temps, à la condamnation de la pornographie et non à la revendication de meilleures conditions de travail pour les travailleuses et travailleurs de cette industrie. » (Ruwen Ogien, Penser la pornographie. PUF, 2003)
Taille originale : 29,7 x 21 cm |
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