« Mince et souveraine, étrangère, parlant au milieu d'un groupe d'hommes avec un naturel qui aurait semblé très étrange chez une femme espagnole, cette jeune Américaine l'avait peut-être attiré parce qu'elle lui rappelait les jeunes femmes de Berlin et de Weimar qui, à la tombée du jour, sortaient en groupes des magasins et des bureaux, dactylos, secrétaires, employées, qui laissaient derrière elles une odeur de rouge à lèvres et de douce fumée de cigarettes américaines, l'aile de leur chapeau à la hauteur des yeux, en vêtements légers et à la démarche athlétique, et qui se précipitaient, intrépides, pour traverser les rues entre les automobiles et les tramways. Il était excité par cette aisance qu'il n'avait jamais vue en Espagne; elle le stimulait et en même temps l'effrayait; à plus de trente ans, architecte et père de famille, boursier du gouvernement pour une année d'études à l'étranger, vêtu de sombre à la mode espagnole, les femmes qui marchaient dans les rues ou bavardaient au café entre une cigarette et un verre, en jupe courte et les jambes croisées, les lèvres fardées de rouge, agitant dans leurs mouvements leur courte chevelure lisse, éveillaient chez lui une espèce d'excitation et de peur semblables à celles de son adolescence. Le désir sexuel était inséparable de l'enthousiasme de l'apprentissage et du frisson de la découverte : les lumières de la nuit, le fracas des trains, le plaisir de se plonger véritablement dans une langue et de commencer à la maîtriser, de sentir que ses oreilles s'ouvraient autant que ses yeux, autant que son intelligence submergée par tant d'incitations auxquelles il ne savait pas se soustraire et, comme il parlait allemand avec un peu plus de liberté, il acquérait sans s'en rendre compte une identité qui n'était déjà plus la sienne, oppressante, mais une autre, plus légère, comme l'était son corps lorsqu'il sortait tous les matins de chez lui, prêt à tout ressentir, s'abandonnant au bruit de Berlin ou au calme des rues plantées d'arbres serrés de Weimar, le long desquelles il pédalait sur sa bicyclette, en route pour l'École, se délectant du bruit des pneus sur le pavé et du vent doux qui effleurait son visage. Dans les salles sans chauffage du Bauhaus, presque la moitié des étudiants étaient des femmes, toutes beaucoup plus jeunes que lui. Dans une fête, l'une d'elles l'avait embrassé en lui mettant sa langue dans la bouche, lui laissant un arrière-goût d'alcool et de tabac. Ensuite, elle l'avait suivi discrètement dans la chambre de sa pension et, lorsqu'il s'était retourné après avoir cherché un livre qu'il avait promis de lui prêter, elle était nue sur le lit, très mince, très blanche et grelottant de froid. Jamais jusque-là une femme ne s'était déshabillée en sa présence comme cela. Jamais il ne s'était trouvé avec une femme si jeune qui prenait l'initiative avec un naturel à la fois léger et obscène. Sous les couvertures elle semblait sur le point de se désarticuler dans ses bras, aussi humide et savoureuse pour lui que l'avait été sa bouche quelques heures plus tôt, lors de la fête. Elle disait appartenir à une grande famille ruinée de Hongrie. Ils se comprenaient en sautant hardiment de l'allemand au français et il l'écoutait murmurer à son oreille des mots en hongrois, incompréhensibles comme des crépitements sonores. Elle avait commencé à étudier l'architecture mais à l'Ecole elle avait découvert que la photographie l'intéressait beaucoup plus; elle cherchait dans la nature et dans les endroits quotidiens des formes visuelles abstraites que lui avait appris à voir son compatriote Moholy-Nagy, qui était aussi ou avait été son amant. Elle se lançait dans l'amour les yeux grands ouverts comme si elle s'abandonnait à un sacrifice humain dont elle était l'officiante et la victime. Quand c'était elle qui avait l'initiative, elle bondissait et tressaillait dans une sorte de transe méthodique où il y avait une part de distraction et même d'indifférence. Ensuite elle allumait une cigarette et la fumait couchée sur le lit, les jambes écartées, un genou levé, et rien qu'à la regarder il se retrouvait mort de désir. La prétendue ex-comtesse ou ex-marquise hongroise habitait un sous-sol où il n'y avait qu'une paillasse, une valise ouverte avec ses habits, placée sous un lavabo et une glace. Dans un coin, sur un solennel poêle en faïence qui procurait rarement une chaleur acceptable, bouillonnait doucement une marmite de pommes de terre. Sans sel, sans beurre, sans rien, seulement des pommes de terre bouillies dont elle se nourrissait de manière anarchique au long de la journée ou de la nuit, les piquant avec une fourchette et soufflant dessus pour les refroidir avant de les mâcher. Il se la rappelait assise sur la paillasse, avec son pardessus d'homme sur ses épaules maigres, décoiffée, penchée sur la marmite et piquant d'une main une pomme de terre avec la fourchette, une cigarette allumée dans l'autre, mâchant avec un ronronnement de plaisir. Ce qui le troublait le plus était son manque absolu d'une quelconque pudeur. Elle avait poussé un éclat de rire le premier soir quand il s'était apprêté à éteindre la lumière. Par la suite, des années durant, il s'était excité sans soulagement pendant ses nuits d'insomnie auprès du corps large et endormi de son épouse, se rappelant le sourire ivre qui était parfois dans ses yeux quand elle levait la tête d'entre ses cuisses pour respirer ou observer sur son visage l'effet de ce qu'elle était en train de lui faire avec sa langue et ses fines lèvres dont s'était effacée la ligne du rouge; ce qu'aucune femme ne lui avait fait jusque-là et qu'aucune autre ne lui ferait sans doute jamais; ce qu'elle faisait avec le même zèle et le même détachement, découvrit-il bientôt dans un accès de jalousie rustique et espagnole, à d'autres étudiants de l'École, outre son professeur de photographie. »
Les travaux reproduits ici sont parfois anciens, parfois récents et ne sont pas présentés dans leur ordre chronologique. Le but de ce blog n'est pas seulement de les présenter (ou de les exhiber) mais aussi de les modifier en fonction de cet objet médiatique qu'est le blog. L'exposition modifie l'objet artistique lui-même, en particulier par le processus de la numérisation qui permet de transformer à volonté les caractéristiques de l'image.
dimanche 22 avril 2012
Palimpseste
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