mardi 21 mai 2024

La passion est liée à la mort

Hier et aujourd’hui
Taille originale : 29,7 x 21cm et 42 x 21 cm
« Bien des traits de la légende de Tristan sont de ceux qui signalent un mythe. Et d’abord le fait que l’auteur — à supposer qu’il y en eût un, et un seul — nous est totalement inconnu. Les cinq versions “originales” qui nous restent sont des remaniements artistiques d’un archétype dont on n’a pu trouver la moindre trace. Un autre aspect mythique de la légende de Tristan, c’est l’élément sacré qu’elle utilise. Le progrès de l’action, et les effets qu’elle devait exercer sur l’auditeur, dépendent dans une certaine mesure d’un ensemble de règles et de cérémonies qui n’est autre que la coutume de la chevalerie médiévale. Or les “ordres” de chevalerie furent souvent appelés “religions”. Chastellain, chroniqueur de la Bourgogne, nomme ainsi l’ordre de la Toison d’Or (dernier en date), et il en parle comme d’un mystère sacré, en un siècle où pourtant la chevalerie n’était plus guère qu’une survivance.
Enfin la nature même de l’obscurité que nous découvrirons dans la légende, dénote sa parenté profonde avec le mythe. L’obscurité du mythe en général ne réside pas dans sa forme d’expression. (Ce serait ici le langage du poème : or on sait qu’il est des plus simples.) Elle tient d’une part au mystère de son origine, et d’autre part à l’importance vitale des faits que le mythe symbolise. Si ces faits n’étaient pas obscurs, ou s’il n’y avait quelque intérêt à obscurcir leur origine et leur portée pour les soustraire à la critique, il n’y aurait pas besoin de mythe. On pourrait se contenter d’une loi, d’un traité de morale, ou même d’une historiette jouant le rôle de résumé mnémotechnique. Point de mythe tant qu’il est loisible de s’en tenir aux évidences et de les exprimer d’une manière manifeste ou directe. Au contraire, le mythe parait lorsqu’il serait dangereux ou impossible d’avouer clairement un certain nombre de faits sociaux ou religieux, ou de relations affectives, que l’on tient cependant à conserver, ou qu’il est impossible de détruire. Nous n’avons plus besoin de mythes, par exemple, pour exprimer les vérités de la science: nous les considérons en effet d’une manière parfaitement “profane”, et elles ont donc tout à gagner à la critique individuelle. Mais nous avons besoin d’un mythe pour exprimer le fait obscur et inavouable que la passion est liée à la mort, et qu’elle entraîne la destruction pour ceux qui s’y abandonnent de toutes leurs forces. C’est que nous voulons sauver cette passion, et que nous chérissons ce malheur, cependant que nos morales officielles et notre raison les condamnent. L’obscurité du mythe nous met donc en mesure d’accueillir son contenu déguisé et d’en jouir par l’imagination, sans en prendre toutefois une conscience assez claire pour qu’éclate la contradiction. Ainsi se trouvent mises à l’abri de la critique certaines réalités humaines que nous sentons ou pressentons fondamentales. Le mythe exprime ces réalités, dans la mesure où notre instinct l’exige, mais il les voile aussi dans la mesure où le grand jour de la raison les menacerait*.
* La raison dont je parle ici étant l’activité profanatrice qui s’exerce aux dépens du sacré collectif et qui en libère l’individu. Que le rationalisme soit passé au rang de doctrine officielle ne doit pas nous faire oublier son efficacité proprement sacrilège, antisociale, “dissociatrice”. »

Li rois en haut le cop leva.
Iré le fait, si se tresva
Ja descendist li cop sor eux,
(Ses oceïst, ce fust grant deus !)
Qant vit qu’ele avoit sa chemise,
Et qu’entre eus deus avoit devise :
La bouche o l’autre n’ert jostee.
Et qant il vit la nue espee
Qui entre eus les desevrot,
Vit les braies que Tristran out :
« Dex ! dist li rois, que ce puet estre
Or ai veü tant de lor estre.
Dex ! je ne sai que doie faire
Ou de l’ocire ou du retraire ?

Le roi Marc lève son arme. Il est plein de fureur, prêt à défaillir. Il allait frapper — quel désastre — lorsqu’il constate qu’Yseut avait gardé sa chemise, et qu’ils étaient séparés : leurs lèvres ne se joignaient pas. Et quand il aperçut l’épée posée entre leurs corps, il vit aussi que Tristan était en braies.
« Mon Dieu, murmura-t-il, est-ce possible ? Mes yeux ne mentent pas. Seigneur ! je ne sais que faire faire : les tuer ou partir ? »

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